— Paul Otchakovsky-Laurens

La Voix sombre

#formatpoche

Ryoko Sekiguchi

La première édition, épuisée, de ce livre date de 2015. Il faut entendre le titre La Voix sombre dans les deux sens possibles. La tristesse, mais aussi la disparition. Ce livre est en effet une suite de pensées sur ce qu’il reste d’une voix quand celle ou celui à qui elle appartenait n’est plus. Qu’est-ce qu’une voix enregistrée ? Qu’est-ce que la trace que laisse une voix ? est-elle matérielle, corporelle ? Et de là, le livre s’étend à l’image, aux odeurs, et puis il devient une réflexion sur l’absence, la mort.


« Ce qui fait la beauté de ce petit livre, dont les lignes font un archipel dans une étendue de...

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La presse


Les bonnes ondes


Les livres qui « passent » au format poche sont souvent ceux qui se sont très bien vendus en « grand format », suffisamment rentables pour voir leur succès assuré. Dans certains cas, pourtant, ils ont droit, par ce passage, à une, véritable seconde vie. Fondée en 2019, la collection « #formatpoche » des éditions P.O.L donne ainsi une nouvelle existence à des textes épuisés ou rares qui ont connu un certain succès critique à leur sortie, mais pas « fait » assez de ventes pour avoir droit au poche. […] Certaines reprises donnent à des livres des allures de classiques, de ceux que l’on relit toujours et encore, avec un plaisir renouvelé. La Voix sombre, de Ryoko Sekiguchi, est de celles-là. Ce texte a été publié pour la première fois en 2015. Réédité en poche huit ans plus tard, il résonne avec la vie du monde telle qu’elle s’est déroulée depuis, et se charge d’un pouvoir inédit. Qu’on le découvre pour la première fois ou qu’on le relise, il apparaîtra comme un livre neuf. La Voix sombre a, en apparence, quelque chose d’intemporel. Composé de courts fragments mêlant notations autobiographiques et énoncés impersonnels, le texte porte sur l’enregistrement de la voix, et tente de lui accorder l’importance que certains penseurs ont donnée à la photographie en la reliant au corps, à la présence et au deuil. Tout est affaire de temporalité. Lorsque l’on perd un être aimé, conserve-t-on sur son portable les derniers messages qu’il nous a laissés ? Lorsqu’on les écoute, est-ce sa présence que l’on ressent, ou seulement une trace de sa présence ?


À la différence de la photo, qui est trace, même si son temps peut rejoindre le nôtre, comme les rayons diffractés d’une étoile, la voix est la présence continuée du corps. La voix que nous écoutons ne peut être dissociée du corps qui l’énonce. Elle nous redonne la présence sans efforts. À part la peau, par quoi pouvons-nous toucher celle d’un autre? Seule la voix, émise en forme d’ondes, peut toucher directement nos tympans, échauffer nos oreilles. Enregistrez vos proches avant qu’ils ne meurent, nous enjoint Ryoko Sekiguchi. Leurs voix archivées sont moins fragiles que leurs corps. Entre 2015 et aujourd’hui, deux événements ont rendu ce texte plus puissant encore, sans que l’on puisse néanmoins les mettre exactement sur le même plan. Le premier est la circonstance historique d’ensemble nous enjoignant d’accueillir les migrants venus de plusieurs régions du monde, que nous peinons pourtant à recevoir. Notre réticence à les aider accentue leur séparation. Ils sont d’autant plus éloignés de leurs proches qu’ils ne peuvent pas parler d’eux à des oreilles hospitalières.


Ryoko Sekiguchi évoque sa situation d’exilée, apprenant, loin d’eux, la mort de ses parents ou d’amis restés au Japon. Elle n’a pas pu accourir à leur chevet au moment critique, recueillir leurs derniers mots, leur dernier souffle. Cette mort lui tombe dessus « comme une muraille devant les yeux ». Alors elle demande à sa mère ou à une amie de poser un téléphone sur l’oreille de celle ou de celui qui s’apprête à mourir, afin d’entendre encore la voix bientôt éteinte. Mais elle n’a pas de preuve irréfutable de la mort qui a eu lieu. Dans une situation de mort à distance, l’exilé est en droit de se figurer que tout le monde ment. Que ce n’est pas lui qui subit cette privation de la mort, donc aussi du deuil, mais que c’est l’annonce au bout du fil qui était erronée.


Le deuxième événement est la suspension des déplacements causée par l’épidémie de Covid-19 : chacun, alors, a pu faire l’expérience intime des exilés. Avec plusieurs de nos proches, nous n’avons communiqué que par la voix, sans les toucher, sans le goût partagé, sans les rires ni les cris, sans les accolades encourageantes ou réparatrices, même si parfois nous pouvions accompagner cette voix d’une image. Nous avons connu cette situation d’être à la fois reliés et séparés, que Proust évoque de façon si déchirante dans Le Côté de Guermantes, lorsqu’il parle au téléphone avec sa grand-mère : Et dans le téléphone tout d’un coup m’est arrivée sa pauvre voix brisée, meurtrie, à jamais une autre que celle que j’avais toujours connue, pleine de fêlures et de fissures.


Ryoko Sekiguchi, qui vit à Paris depuis trente ans, s’intéresse au ténu tangible. Elle cherche à attraper dans l’écriture ce qui touche et ne dure pas. Elle écrit sur la cuisine, en proposant, par exemple, dix façons de préparer le nuage. Dans Dîner Fantasma (Manuella, 2016), elle présente des repas organisés pour des personnes disparues. Écrivant à la fois en français et en japonais, traduisant dans les deux sens, elle se tient au point précis où les langages se croisent. Dans Nagori (P.O.L, 2018), littéralement « reste des vagues », elle explique comment, en japonais, la nostalgie de la séparation est reliée à l’absence imminente d’un fruit, à la saison qui vient de nous quitter. II en est de même avec la voix enregistrée – on sent que ses ondes sont dispersées dans notre propre corps. On vérifie par elle que, bien que séparés, nous restons aussi unis.


Tiphaine Samoyault, Le Monde des Livres, avril 2023



L’inflexion des voix chères qui se sont tues

Chaque ouvrage de Ryoko Sekiguichi produit un effet paradoxal de nouveauté radicale et d’évidence immédiate. Ainsi, dans La Voix sombre, l’autrice fait surgir du silence du papier la vibration des voix des morts, édifiant par l’écriture un tombeau pour des sons et des êtres disparus. Afin d’évoquer deux d’entre eux, son grand-père et une autre personne, l’autrice interroge ce qu’elle vit de singulier dans ces pertes. L’une la prive d’un être dont elle a appris la mort au téléphone ; l’autre la sépare de quelqu’un dont on peut encore entendre la voix enregistrée pour la radio. Elle est donc confrontée à une mort d’où le corps est absent et à une autre dans laquelle la voix vivante est accessible à tout moment. Ces expériences l’amènent à une conscience aigüe du rapport singulier du temps et de la voix. Elle s’interroge sur la nature du moment où se situe la voix enregistrée d’un mort alors que son surgissement sonore s’accomplit toujours au présent. Elle questionne également la nature du lieu d’où nous parle cette voix, son rapport au corps qui l’a accompagnée, son cousinage avec les fantômes. Pour rendre compte de ses perplexités, l’autrice nous livre un texte constitué de fragments de longueurs variables. Chacun de ces fragments livre l’entièreté fulgurante d’une expérience, exprimant dans des formules limpides la nature précise de l’énigme qu’elle fait surgir dans la conscience. D’un questionnement à l’autre, le glissement se fait insensiblement, et la pensée est comme portée dans un courant où une question entraîne une évocation qui elle-même engendre une interrogation. Aidée par la beauté transparente de la langue, la lecture se fait naturellement lente, méditative, proche de celle d’un poème dont le lecteur laisse résonner en lui les échos, et de celle d’un traité philosophique dont il perçoit les multiples implications. Mais surtout, cette lecture est en elle-même une expérience, une mise en relation avec les énigmes vertigineuses que place devant notre conscience le simple fait de vivre une existence humaine.

Édith Wolf, NRP LETTRES COLLEGE, septembre 2023

Agenda

Du vendredi 19 au dimanche 21 avril
P.O.L au Festival « Le Livre à Metz »

Le Livre à Metz  « Gare aux apparences »
Place de la République
57000 Metz

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30 avril
Ryoko Sekiguchi à la librairie Ombres Blanches (Toulouse)

librairie Ombres Blanches

50 rue Gambetta

31000 Toulouse

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Du vendredi 24 au dimanche 26 mai 2024
Neige Sinno, Marie Darrieussecq, Arthur Dreyfus, Ryoko Sekiguchi, Marielle Hubert au Festival Oh Les beaux Jours à Marseille

Le festival Oh les beaux jours ! est produit par l’association
Des livres comme des idées.

3, cours Joseph Thierry
13001 Marseille
France

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Et aussi

Ryoko Sekiguchi, invitée d'honneur du Salon du Livre de Paris

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