— Paul Otchakovsky-Laurens

Les enfants vont bien

Nathalie Quintane

Automne 2016 : des Centres d’Accueil et d’Orientation pour les réfugiés migrants s’ouvrent un peu partout en France, à la suite du démantèlement de la « jungle » de Calais. Les enfants vont bien commence là. Président de la République, ministres, textes de loi, presse régionale, animateurs du C.A.O., réseau d’aide… Tout le monde a quelque chose à dire des réfugiés, et c’est chaque parole, chaque phrase, chaque énoncé ou fragment de texte officiel, de chacun, sur chaque page, que ce livre recueille, entre 2014 et 2018. La simple juxtaposition de ces phrases forme une mélopée d’autant plus...

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La presse

Mots pour maux


Pour dire la violence faite aux réfugiés, Nathalie Quintane crée un dispositif littéraire efficace et émouvant qui confronte la parole politique aux mots de ceux qui travaillent dans l’accueil des migrants.


Quand une poétesse s’empare d’un sujet, on peut supposer qu’elle va le traiter dans la radicalité, en travaillant sur l’essentiel, à savoir le langage, le mot lui-même. C’est ce que fait ici Nathalie Quintane, utilisant un procédé littéraire d’une grande limpidité et, par son épure même, chargé d’une rare intensité émotionnelle.
Elle nous parle des CAO, ces centres d’accueil et d’orientation créés sur tout le territoire après le démantèlement de ce que l’on a appelé la "jungle" de Calais. Elle connaît la réalité de ces centres conçus pour accueillir les demandeurs d’asile — sujet qu’elle a abordé l’an dernier dans Un œil en moins, qui retraçait son année 2016 et l’explosion du mouvement Nuit debout. Dans ce nouveau livre, elle aligne page après page différents discours à propos des réfugiés.
Chaque phrase, selon qu’elle émane d’une autorité politique, d’un média national, d’un texte de loi ou d’un bénévole, est retranscrite dans une police de caractères particulière et bénéficie d’une place spécifique, à raison d’une phrase par page. Tout en haut, écrasante, cette parole politique, survolant à différents étages les textes de loi ou les discours médiatiques. Tout en bas, en tout petit, les mots de ceux qui sont au plus près des migrants et qui se débrouillent comme ils le peuvent.
L’effet est saisissant et visuellement c’est une réussite. Il y a quelque chose d’angoissant et de profondément désespérant dans ces discours qui se superposent sans jamais se rencontrer. Mais ce livre n’est pas seulement une réinterprétation de l’art du calligramme. Page après page, le dispositif se charge de sens, et Quintane signe ici un texte très politique. La parole des autorités, les textes officiels et le discours médiatique semblent déconnectés du réel, en roue libre. Les demandes ou les remarques de ceux qui sont au contact des migrants, et qui devraient être primordiales, arrivent après toutes les autres, inaudibles. Surtout, au fil de la lecture, on voit à quel point la parole des dirigeants se durcit inexorablement, selon une logique purement interne.
Cette démarche politique, l’autrice la revendique dans une préface où elle s’explique sur le dispositif littéraire mis en place et sur sa volonté de "rendre compte de la violence faite, en France, à ces hommes, ces femmes et ces enfants : le sort qui leur est fait est fabriqué, puis justifié et légitimé par un ensemble de paroles et de textes en renouvellement permanent, issus aussi bien des institutions de la République que d’instances et de concitoyens qui croient bien faire". Son choix de constituer un montage à partir de mots entendus rappelle le beau livre de Violaine Schwartz, Papiers, publié également chez P.O.L, qui récoltait la parole de demandeurs d’asile. Ces deux femmes, par leur engagement et surtout par leur inventivité formelle, bousculent le monde littéraire et permettent de repenser la place de l’écrivain dans la société.


Sylvie Tanette, Les Inrockuptibles, novembre 2019




Délier la langue


Avec Les enfants vont bien, Nathalie Quintane publie un livre ironique et politique de citations plus ou moins officielles concernant les réfugiés


Le nouveau livre de Nathalie Quintane est un prolongement du précédent, Un œil en moins, publié au début de l’an dernier. Estimant que celui-ci était "insuffisant à rendre compte de la violence faite en France" aux régugiés — mais son objet était bien plus large —, l’auteure a cherché à rendre cette violence évidente. Il s’est agi pour Nathalie Quintane de constituer un florilège de brèves citations, parfois coupées abruptement, venant d’"un ensemble de paroles et de textes [...] issus aussi bien des institutions de la République que d’instances ou de concitoyens qui croient bien faire".
Ainsi, Les enfants vont bien est une collection de fragments identifiés selon une typographie différenciée et la place occupée sur chaque page : propos de responsables politiques, textes de loi, recommandations exprimées par des animateurs des centres d’accueil et d’orientation ou articles de la presse quotidienne. À cela s’ajoute, "un peu à part — parce que le vocabulaire, la syntaxe, la ponctuation n’ont pas le même ton et témoignent d’une vision réellement différente de la situation —, l’expression de la ténacité, de la fatigue, du découragement des réseaux d’aide", située, elle, en bas de page.
Le résultat est assez fascinant. Si l’auteure n’a pas écrit les mots qui y sont contenus, on retrouve dans Les enfants vont bien ce qui fait la marque de Nathalie Quintane : une charge politique qui passe par une ironie mordante et la mise au jour d’une inhumanité assumée.
Avec les effets de montage, l’accumulation de tournures ou de formules trahit une politique et un esprit. À côté de la régression pathétique du discours politique et de l’opacité bureaucratique des textes de loi, le paternalisme qui gangrène les esprits dans les centres d’accueil apparaît ici crûment.
Les enfants vont bien est un livre de poète. Nathalie Quintane rend d’ailleurs hommage à ceux qui l’ont précédée dans cette démarche et cette forme : Charles Reznikoff, Heimrad Bäcker et Jacques-Henri Michot, auteur d’un livre au titre éloquent : Un ABC de la barbarie. Comme eux, Nathalie Quintane révèle la face honteuse des langages.


Christophe Kantcheff, Politis, décembre 2019




Réfugiés, éléments de langage


Nathalie Quintane collecte dans les centres d’accueil, chez les militants, dans les textes administratifs et du côté du pouvoir ce qui se dit et s’écrit sur les "migrants".


Que dit-on, réellement, des "migrants" ? Si l’on n’entend pas faire appel à la fiction, à l’invention littéraire, aux travaux des scientifiques, on perçoit une sorte de bruit de fond, une basse obstinée. On a son opinion, on chasse ce qui la contredit, on n’entend pas ce qui la conforte. Il y a pourtant un considérable flux de discours à propos d’"eux". À commencer par celui qui leur refuse d’être désignés pour ce qu’ils sont, des réfugiés. Mais le projet de Nathalie Quintane ne s’en tient pas là. Il est de donner à entendre ce qui se dit et s’écrit, à différents lieux de la société. Le livre est ainsi fait de fragments qui, précise Nathalie Quintane, "ont été écrits par d’autres que "l’auteur" dont vous lisez le nom en couverture". Elle revendique le choix de ceux qui sont inclus dans ce "livre de montage" dont elle a conçu la composition. Chaque fragment est seul sur une page. La hauteur où il est placé est fonction de sa provenance, de son statut.
"Tout en haut", dans un gros corps typographique, le discours politique. Aucune phrase n’est attribuée, ni datée. Il est anonyme, surplombant. Il dit : "du cœur, bien sûr, mais un cœur intelligent" ou "il faut concilier efficacité et générosité". Il fait appel au bon sens, aux bonnes vieilles évidences : "Il n’est jamais vain de produire de la réflexion." Qui songerait à dire le contraire ? D’une lapalissade à une porte ouverte enfoncée, il a réussi à caser qu’"il ne faut pas abuser de notre patience" et à "faire passer un message d’efficacité et de fermeté". Juste en dessous, le maquis implacable de la réglementation : "Le 5 a et b du I prévoit la clôture de l’examen de la demande en cas de non-introduction de celle-ci auprès de l’office." Une brouhaha juridique et administratif dont sont environnés les réfugiés et ceux qui les aident, qui leur laisse miroiter une chance qu’ils savent mince.


Ce livre révèle un monde sur lequel on croyait être informé


Le discours bienveillant et paternaliste des centres d’accueil "implacablement dirigiste et bureaucratique". L’artillerie lourde de la presse, en gras, se passe de commentaires. Tout en bas, en tout petit, le vécu des militants associatifs, leurs messages où se lit l’acharnement, la lassitude, parfois le découragement, toujours l’inquiétude. "Oui, qui prend la décision de quoi et pourquoi ?" ou "la question est de savoir jusqu’où le gouvernement est prêt à aller pour les amoindrir". Et puis, ce constat presque oublié : "Les enfants vont bien." Lu page par page, ce livre lacunaire révèle un monde sur lequel on croyait être informé, mais dont la chronologie et la stratification des discours ne peut que montrer l’impitoyable engrenage qui va débouter, puis expulser ceux qui n’auront pas compris que, pour le pouvoir, avoir un cœur intelligent veut dire ne pas en avoir du tout.


Alain Nicolas, l’Humanité, décembre 2019


Vidéolecture


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