Dans une nouvelle traduction originale du sanscrit, voici cet étonnant rendez-vous avec une grammaire du désir, conjuguée à l’idée pratique d’une existence sensuelle, théâtralisée, vécue à coups de formules, de ruses, de syllogismes, de recettes ou de techniques diverses, et de poèmes. L’étude des plaisirs et du sexe est ici un art du bref, de la rapidité et de la récitation. Texte de l’Antiquité de l’Inde, le Kâmasûtra nous plonge aujourd’hui dans la mélancolie d’un monde perdu ou impossible. Celle d’une idéalisation sophistiquée de la comédie de moeurs, d’une trop parfaite...
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Dans une nouvelle traduction originale du sanscrit, voici cet étonnant rendez-vous avec une grammaire du désir, conjuguée à l’idée pratique d’une existence sensuelle, théâtralisée, vécue à coups de formules, de ruses, de syllogismes, de recettes ou de techniques diverses, et de poèmes. L’étude des plaisirs et du sexe est ici un art du bref, de la rapidité et de la récitation. Texte de l’Antiquité de l’Inde, le Kâmasûtra nous plonge aujourd’hui dans la mélancolie d’un monde perdu ou impossible. Celle d’une idéalisation sophistiquée de la comédie de moeurs, d’une trop parfaite écriture des équations menant à l’équilibre illusoire du plaisir et du néant.
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Eclat de rire omniprésent : " Le Kâmasûtra est avant tout très drôle "
Les positions érotiques ? Le fameux catalogue qui a tant impressionné l’Angleterre victorienne quand le texte venait d’être découvert ne tient en réalité que sur quelques pages dont le laconisme offre un boulevard à l’imagination. Les techniques du plaisir ? Dîtes plutôt jeu de piste sans fin, parodie de logique où l’on rebondit sur des enseignements sans jamais savoir vers quelles profondeurs ou trivialités on ira ensuite, où l’on apprend que l’amour est un combat, que " sur la durée on soulage toujours une démangeaison " ou qu’un homme " marqué de signes de griffures trouble immanquablement l’esprit d’une femme même fidèle ". Au moment où l’on salive à l’idée qu’une astuce érotique est sur le point de nous être révélé, le texte prend brusquement ses distances et demande de se fier à l’instinct : " On sait monter à cheval et monter sur un éléphant sans avoir étudié pourtant les écrits sur les chevaux et les éléphants. "
Manuel à contre-pied donc, qu’on devrait interdire à ceux qui s’accrochent à leur esprit cartésien comme à une amulette, mais qui offrira aux poètes et aux aventuriers une récompense rare : celle de se sentir en connivence avec un esprit brillant et subversif, officiant de l’autre côté du temps, probablement autour du IIIème siècle de notre ère. De cet auteur on ne sait presque rien, sinon qu’il se fait appeler Vâtsyâyana et qu’il se met en scène lui-même à plusieurs occasions, notamment à la dernière page, où il déclare avoir écrit le Kâmasûtra " tout en étant totalement chaste et profondément concentré ". Ce n’est que la cerise sur l’éclat de rire, omniprésent. Ainsi, dès la première phrase du grand chapitre sur la séduction : " Revenons sur les raisons de coucher avec les femmes des autres et comment y arriver sans effort. " Et peut-on rester sérieux devant ces listes improbables qui ponctuent le texte comme des drapeaux - liste de femmes à éviter, liste des gémissements féminins, liste des étapes d’une fellation réussie, etc. ?
Débarassé des commentaires postérieurs lourdingues qu’on lui a collés dès le XIIème siècle, le Kâmasûtra est un joyau d’ironie subtile, amené jusqu’à nous dans une traduction exaltante.
Iegor Gran, Charlie Hebdo, 8 juillet 2015
Une parodie
Ne vous avancez-vous pas un peu en jugeant ce texte humouristique ?
C’est mon analyste c’est vrai, mais pour moi, le Kâmasûtra est une parodie de la grande tradition du savoir indien, l’idée qu’on peut hierarchiser une connaissance pour tout objet. Il existe des traités d’érudition versifiés aussi bien sur l’astrologie, la logique que les éléphants ou le jardinage. La logique est l’une des premières sciences de l’Inde et, dans ce texte, elle est appliquée à tout, jusqu’à l’absurde. Le réel devient l’objet d’une liste infinie. Les sentiments aussi. Ce livre est hanté par l’ordre, tout en disant constamment que le désir est impossible à cerner. Son vrai sujet n’est pas comment faire l’amour, mais plutôt : est-ce que je peux ordonner dans la parole ce qu’il y a de plus risqué, ce qui est la cause des plus grands désordres intimes et collectifs, à savoir la recherche du plaisir ?
Extrait d’un entretien, Sophie Pujas et Frédéric Boyer, Le Point, mai-juin 2015