— Paul Otchakovsky-Laurens

Je vais, je vis

Préface de Martin Winckler

Hubert Lucot

Pendant plus d’un demi-siècle, un homme et une femme ont vécu un roman d’amour, parfois tumultueux.
Il a 75 ans. Elle a 76 ans. Une équipe médicale détecte chez elle un cancer redoutable.
Il l’accompagne, de sa personne et de toute son écriture. Souvent celle-ci s’attarde sur les beautés et les malheurs de notre planète, sur les mystères de l’être et du temps, captant la sensation brève et le sentiment long.

Je vais, je vis est un nouveau volume de cette autobiographie qu’Hubert Lucot mène inlassablement, depuis des décennies maintenant, passant le monde, son entourage et lui-même au tamis d’une écriture que l’on...

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La presse

Depuis une cinquantaine d’années, Hubert Lucot pratique le forage résolu d’une stratification autobiographique bousculée par les mille et une facettes de la matière changeante du monde. Prélèvements de faits réels et imaginées, présents et passés, entrecroisements d’« immédiatetés lointaines » et de « phénomènes isolés », sutures de notations intimes et d’images télevisées s’assemblent et enclenchent un processus d’énergie et de croissance, d’activation et de débordement du texte défiant ainsi les principes dominants du langage ordonne A.M., la femme aimée, s’impose au cours de ce demi-siècle comme la figure récurrente approfondie et déchiffrée, de cette vaste entreprise à I’affût de tout, qui se donne la capacité de tout retenir, de tout englober et de tout compacter.
Ce nouveau livre couvre la période récente ou A.M., atteinte d’un cancer du pancréas, accélère la férocité du réel et confronte à ce sentiment d’angoisse devant la prolifération inéluctable de la maladie. C’est un parcours constitué par un faisceau de douleurs, de régressions et de fatigues, qui débute par « la sécheresse administrative des mots répercutant un diagnostic laissé à des experts, à leurs machines », ponctué par les variations du « Comment ça va ? » « Je vais, je vis » et clôturé par un message sur le répondeur « Je suis l’infirmière de nuit. Votre femme est décédée a 0 h 20 » Le récit est soumis à la loi glaciale de cette proximité de la mort et de ses « marqueurs » agressifs, implacables. Hubert Lucot épure son expression, donne « un surcroît de vie » en enlevant tout ce qui devient inutile, indécent. A.M. est réduite « à l’essentiel », à l’essence de ce lien qui associe un homme et une femme dans les « branches emmêlées » de leur amour.

Didier Arnaudet, Art Press, novembre 2013

La révérence d’A.M.

Après « Le Noyau de toute chose » (2010), Hubert Lucot nous revient avec un livre grave, qui présente les derniers jours de l’aimée

Pour évoquer la disparition de leur compagne, Marc Bernard avait choisi le récit (La Mort de la bien-aimée), Michel Deguy le thrène (À ce qui n’en finit pas) et le peintre Bernard Dufour le journal intime (Le Temps passe quand même) C’est naturellement vers la forme journal qu’Hubert Lucot s’est tourné pour peindre la disparition d’Anne-Marie (A.M. dans les précédents volumes), une forme qui est la sienne depuis Phanées les nuées (autrement dit depuis 1981).
Je vais, je vis étire ses méandres (c’est un livre lent, lourd et lent, riche d’une lourdeur qui tient du requiem) de l’été 2009 jusqu’au 26 août 2012, c’est-à-dire depuis les premières douleurs éprouvées par A.M. (douleurs dont l’étiologie sera connue dès mars 2010, quand les premiers mots seront lâchés : « lésion primaire du pancréas »), jusqu’à la pulvérisation des cendres de l’aimée dans l’océan Atlantique. À dater du mois de mars 2010, c’est donc « notre vie avec le cancer » que Lucot donne à lire, et dont nous allons vivre chaque étape les séances de chimiothérapie, qui font alterner espoirs et angoisses (quand la chimie ne peut faire mieux que contenir la prolifération), l’apparition des métastases pulmonaires, les premières doses de morphine, et la paralysie des membres inférieurs. Entre deux examens médicaux, Lucot s’autorise des escapades, nous entraînant alors dans leur passé, ressuscitant quelques grands moments de leur histoire, lesquels, dans la trame de ce journal des années noires, constituent de belles pauses de lumière. H.L. se souvient voluptueusement d’A.M. durant ces jours où il commence à la perdre. Ce qui donne lieu à des phrases magnifiques, comme lorsqu’elle le rejoint dans sa chambre aux premiers temps de leur histoire : « le bruit d’un doigt coudé contre la porte hôtelière ouvrira la splendeur d’une nuit d’amour en plein jour, rideau tiré ». Durant ces pages de rémission (ou seulement de mise en retrait de la maladie), A.M. disparaît, s’efface provisoirement, ce qui permet au social et au politique de réapparaître. C’est à la faveur de l’une d’elles que Lucot en revient à Kadhafi, à qui la France déclare soudain la guerre.
Cet ultime chapitre de la vie du couple A.M./H.L. (dont nous lisons l’histoire livre après livre depuis Autobiogre d’A.M.75, lequel reparaît chez P.O.L en format poche) va vivre un douloureux épilogue durant les deux dernières phases de la maladie : l’hospitalisation à domicile d’A.M. (que nous suivrons au jour le jour), puis son très bref passage à l’unité de soins palliatifs.
Du mal d’A.M. jusqu’à son décès (jusqu’à cette ultime révérence qu’elle tire avec élégance), Lucot dit tout, sans pudeur (cela surprend parfois), mais aussi sans pathos (et c’est tant mieux). Rien n’est épargné au lecteur dans ce qui peut être lu comme l’aboutissement d’un demi-siècle d’écriture. Un demi-siècle qui se referme sur le livre de la douleur absolue. II faut le reconnaître Je vais, je vis est un livre éprouvant, oppressant parfois. Nous sommes englués dans les examens médicaux et dans la douleur, qui est tantôt celle d’A.M., tantôt celle d’H.L., accompagnant celle qui souffre et va devoir perdre la vie. De plus, c’est un livre où l’on meurt beaucoup, et où le cancer vient souvent jouer les trouble-fête : pour Maria c’est celui de la moelle osseuse, celui du côlon-rectum pour un frère d’A.M., celui d’un sein pour l’écrivain Liliane Giraudon… Et quand le cancer bat enfin en retraite, il se trouve toujours une autre saloperie pour venir faire le sale boulot, et vous expédier dans l’autre monde.
Malgré toutes ces morts, Lucot parvient à nous maintenir en pleine littérature, là où l’œuvre continue de se faire, tant il est vrai que cet accompagnement est aussi celui de l’écriture. Une écriture qui continue de capter la vie, y compris lorsqu’elle se frotte à la mort.

Didier Garcia, Le Matricule des anges, novembre 2013

Journal intime

Sa femme avec qui il a tout partagé est malade. Les souvenirs affluent au gré des déambulations de l’auteur

L’œuvre est de longue haleine, exigeante et fascinante à la fois. II n’est pas trop tard pour plonger dans une aventure littéraire que son auteur reconnaît « noueuse et coupée des salons ». Venu au monde un 29 avril il y a sept décennies, Hubert Lucot est entré à quarante-cinq ans dans ce qu’il appelle « la catégorie des écrivains publiés ». Avec Autobiogre d’A.M.75, que P.O.L reprend aujourd’hui en format poche précédé de Hervé et suivi de . Un petit livre étonnant où l’on découvrait détaillée l’histoire d’amour qui le lie à sa femme, Anne-Marie L., née Anna-Maria B. à Gabès, épousée en août 1958. Depuis Lucot n’a cessé de faire régulièrement paraître des volumes singuliers qui bousculent ce qu’on appelle communément l’autofiction ou l’écrit intime.
Le dernier en date, Je vais, je vis, est magistral et plein comme un œuf. A.M., Tunisienne-Marseillaise à qui l’écrivain déclarait jadis dans un pré alpin « Je croîs que je vous aime » et avec qui il a partage plus d’un demi-siècle de vie commune, y tient le premier rôle. Cette dernière a de graves soucis au pancréas et au foie. Doit se plier à des visites chez le radiologue et le cardiologue. Entamer un lourd traitement afin d’endiguer le sale cancer qui lui impose scanners et chimiothérapies.
Toujours au côté d’A M, Hubert Lucot continue d’avancer vaille que vaille. Il note ses rêves, achète une baguette au levain rue de Turenne, observe les êtres et les couleurs, parle de Marcel Proust avec son ami Eugène Nicole. Se rend au Monoprix, au marché d’Aligre. Traverse Paris en autobus. Croise de plus en plus de pies. Reste attentif aux remous de l’actualité. Le voilà qui remonte le temps, laisse venir à lui les souvenirs, les émotions. Évoque comment il est arrivé à sortir de « la maladie alcoolique » et de « la pratique des comptoirs ». Le lecteur l’écoute rappeler des scènes, des moments et des époques. Un déjeuner d’anniversaire au bord du lac d’Enghien ; les prouesses de l’OGC Nice des années 1950 ; le jeune homme Hubert de vingt ans qui lisait Beckett et Robbe-Grillet ; Jean-Edern Hallier visité dans son manoir breton en 1958 ; ou bien l’acteur Lee Marvin attablé dans un café devant un vin blanc en 1985.
Extrêmement incarné, touchant, sobre et sans pathos, Je vais, je vis est la clé d’entrée idéale dans une bibliographie qui mérite amplement d’être explorée. En un mot, lisez Lucot !

Alexandre Fillon, Lire, décembre 2013

La vie, la mort

« Cesse, ô mon âme, d’aspirer à une vie immortelle, mais épuise toutes les ressources de ton art. »
Pindare, 3e Pythique

L’existence d’A.M. la tant aimée, sans laquelle peut-être aucun des livres d’Hubert Lucot n’eût été écrit, est arrêtée par un mal (cancer du pancréas) qui se révèlera incurable. Confronté au verdict, Je vais je vis accompagne l’intolérable, un terrible présent ayant fait irruption devant lequel on ne choisit d’abord pas ses mots1, puisqu’ils nous sont dictés par une instance étrangère — médicale, scientifique. Plus que jamais, Hubert Lucot écrit parce que la perte, parce que la mort, parce que la vie assassinée : jamais la nécessité d’écrire ne se sera imposée à lui avec un tel degré d’urgence.
Le cancer est une longue attente de la mort, qui jour après jour investit l’espace et quadrille la ville2 selon sa géographie propre (les rues conduisent à l’hôpital Saint-Antoine, « ville close » partagée en Services, secrétariats, bureaux d’accueil, couloirs, cabinets de consultation, salle d’attente cosmopolites). De rares escapades (un restaurant place des Vosges, la terrasse ombragée d’un café, une promenade dans le jardin Monet de Giverny, voire un bref séjour dans le sud) mettent à profit les accalmies, mais ces parenthèses ne parviendront pas à écarter l’idée de la maladie toujours présente. Quelques jours avant la fin, le cabinet de travail de l’écrivain sera de fond en comble transformé en chambre de malade (HAD : hospitalisation à domicile), « un jeune Antillais […] traverse le salon en tenant sous son bras de longues tringles. Dans mon bureau, il les assemble en un lit médical qui emplit la pièce : pour aller d’un bord à l’autre du lit je dois passer par le salon. » (p. 552)
Le bureau de l’écrivain était sale, la chambre sera propre. Désormais Hubert demeure auprès d’Elle, l’amour à l’épreuve du délabrement de Son corps : «  Je la laverai assise sur le seau, je laverai le lit, emportant le drap, la chemise de nuit, la liseuse […] » (p. 561). Elle-même s’étonne de le voir s’acquitter si convenablement de son rôle infirmier : Hubert à son tour prisonnier de la Maladie. Il écrira (15 juillet 2012, 17 h 35) : « A.M. m’a accordé une permission d’une demi-heure, que rendent utile les achats dans la pharmacie. Un vieil homme dos à son porche me fait penser à la rue Saint-Dominique des tantes pendant mon enfance… je comprends que ma sortie exceptionnelle me ramène aux temps anciens, aux temps de liberté qu’a dissoute l’Aggravation. »
La condamnée a fait montre, dès les premières heures, d’un courage lucide3. Jamais passive devant sa maladie, elle agit, analyse, négocie, discute des remèdes, met ses affaires en ordre avant de disparaître, prépare sa succession (matérielle, morale). Devant sa force de caractère, Hubert ne peut d’abord qu’être là, attentif et désarmé, s’efforçant de trouver les paroles, d’inventer les gestes, d’écouter (d’encaisser) les éventuels reproches de sa compagne (H.L. coupable ? A.M. dévorée par son écriture ?)4. Le mal est à vivre au jour le jour, bientôt heure par heure et minute par minute, jusqu’à la catastrophe inéluctable. Il entraîne brutalement l’écriture dans la succession des constats cliniques, des douleurs, des stratégies médicales et des longues attentes, imposant un temps linéaire (le journal) que les tout premiers livres ne laissaient pas prévoir5.
Mais Hubert Lucot ne renonce à rien de ce qui, depuis toujours, constitue son être écrivant : sa sensibilité extrême, son attention au monde, l’intérêt qu’il porte à ses semblables, son émotion devant l’inscription des choses et des gens dans la matérialité du monde, la capacité qui est la sienne de capter l’émotion, fulgurante, bouleversante (miraculeuse), et de la décrypter par le moyen de l’écriture.  Il écrit : «  Au long de chaque journée l’être et ses manifestations me bouleversent. » Par exemple : «  un homme âgé vêtu d’une djellaba noire. Je ne vois plus que ses pieds nus dans des sandales. Ils décollent (ascension) et disparaissent : l’autobus rapide lui a ouvert sa porte de devant »6. Le cadrage produit l’événement, c’est-à-dire l’émergence soudaine et immédiate d’une relation avec la totalité temporelle ou planétaire. Sortant7 un moment du pavillon où A.M. subit sa chimiothérapie, H.L. perçoit « la santé du froid hivernal » et en éprouve un plaisir d’abord inexpliqué, mais que son « attention persévérante » lui permettra de formuler : «  comme sortir, un instant, du sanatorium, ou pénétrer sur son balcon ». Comme ne signale pas une métaphore (nostalgique), mais une métonymie. Le froid perçu aujourd’hui et le froid perçu autrefois sont le même froid. Instantanément la relation a fait jaillir l’idée éternelle8 de froid, laquelle n’est pas perçue abstraitement et intellectuellement, mais sensuellement.
Permanence de l’idée. A.M. morte sera toujours présente. Je vais je vis est un livre de vie, non de mort, et l’écriture d’Hubert Lucot une métonymie généralisée qui relie son être à l’ensemble de l’Univers : « contempler le monde dans ma tête, à plat, fourmillant de relations et donc d’énergie, les mêmes nombres définissant la pression atmosphérique et l’éloignement des galaxies, je prête attention à notre instinct statistique découpant en couches la substance des qualités humaines, des destins, des accidents et passions, taux de chômage, taux sanguin. » Toujours Hubert Lucot continuera d’écrire comme si seule l’écriture était destinée à survivre à la mort des hommes et à l’anéantissement de l’Univers.

 

1. Trois ans après la mort tragique de son frère Hervé, Hubert Lucot écrivait dans Autobiogre (p. 24) : « Il y avait eu ces jours de juin 1972 depuis lesquels le jeune homme mort marche sur l’espace non écrit. » C’est précisément parce que l’espace n’est pas encore écrit — donc intolérable — qu’il est urgent de l’écrire. On comprend dès lors le sens de la phrase qui inaugure Langst : «  Je ne choisis pas mes mots, ils me choisissent ». Écrire consiste précisément à inverser la formule (à choisir les mots).
2. Le quadrillage de la ville matérialisé par les trajets d’autobus : « Le 38 fonce vers le fleuve Seine… », « le 96 qui mène à l’Hôtel-Dieu… » « Tandis que l’autobus 72 nous promène le long de la Seine historique (musée d’Orsay, Conciergerie)… » « l’autobus 20 avale les Grands Boulevards… » (p. 116). Mais Hubert Lucot ne se contente pas de traverser l’espace, il l’habite.
3. « La perspective d’une guérison, mot que personne n’a employé depuis qu’on dépista le cancer du pancréas en 2010, a disparu : nous considérons un seul fait : la malade tient. » (p. 524) Le 16 février 2012, à une ancienne voisine qui lui téléphone pour lui demander de ses nouvelles, A.M. répond : « Je vais, je vis. » (p. 485)4. Page 521 : « J’ai honte de me mettre au travail quand ma compagne souffre… » (p. 521). Voir aussi, page 546 : « A.M. poursuit le bilan d’une vie conjugale. Ses dires spontanés semblent poser une douleur constante que je me sens coupable de ne pas éprouver ; une Bête (moi-même ?) a une présence que je ne sais chasser et dont je peux me féliciter qu’elle ne dévore pas. » Il n’existe pas d’amour paradisiaque. La relation AM-HL, comme toutes les relations humaines, connut difficultés et crises. C’est peut-être la raison pour laquelle HL se réfère si souvent au commencement de cet amour, inlassablement répété par son écriture pendant un demi-siècle : « Marseille est le site le plus fort. » (p. 658) C’est à Marseille qu’ils s’unissent charnellement pour la première fois (août 1957).
5. Qu’on se rappelle Absolument, le « proto-livre » des années 1961-1965, captant « dans le mental » l’épaisseur du monde (« espace, temps et communauté humaine ») en refusant et la narration et la description. Aujourd’hui, l’écriture est nécessairement soumise à une terrible chronologie, venue de l’extérieur.6. Ce passage sera photographiquement illustré par Marie-Hélène Dhénin dans un des « Livres pauvres » du poète-éditeur Daniel Leuwers (automne 2010).
7. Page 464.
8. Voir déjà page 24 : « Je ne vis pas dans le passé (nostalgie) mais dans l’éternité de l’eau, de l’herbe, du soleil, le parfum forestier des aiguilles rousses et des girolles jaunes se fond dans la consistance. »

Alain Frontier, Sitaudis, 30 novembre 2013

Le cancer, comment ça s’écrit  : ode au vivant

Le cancer est entré dans leur vie, et pour deux d’entre eux, dans leurs corps. Mais lorsqu’elle entre dans les livres de ces écrivains et poètes que sont Hubert Lucot, Jean-Claude Pirotte ou Patrick Autréaux, la maladie devient œuvre.

On écrit beaucoup, à propos du cancer. Paru au début des années 1980, le roman d’Ania Francos, Sauve-toi Lola, ouvrit la voie à des dizaines, voire des centaines de textes. Et aujourd’hui, les éditions Mosaïque-santé avec Autres regards sur le cancer, y consacrent même une collection entière. Encore n’est-ce rien en regard des nombreux blogs, forums, échanges qui ont libéré la parole, les questions, les angoisses, parfois suscité des solidarités. Ici même, sur Mediapart, avec une édition consacrée, Cancer à rien de courir ; on se souvient aussi du blog tenu sur le site de Libération par Marie-Dominique Arrighi, qui passionna et bouleversa bien au-delà des lecteurs eux-mêmes malades, de leurs proches ou des voyeurs de la mort annoncée.
Alors, qu’est-ce qu’ils auraient de si spécial, les écrivains face au cancer ? Comme les autres, ils fatiguent, ont peur. Comme les autres, ils aimeraient trouver un « sens » au cancer. « Je ne pouvais m’empêcher de penser que cette maladie m’avait été depuis longtemps prédite – qu’elle serait fatale », écrit Patrick Autréaux dans Se survivre. Dans Je vais, je vis, AM, soit Anne-Marie ainsi désignée, épouse d’Hubert Lucot, dit un jour devoir son cancer à l’accumulation de chagrins tus. Dans Brouillard, Jean-Claude Pirotte explore, pour l’anéantir, la culpabilité. La différence est dans les mots, l’univers littéraire déjà construit, l’exigence de l’œuvre exacerbée par le mal, le désir de transformer celui-ci en matière à écrire. Les mots chevillés au corps, comme les fichues cellules malignes, et ce n’est pas tout à fait un hasard si les trois livres qui suivent ont été écrits par des auteurs qui sont aussi poètes. Rien d’étonnant, non plus, à ce que Patrick Autréaux, parmi les livres élus pour l’accompagner à l’hôpital, cite au premier rang Mars, de Fritz Zorn, livre culte, pour une fois le titre n’est pas usurpé. Publié en 1979 (deux ans plus tôt en Suisse), le texte de ce jeune Zurichois « élevé à mort », issu d’une très bonne famille, produit parfait d’un environnement où l’ennui et le silence sont un mode de vie, écrit ses mémoires, sa névrose, sa solitude à l’heure où le cancer va interrompre sa vie. Zorn, son pseudonyme, c’est la colère. Son nom véritable était Angst (angoisse)… Mars, quarante-cinq ans après sa parution, est de ces livres à feu lent, qui circulent de génération en génération, de mains en mains.
Je vais, je vis, d’Hubert Lucot, a bien failli ne pas figurer ici. Ce journal aléatoire, digressif, souvent jubilatoire (si, si...) qui relate néanmoins les trois années qui ont précédé la mort d’AM, compagne depuis cinquante ans, d’un cancer du pancréas métastasé, est un livre magistral sur la mémoire, son travail, ses télescopages. C’est un livre d’amour sensuel. Mais à la réflexion, c’est justement parce qu’il déborde largement le thème « cancer », sans rien celer de ce que souvent on ne mentionne qu’avec ellipse, que ce texte, ces textes plutôt, ont ici leur place. Parcours dans la ville, re-visite des lieux – Gabès, Marseille, Dainville – et les moments qui s’y rattachent, Je vais, je vis est histoire de famille parfois fracassée et poème. Il est ultime compagnonnage : cela n’a pas échappé à Martin Winckler, qui préface chaleureusement le livre.
« Mes livres montrent la mort à l’ombre de la vie. » Hubert Lucot, soit HL dans le livre, a beaucoup voyagé dans l’écriture. On peut le vérifier dans Autobiogre d’AM.75 (inventaire fou et dévorant de ce qui fait l’être aimé), que les éditions P.O.L rééditent simultanément ; on peut aussi se souvenir du Grand Graphe, poème géant et pictural (12 m2) avec lequel il fit son entrée en littérature. Entrée saluée, sur le versant expérimental du moins. Mais tout comme ses narrations n’en sont jamais tout à fait, jouant à la fois d’un mouvement de lumière, d’un regard sur une nuque, d’un souvenir affleurant, l’écriture d’Hubert Lucot change avec le temps, elle aussi. « Mes phrases ont raccourci, elles s’arrêtent vite, je ne me plais plus aux volutes, ai-je perdu l’art de produire par les mots une nappe ? Je photographie l’objet. Le monde a-t-il gagné en présence parce que deux cristallins neufs le captent, ou parce que je vais bientôt mourir ? La vieillesse m’a donné ces cristallins. »
Mais mort, il ne l’est pas, du tout. Et AM en début de livre non plus, alors qu’elle manque, pour une fois, le début de l’été à Soulac, lieu aimé et connu depuis si longtemps, où chaque année se retrouvent les habitués. Examens médicaux à Paris, douleur bizarre. « AM est déjà contre moi, résumant, touchée mais non accablée, le constat verbal du radiologue : "peut-être un kyste sur le pancréas, ou quelque chose de plus…" A-t-elle-dit plus grave ? […] nous remonterons le boulevard Henri IV jusqu’au chinois de la rue Castex, le beau soleil n’est jamais parvenu à recouvrir le froid, les mots "kyste ou" et plus particulièrement "ou" ne me quittent pas, je me tais. »
Déjà, Hubert Lucot conjurait ce rétrécissement des possibles qu’est l’âge par l’intensité du moment, le plaisir fragmentaire. Il va poursuivre, tandis qu’AM déjoue pronostics et statistiques au travers des chimiothérapies, veilleur graphomane qui s’évade de temps en temps vers la Porte Dorée ou un café de Montmartre, avec ses feuillets. Ne renonce pas à ses colères politiques, car le monde continue sa course. Et, tandis que justement le corps d’AM est attaqué, c’est son corps qu’il magnifie. « Dans le lit un segment courbe. Charnel chaud féminin. AM et moi avons une petite insomnie. Le genou d’AM touche rondement ma cuisse, très vite un sentiment douloureux m’emplit : un jour cette courbe corporelle ne m’atteindra plus, absente, ou bien elle "atteindra le vide" : pénétrera dans l’espace où je ne suis plus. » C’est l’inconvénient, avec Hubert Lucot, comme chez Proust dont, dans la démarche, il n’est pas si éloigné, la citation s’étire, peut difficilement être tronquée, il lui faut sa respiration.
« Les amoureux », diront les infirmières de ces deux septuagénaires qui arrivent ensemble pour la chimio, le « club house », comme HL nomme l’endroit. Amoureux pleins de cicatrices néanmoins, alcool et déchirements sont passés par là, mais l’odeur chaude du gymnase club de République fait surgir la vieille piscine rue de Tilsitt (enfance), puis Marseille, et « l’attente d’une jeune fille au sexe velu et onctueux […] dans la chambre d’hôtel où elle ne venait, échappant à la parentèle, que l’après-midi ».
« Je vais, je vis », c’est AM qui répond cela à une amie sachant que tout n’est plus que sursis. Elle dit aussi, quand il redit « je t’aime », « même sans cheveux, même avec le cancer ? », elle dit encore « je t’aime finalement », alors qu’il vide le bureau pour lui faire une avenante chambre médicalisée. Car AM, si elle ne peut contrôler le cancer, entend contrôler sa mort, exige les démarches pour une euthanasie outre-frontières, n’y aura pas recours, pouvoir choisir suffisait. Testament et arrangements, dons de ses vêtements aux unes et aux autres, tandis qu’il pense « le monde sans toi ne sera plus le monde, le monde avec toi sera en moi ». Et se prolongera chez ses lecteurs. Lesquels devraient être bien plus nombreux : « mon monde n’est rien, non lu par ceux, critiques, enseignants qui auraient devoir de s’intéresser aux œuvres nouvelles », note en passant HL. Rare occasion, la Maison de la poésie, le 19 décembre, organisait une rencontre-hommage avec lui.

Dominique Conil, Médiapart, 22 décembre 2013

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