— Paul Otchakovsky-Laurens

FEU

Nicolas Bouyssi

Feu est un roman multiple, éclaté, fait de plusieurs histoires, de différentes tentatives épistolaires, de poèmes, de méditations, pour explorer à sa façon aujourd’hui la notion d’« interzone », inventée par Burroughs pendant son exil à Tanger dans les années 1950. Ce « pays étrange », lieu des folies et des cauchemars, que seule l’écriture parvient à restituer et à explorer. Chez Bouyssi, il s’agit d’un état très particulier, qui semble toujours exacerber une altération produite par une rencontre, au sens le plus fort, voire le plus surréaliste, du terme : forme...

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La presse

Il y a de temps en temps un livre qui sort du cadre. Qui perfore les langages. Qui troue la société. La plupart du temps, on ne s’en rend pas compte : quoi de plus solitaire que ce genre de livre ? Quoi de plus masqué que la véritable littérature ? Quoi de plus invisible qu’une forme nouvelle ?
Je viens de tomber sur un livre de ce genre. Un coup de génie.
C’est un «roman» de 320 pages : FEU, de Nicolas Bouyssi, publié chez P.O.L éditeur.
Le titre - FEU - est écrit en majuscules sur la couverture. On dirait une couronne. C’est cette affirmation en trois lettres qui m’a décidé à acheter le livre.
Existe-t-il une dimension irréductible? Un domaine de l’existence où la société n’a pas prise sur nous? Où l’on se débarrasse enfin du «plasma social», comme l’appelle Nicolas Bouyssi ? Il me semble que la multiplicité des petits textes, narratifs, poétiques, théoriques, qui composent ce livre-kaléidoscope est traversée par cette question : comment inventer sa vie ?
La réponse de Nicolas Bouyssi tient en un seul mot : l’«interzone». C’est là, pour lui, que ça peut encore avoir lieu. L’interzone, c’est William Burroughs, il me semble, qui en a parlé en premier; mais ce concept est encore à venir : chacun peut s’en emparer pour le vivre.
Je ne veux pas me substituer à ce livre, mais l’interzone selon Bouyssi se donne comme le contraire des milieux
(culturels, sociaux) : c’est une dimension de l’existence où l’on n’est plus «robotisé par les échéances»
(sentimentales, politiques); où l’on ne se laisse plus dévorer par «l’époque, la culture, l’âge, le salaire, l’identité, l’ethnie, le travail»;
où l’on se met à «vadrouiller dans les marges».
Ce livre, tels sont sa beauté, sa vertu, son courage, réalise ce qu’il expose : il est à la fois un message d’interzone et l’interzone ellemême, le lieu où s’expérimente la fracture. Toute une population croise dans ces parages : il y a des filles hystériques, des hommes obsessionnels, il y a Nick Cave et Soren Kierkegaard, beaucoup de types agressifs et d’autres vulnérables (ou les deux à la fois). Ils construisent leurs situations au bord d’un canapé ou d’un trottoir.
Est-ce que la rue existe encore ? Pas sûr. Il reste les appartements, il reste les idées qui se métamorphosent, et les citations qui éclairent nos journées. En un sens, évoluer dans l’interzone équivaut à refonder la chevalerie. Personnellement, la chevalerie (dont la requête doit rester énigmatique) me convient comme usage passionné de l’existence.
Lisez FEU : ce n’est pas tous les jours que quelqu’un invente des manières de vivre (peut-être même des raisons de vivre). Oui, écrire, penser, aimer, c’est mettre à mort les anciennes raisons de vivre pour en trouver de nouvelles. L’éblouissement est la seule politique. Le feu ouvre.


Yannick Haenel, Charlie Hebdo, 20 mars 2019

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Nicolas Bouyssi, FEU, FEU février 2019