Parler poésie avec Alferi
EN DÉPIT de ses thèmes et de son apparente façon, Brefs est un livre ouvert. Essentiellement consacrés à la poésie contemporaine (mais aussi au roman et au cinéma), les textes collectés ici s’avèrent rapidement d’une étonnante accessibilité. Leur forme de départ y est pour beaucoup. Destinés à être prononcés en public, publiés entre 1991 et 2015, ils s’écartent constamment des figures doses de l’oralité : exposé, cours magistral, essai, pamphlet ou théorie. Et même : ces Discours (le volume est ainsi sous-titré) s’avancent toujours vers leur interlocuteur comme autant d’invitations à débattre ou à discuter. S’agissant de poésie, la démarche est fréquente et toujours un peu paradoxale. La position très minoritaire des poètes sur la scène littéraire et artistique ne va pas sans mouvements de repli théorique et de crispation dans le discours — justement. Chez l’auteur de Sentimentale Journée ou de Kiwi (POL, 1997 et 2012), nulle raideur intellectuelle. Les questions posées par ses différents textes sont simples et pratiques : forme, style, rapport au réel, au cliché, au symbole, tentatives d’y voir clair dans telle ou telle production contemporaine, etc. Le ton est parfois amusé, voire badin, mais sans jamais d’aigreur ou de froideur dans l’ironie. Tout va bien se passer, réfléchissons. Parlons ensemble.
Un laboratoire à idées
Et les formes relativement confidentielles auxquelles Pierre Alferi consacre ce recueil en ont bien besoin. Le texte d’ouverture, « Confection moderne », est exemplaire à ce titre. Rédigé en 1991 dans le but d’évoquer le paysage poétique d’alors, il se révèle d’une étonnante (et préoccupante) actualité. Les auteurs cités, dont on prévient d’emblée de la notoriété limitée, n’ont pas aujourd’hui touché un public plus important en quelque vingt-cinq ans, à moins d’avoir exploré d’autres territoires littéraires, plus populaires (comme le roman, par exemple). La difficulté pour un amateur de littérature de citer plus d’une poignée de poètes vivants d’expression française est toujours la même. Voire pire. Et alors ? Nul défaitisme, ici, ni régression élégiaque. Brefs est un laboratoire en marche, un laboratoire à idées et à discussion, voire un laboratoire à laboratoires. L’une des questions essentielles est celle de la naissance. Du discours et de la parole poétique. Du pas de côté du langage par rapport à la réalité. De sa fabrique et de son accouchement. En d’autres termes, on en revient à l’étyniologie même de la poésie, au « faire », au « créer ». C’est toute lactualité passionnante de Brefs - sa distance, son retrait, aussi. Car Pierre Alferi s’efface derrière beaucoup d’autres auteurs (comme Cingria ou Anne Portugal, par exemple). C’est le seul reproche qu’on lui ferait. Notre seule frustration.
• NUS e. AHL, Le Monde des Livres, 24 juin 2016
Poèmes de discorde
Pierre Alferi.dans «Brefs» dégoupille les styles, célébrant haut et fort une «naïveté post-atomique»
Comment rester naïf? De quelle manière? C’est la grande question, en littérature comme ailleurs. Seulement, devant tant de problèmes et de malentendus, la tendance générale est plus volontiers soit aux consolations vaines soit au détachement désabusé. Cela donne d’un côté «le passéisme oiseux des "stylistes"», de l’autre «le renoncement désinvolte des "branchés"». Pierre Alferi, qui pratique la poésie, la prose narrative, le cinépoème et autres «techniques de brouillage», n’épargne ni les uns ni les autres. Mais il n’ignore pas non plus que pour sortir de l’ornière, il faut déjà avoir entrevu cette espèce d’ingénuité qui «n’est pas l’innocence perdue ou son mirage, la simplicité primitive ou sa pauvre simulation. C’est au contraire la naïveté qui s’impose après tout, l’humeur sabre d’après-la-fin : une naïveté post-atomique ». S’il est corrosif, s’il écarte les postures les mieux camouflées, c’est avant tout parce qu’il a des propositions à faire passer. L’agacement et la crispation n’ont pas les vertus du changement de perspective. Or chacun de ces brefs discours, écrits depuis 1991 au gré d’invitations diverses, tient davantage du laboratoire que du réquisitoire.
«Tortueuse fantaisie».
Entre autres hypothèses, la possibilité des «styles au lieu du style». Mille façons de millefeuilles c’est encore le meilleur moyen d’éviter le repli identitaire: «Quelle misère que l’identification, pour quoi il faut au préalable reconnaître une chose à soi!» On gagnerait en revanche à y mettre moins de ficelles, moins de collants, plus de trame, plus serrée. Le serpent baudelairien. pour ne prendre que ce modèle de «tortueuse fantaisie», suscite encore et quoi qu’on en dise une sorte de fascination circonspecte. On le considère, tout en le laissant gentiment tapi dans un coin. Désormais, ce serait résolument l’animal totem. Car nourrir l’idéal d’une «poétique mutante», cela revient ni plus ni moins à penser la prose tout court, quoi d’autre, si l’on considère qu’elle «n’est ni un genre ni l’opposé de la poésie», mais cet «idéal bas de la littérature », son «horizon». En même temps, cette «passagèreté des styles », Alferi la dispense justement de certains passages plus ou moins obligés. Le culte de la discontinuité, par exemple, qui non seulement ne vaut qu’en raison de la consistance particulière qu’on en fait, mais n’a tout bonnement pas lieu d’être comme telle, l’écrit étant très concrètement tout le contraire, un continuum sur la page de phrases, de lignes devers. Il serait judicieux aussi, non de s’interdire le réflexe de la mise en abîme et les effets d’autoréférence, mais de les remettre à leur place : au milieu du reste, «comme quelqu’un qui invite des gens à dîner chez lui s’invite lui aussi à dîner: le but principal de l’opération n’est pas pour autant de s’inviter soi-même à dîner chez soi». Quant au parti pris d’une certaine lisibilité contre «la manie des tournures étranges», il s’explique plus simplement encore : «Cela impose de chercher ailleurs que dans les tournures de quoi expérimenter.»
«La fantaxe».
Plus Alferi tente d’identifier le ressort d’un nouveau genre d’unité, plus il débarrasse le style aussi bien des affres de l’incarnation que des poses avant-gardistes, plus il approche de l’essentiel : «Juste des f ormes de phrases comme des formes de vie.» D’autres sont passés par là avant mais, en la matière, le risque d’excédent est plutôt moindre. Alferi, lui, perçoit le mécanisme vital de l’écriture - et le secret de cet étonnement renouvelé - à travers le prisme de «la fantaxe» : «le fantasque dans la syntaxe». Il n’y a ni règle ni recette pour cela. C’est la maîtrise de la langue, dans ce qu’elle recèle de plus surprenant, de plus joyeux aussi, toutes les torsions dont elle se montre capable, quand la fusion avec son objet ne se trompe pas d’intention : «L’imagination ne manipule pas les choses telles que la perception habituelle les livre pour les combiner étrangement. [...] L’imagination trouve dans la chose elle-même, par un certain effort d’attention et de naïveté, le principe de sa transformation fantasque.» Plaider pour les nanotechnologies ou les neurosciences comme réservoir d’idées pour la littérature apparaît ensuite comme le prolongement évident de ce lien viscéral avec «les dispositifs inconscients, mécaniques ou organiques».
Louise de Crisnay, Libération, 18 juin 2016
Par quelques bords
Avec Brefs, Pierre Alferi propose la reprise de « discours ». Propositions limpides et claires, élégances des articulations, voyagent de la poésie au cinéma de Tati.
Dans Brefs, Pierre Alferi nous donne à entendre des choses très perspicaces, tout en remettant à l’endroit (au cube) des objets d’étude, parfois légers, parfois supposés graves par leur sujet (le vers, l’image, les figures) qui furent mal vus et mal dits, c’est-à-dire parfois péremptoirement dictés ou passivement admis. Ces objets, qu’ils soient ceux du langage et de ses usages dans la littérature générale, des arts visuels (cinéma, dessins, mise en espace) ou numériques, Pierre Alferi les approche sans polémique, avec douceur et tact pour en révéler quelques aspects, et en éclairer bords et biais les plus saillants, ceux que la discrétion souvent cache aux grandes démonstrations pompeuses, ambitieuses et académiques. Cette logique de sens, Brefs la déploie donc, par un esprit de déduction qui mêle suavement empirisme et savoir, sans jamais aucun surplomb. Un exemple d’allure que le trop méconnu Charles-Albert Cingria, convoque par l’auteur plusieurs fois avec bonheur, ne manquait sans doute pas d’avoir, jusqu’à concentrer dans sa bonhomie apparente les tours d’une écriture fantaxique impressionnante.
Par ce néologisme, Alferi rappelle une des forces de Cingria : « La fantaxe, c’est le fantasque dans la syntaxe. On pourrait traduire en anglais funtax. Le fantasque est une qualité très rare, dans les livres comme chez les gens, beaucoup plus rare que l’imagination, qui est pâle en comparaison. C’est l’art du contre-pied (…) C’est la godille (…). Charles-Albert Cingria, écrivain suisse, digressif, déambulatoire, a écrit dans cette fantaxe plusieurs milliers de pages que personne ne lit. Il accumule les adjectifs à l’anglaise formant de nouvelles espèces de noms syntaxiquement agglutinés comme des cristaux. Il use sans cesse du démonstratif - adjectif et pronom - dans le but très particulier de reprendre une chose mentionnée comme s’il s’agissait d’une chose vue pour la soumettre a deux traitements parallèles, celui de l’imagination (il regarde, il voit de l’autre dans la chose même), et celui du déplacement de point de vue (il s’éloigne il arrive en vue d’antre chose). »
Cette combinaison dynamique est sans doute pour Pierre Alferi, le modèle d’une façon de réfléchir, de lire, de voir, d’écrire et d’entendre comment les plans de compositions bigarrées d’œuvres se font. L’art du déplacement, en vue d’arriver vers autre chose, à partir d’une chose vue (commune, sous la main, passagère, voire usée), Brefs en fait son moteur d’approche pour chacun de ses objets d’étude. Pas d’astuce et d’habileté fine dans la démarche, plutôt la naïveté pensive et sentimentale de l’honnête homme, qui approche, s’étonne, questionne, analyse et discerne la réponse faite à la question de la surdétermination du vers face à la prose (enquête posée) est pesée sans a priori mais vite révélée comme faux problème, voire anachronisme (la distinction des genres étant obsolète) en renonçant au culte maniaque du vers comme unité et de la métrique comme arsenal de règles, on ne perd pas l’essentiel qui est le rythme. Tout poète digne de ce nom, qu’il utilise la prose ou non, ne s’adonne a rien d’autre qu’à un travail rythmique, évidemment, l’important, est-il encore écrit, étant « une potentialité poétique, (…) une velléité de fuite et de suspens, de répétition et de retournement qui apparaît comme un profil furtif. »
Ailleurs une méditation sur le « bref» (art de la nouvelle), tel que dans ses formats supposes la twitterature et autres supports numériques les utilisent, passe au tamis la suffisance avec laquelle les « effets de la "tournure courte " ne sont pas comparables à ceux de la brevitas dans le registre moral, par exemple, ou encore combien la « césure anarchiste » du modèle de la nouvelle en trois lignes de Felix Feneon est rarement atteinte… de quoi s’interroger sur les flash fiction et autres smokelong stones d’aujourd’hui et du lieu réel ou se trouvent aujourd’hui les novelistes.
Enfin, on pourra faire le lien entre ce que relève Alferi du film Trafic (de Jacques Tati), du retard pensé aux révolutions rêveuses en passant par le comique périphérique ou le mimétisme général, et les Neuf pistes pour présenter la Revue de littérature générale, dont ceci, bande ouverte programmatique : « un texte est aussi fait de petites perturbations, de petits tourbillons, de petites boucles, de petits balanciers qui affectent le sens, les rythmes ou la syntaxe et sont immédiatement perçus comme relativement autonomes (… ) on a une pelote qui épaissit, un huit qui s’élargit, une oscillation qui se décale ». Au travail !
Emmanuel Laugier, Le matricule des anges, juillet 2016.