— Paul Otchakovsky-Laurens

Vie 2

Nicolas Bouyssi

En raison d’une promesse formulée quand il avait vingt ans, un homme décide d’écrire pour la première fois de sa vie avant la cinquantaine. Bien qu’enthousiaste à cette idée, qui lui semble donner un surplus de sens à ses journées, Perrier, le personnage principal de Vie 2, va rapidement découvrir un certain nombre de problèmes intimement liés à toute activité d’ordre littéraire : Pourquoi écrire ? À qui écrire ? Que dire si sa vie apparaît pauvre en événements singuliers ? Où et à quel prix être publié ; et enfin quelle forme employer si, comme le personnage principal, on n’a...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage Vie 2

Feuilleter ce livre en ligne

 

La presse


Écrit d’urgence

Le treizième roman de Nicolas Bouyssi tient sa promesse


Faut-il tenir les promesses que l’on s’est faites à soi-même? À presque 20 ans, Perrier s’était promis d’écrire un récit à la manière de la Vie de Henry Brulard. Le livre autobiographique de Stendhal, lu dans un cadre scolaire, lui avait beaucoup plu. Dans six mois, il en a 50, ne l’a jamais relu, est immergé dans Balzac, et écrire lui est devenu tout à coup impératif. II y a comme une urgence à mettre en œuvre son projet stendhalien. Perrier a toujours beaucoup lu, mais il ne se sent pas écrivain ou artiste, nullement homme de lettres. Et il a pourtant maintenant besoin d’une vie où il écrirait cette vie plutôt qu’une vie où il ne le ferait pas.


Nu en chaussettes. C’est un matin de septembre, une sorte d’aube, le personnage de Nicolas Bouyssi attaque la page blanche assis dans le salon de son petit deux-pièces. On se dit que l’écrivain lui aussi repart de zéro. Avec Couleuvres paru en2022, il avait clos un cycle romanesque de douze romans, «les Douze Couleurs du spectre», entamé en 2007 avec le Gris. Libération avait parlé de cette boucle terminée. Vie 2 l’évoque d’ailleurs, cet article de Libé, page 296, via un SMS qui annonce sa parution à Nicolas Bouyssi. Oui, l’auteur en personne arrive quelque part dans Vie 2, au printemps 2022, au moment où son douzième titre vient juste de sortir en librairie et où il est penché sur ce treizième. Mais on va déjà trop vite, car Perrier pour l’instant n’a pas rencontré Bouyssi, il est assis devant son ordinateur portable au premier étage d’un immeuble qui en compte six. Sa présence physique est palpable, lui qui circule nu en chaussettes entre quatre murs, de sa chaise à la salle d’eau, à gargariser des pensées sur le sujet de son tout premier texte. Ses souvenirs à trou, son père menteur et ses ivresses, le sens d’écrire à 49 ans...


Avec le ruisseau de l’actualité en musique d’ambiance, son esprit navigue de mois en mois entre une noirceur paralysante et ce providentiel rai apparu à l’approche des 50 ans. Raconter une vie qui soit la sienne et en même temps l’équivalent de n’importe quelle autre. Pour s’aérer, se changer les idées. II a cette ambition et met la barre très haut en ce début de mois [on est déjà en décembre]. II s’envole dans sa tête, a foi en la subjectivité, et, dans cette jubilation solitaire qui chez les introvertis représente leurs moments solipsistes de triomphe, Perrier croit que la simplicité, à un certain degré, lui permettrait d’atteindre l’exemplaire et l’universel. Perrier chavire, craint d’avoir été encore trop orgueilleux dans la formulation exacte de son besoin.


Fuite d’eau. C’est en désirant le changement que l’on se remémore peut-être ses promesses. En face de l’exaltation à la fois si cérébrale et rendue si charnelle par Nicolas Bouyssi, il y a le modèle de l’existence quasi-mécanique de la mère pré-Alzheimer à qui Perrier rend visite à plusieurs reprises dans Vie 2 à Champagne-Mouton en Charente. Le tableau a de quoi geler les élans. La silhouette de 78 ans avachie devant sa télé muette branchée sur CNews ne voit pas la fuite d’eau, ne se rappelle pas avoir éteint la chaudière, ne se nourrit plus que de sucreries, dépense sans compter et traite son fils de « merde », de « saloperie » et de « connard » quand il lui dit qu’elle perd la mémoire. Ecrire, n’est-ce pas dépasser une vie terne et isolée? Le Perrier de Bouyssi a cette joie enfantine du découvreur d’une terra incognita, la timidité expansive de l’introverti qui assène sans crier gare à sa compagne Célestine qui n’a pas dépassé le vestibule, Voilà, j’écris [on est déjà en février].


C’est à peu près à partir de ce moment-là, celui de sa confession au si joli et paisible personnage de Célestine et d’un aller-retour déceptif à Venise en solo sur les traces du passé, que le roman confronte au monde la promesse intérieure. Perrier a compris qu’il écrit pour être lu. II va bientôt tenter une épreuve du « feu ». Nicolas Bouyssi semble reprendre les rênes (avant que d’apparaître), pour mettre en doute la force de la littérature aujourd’hui, pointer sa dérive commerciale et distiller le doute sur l’attente du lecteur, qui n’aime décidément que le simple et le déjà-vu. II l’imagine même dans la pièce, comme sorti d’un de ces jeux vidéo japonais dans lesquels Perrier s’immerge en explorations labyrinthiques. Ce lecteur hostile le menace d’une masse. Vêtu d’un costume deux pièces gris, il lui en donne un gros coup sur la tronche vers 16 heures dès que Perrier s’avance d’un pas trop assuré dans le couloir de sa pensée [on est déjà en avril]. L’autodérision douce qui dominait jusque-là va se radicaliser: à son cours de théâtre, Célestine a rencontré la compagne de Nicolas Bouyssi et conseille à Perrier de prendre contact avec ce vrai écrivain. II n’a jamais entendu parler de lui. Une Vie de s’imposait.


Frédérique Roussel, Libération, mai 2023



NICOLAS BOUYSSI vie en abyme


Dans un style au service de la narration, complexe et élaborée; dans une narration au service des idées, franches; Nicolas Bouyssi signe un ouvrage remarquable, s’apparentant à l’antichambre de ses travaux précédents.


« Évidemment, Perrier n’a aucune conscience de ce qu’il refoule » : comme tout le monde, n’est-ce pas ? Les personnages ordinaires ont chassé les héros de notre littérature. Je ne me risquerais à aucune comparaison qui, de toute façon, serait mal à propos. On ne peut toutefois pas s’empêcher de le constater, et comme tout ce qui est à la mode, l’exigence est croissante. II faut une grande habileté pour ne pas tomber dans les topoï établis par les précurseurs, il faut une forme d’originalité sincère, aussi, qui permette d’y déceler une substance remarquable d’une manière ou d’une autre. Sans doute, d’ailleurs, est-ce une des raisons pour lesquelles les personnages ordinaires s’inscrivent souvent dans de longs récits, puisqu’il s’agit d’autopsier la profondeur d’une existence quelconque. Vie 2 se balade sur cette ligne de crête avec une élégance stupéfiante. «Effacer pour rectifier lui apporte du soulagement. » «Lui», c’est Perrier, un homme de quarante-neuf ans déterminé à écrire un livre pour honorer une promesse qu’il s’est faite trente ans plus tôt. II entame cette affaire mu par un sentiment d’urgence irrationnel. C’est à travers la figure de ce type frustré que l’auteur déploie l’étendue de son propre rapport à la littérature. Quoiqu’il ne trébuche ni ne vacille, il ose s’avancer sur le fil très mince d’un procédé narratif casse-gueule. L’exercice conjugue le piège du antihéros moderne et la complexité de la mise en abyme: il faut avoir beaucoup écrit pour le réussir. C’est le treizième roman de Nicolas Bouyssi, et ça se voit. La langue est élaborée autant que maîtrisée. C’est important de le souligner dans une époque où, à mesure que les messages se crient, le langage s’appauvrit. Si l’on considère le savoir-faire comme l’expérience accumulée d’une même pratique, alors Vie 2 en est un produit délectable. Ça n’a rien de commun avec la présomption d’un écrivain qui userait d’un dico des synonymes pour enrichir son prisme; c’est fluide et intelligent, c’est écrit avec tout le travail que cela suppose et dont nous comprenons la difficulté seulement parce qu’il la fait éprouver à son protagoniste. Sinon, elle est imperceptible. Écrire est, pour beaucoup, s’arracher la peau; savoir écrire, c’est ne pas le laisser deviner. C’est faire croire que de la nécessité découle immédiatement la beauté, quand entre les deux, pourtant, résident l’acharnement, la pratique et le doute.


S’EXPRIMER SANS REVENDIQUER


II y a dans ce récit de modestes allures d’aveu ; pour preuve le sous-titre de l’ouvrage : Autodescription. « Mais Perrier s’accorde une pause parce qu’il n’arrive plus à s’écrire; et il n’écrit plus parce qu’il n’arrive plus à croire qu’il a le droit de vivre sa vie comme il l’entend, en s’autodécrivant, sans nécessairement un thème idoine à ceux qui permettent à la société, ses mœurs, ses médias et ses distributeurs, de s’agiter aux terrasses des brasseries ou bien sur leurs smartphones, les jours où l’on y paye en ticket-restaurant. » Du même coup qu’il expose un certain rapport à sa propre écriture, ou à celle des autres, Bouyssi affiche, sans prétention ni certitude, son rapport au monde actuel. L’examen approfondi de son personnage et de ceux qui l’entourent (sa vieille mère pro Le Pen et téléspectatrice de CNews, son oncle Robert, sa compagne Célestine, son ami Alexandre V....) lui permet de s’exprimer sur tous les sujets dont nous sommes submergés à longueur de journée: la guerre, la politique, le climat, les médias, la triste uniformité des contenus et des comportements. Ici aussi, s’exprimer sans revendiquer relève, d’une part, de l’expérience et, d’autre part, du recul immédiatement posé dans l’usage du terme «auto-description». La finesse de l’écriture crée un espace entre la lassitude et le cynisme – ce dernier étant un autre écueil à éviter dans la description de l’ordinaire. J’aurais pu évoquer une seule frustration à cette lecture: ne pas être allé plus loin dans la mise en abyme. Qu’on se le dise, il s’agit de détails minuscules. Par exemple, lorsque l’auteur écrit: «II rouvre son ordinateur et sous le mot "vide" en passant à la ligne, note que sa vie s’est toujours rêvée plus haute que ce que la réalité lui donnait, quelle que soit l’époque de son existence », j’aurais aimé lever les yeux et voir se clore le paragraphe précédent sur le mot «vide». Mais cette réflexion s’évanouit complètement dans la seconde partie du livre, lorsque Perrier rencontre, par un concours de circonstances, un auteur, édité chez PO.L depuis quinze ans, pourtant inconnu des libraires et ayant très peu d’articles de presse, et qui s’appelle N. Bouyssi. S’ensuivent de longues tirades au discours direct, l’auteur par l’auteur, le libre déploiement des idées précédemment insinuées, et d’un coup s’impose la substance recherchée. C’est abouti à tous les niveaux: narratif, stylistique, théorique. Je termine ce texte frustrée, émue et me demandant: quelles sont les mauvaises raisons pour lesquelles la presse ne s’attroupe pas ?


Elsa Viet, artpress, septembre 2023


Vidéolecture


Nicolas Bouyssi, Vie 2, Nicolas Bouyssi Vie 2