— Paul Otchakovsky-Laurens

L’ imprudent

Pierre Alferi

L’imprudent est un texte inédit de Pierre Alferi, décédé en 2023. Une succession de brefs chapitres évoque l’existence d’un personnage troublant, ses métamorphoses étranges comme sa vie la plus familière, jusqu’à l’obscénité parfois. Tram, enfant abandonné (waif, en anglais, comme on pourra le lire sur sa dalle funéraire) n’a pas de visage. Né d’inconnus, à peine a-t-il un nom. Parfois à une voyelle près, Tram ou Trom. Pourtant Tram est un personnage, il affirme, par défaut ou par inadvertance, ce qu’on peut appeler son caractère, en dépit d’incroyables mutations, performances,...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage L’ imprudent

Feuilleter ce livre en ligne

 

La presse

L’imagination contre la mort

Ce livre posthume raconte l’histoire d’un personnage innocent maltraité par l’existence.

En faisant paraître L’Imprudent, texte posthume confié par l’auteur pour publication, les Éditions P.O.L consolent le regret de ce qui ne sera pas écrit et la tristesse qu’ont ressentie depuis sa disparition prématurée tous ceux qui ont lu, écouté, admiré et aimé Pierre Alferi. Ceux-là retrouveront – d’autres découvriront – l’intellectuel et l’artiste, dessinateur malicieux (une exposition en témoigne actuellement à l’ENSBA), parolier qui montait sur scène, professeur de littérature dont l’humour et la mystérieuse grâce enveloppaient une culture et une intelligence toujours en effervescence.

Par brèves scènes, autant de saynètes chaplinesques, L’Imprudent conte les tristes aventures de Tram : ses dé buts dans la vie, ses voyages, ses travaux, ses amours, sa mort (constatée plutôt que racontée). Sa naissance nous place d’emblée dans l’imaginaire : « Tram naquit amputé d’une moitié. » On lui greffe des « bouts de bois flotté », il pense se « téléporter dans le corps d’un autre », préfère « devenir taupe, devenir cafetière » puisque « l’intérieur de ses semblables le dé goût(e) ». II vit « d’expédients » et se désole de n’être pas « recommandable ». On lui confie le « transport d’une girafe morte ». Quand il voyage, « les bons sauvages » ou « les cannibales » ont été remplacés par des « touristes qui s’entrefilment ». II « contracte dès son jeune âge un nombre impression nant d’habitudes ». La cocasserie et l’absurde se mêlent à la vérité et au réalisme. Une parole exacte dans un contexte se lit décalée dans un autre. L’exploration des espaces du monde devient délirante. Le non-sens côtoie le sens, celui qui s’écrit et celui qu’on cherche, car, « la pensée raisonnable n’étant que le peu de pensée », il s’agit de susciter « la pensée pure », c’est-à-dire « la pensée libre » qu’est la littérature (comme l’écrivait l’auteur dans Chercher une phrase).

Dans L’Imprudent, la vie est un mauvais film mis en scène par un fou sadique. C’est la dureté du monde contre la vulnérabilité de l’antihéros. « Toujours Tram veut bienfaire », mais jamais ne donne satisfaction. Les accidents ne cessent. Pauvre Tram, ses dents tombent, ses cheveux prennent feu, « l’assistance, stupide », ne sait pas l’aider. Un accident de massicot l’ampute d’un bras, puis d’une jambe, désormais fragments autonomes. Par ce que la mort est une présence constante et l’horreur du corps une réalité crûment écrite par un homme qui y fait face, L’Imprudent bouleverse, tout comme ce lexique de Tram, pour qui « fatigué » signifie « malade », « très fatigué » signifie « mourant ». On pense triste Trom, qui « devient parfois Tram par la volonté de l’auteur » (Trom, palindrome de mort), qui a pour amie Mart, sa part féminine (là surgit Orlando).

Parabole de la disparition

De fait, les références foisonnent, de Candide, à Diderot, au personnage de Plume, que créa Henri Michaux, évidemment au Tristram Shandy de Sterne. Lecteur érudit, Pierre Alferi admirait ces auteurs. II s’intéressa aussi aux monstres. Avec Tram, être sans visage, né de parents inconnus (son patronyme, Waif, signifie en anglais « orphelin », « enfant abandonné »), garçon mais fille aussi (Tram et Mart), qui va de surprises en désagréments, jusqu’à l’agonie, l’écrivain crée un monstre de douceur et d’innocence maltraitées par l’existence, sans cesse amputé d’un morceau de lui-même comme dans une parabole de la disparition, de la destruction lentement à l’œuvre, acharnée sur un pauvre personnage sans défense. L’Imprudent, c’est l’imagination d’un écrivain lâchée contre la mort.

Alice Ferney, Le Figaro littéraire, avril 2025

Une langue MULTIPISTE.

L’Imprudent, Un roman inédit de Pierre Alferi, paraît un an et demi après sa mort.

Pierre Alferi est mort en août 2023 à l’âge de 60 ans. Avant de disparaître, il avait confié à une amie poète, Suzanne Doppelt, le manuscrit que les éditions POL, dont Alferi était un auteur fidèle, font paraître aujourd’hui. Son titre : L’Imprudent. Simultanément, les mêmes éditions rééditent l’un de ses premiers livres, Chercher une phrase, publié initialement en 1991 chez Christian Bourgois.

Avant toute chose, il est utile de rappeler l’intervention déterminante qui fut celle de Pierre Alferi sur la scène poétique et littéraire en 1995. Avec Olivier Cadiot, il lança une revue qui, bien que ne connaissant que deux numéros, a bousculé comme jamais un univers ronronnant. Il s’agit de la Revue de littérature générale, dont le titre indiquait d’emblée que les chapelles et les catégorisations n’étaient pas à l’ordre du jour. Au contraire, l’idée première à propos de la poésie était de pousser les murs et de renouveler sinon de casser la baraque – avec humour, aussi bien.

L’oeuvre de Pierre Alferi est de cette eau : protéiforme, circulant à travers les différents champs artistiques (poésie, roman, musique, dessin, cinéma, théâtre…), expansive et prête aux expérimentations. Il en a posé les bases dans Chercher une phrase, qui préfigure du point de vue théorique ce qui s’exprimera à la fois dans la Revue de littérature générale et dans sa propre oeuvre. Selon Alferi, le travail d’écriture a la phrase pour source, ce qui n’a rien de « naturel » ni d’évident. « Toute phrase est musicale, écrit-il notamment […]. La musique sonore de la phrase […] consiste en un rythme essentiellement muet. La syntaxe elle-même est ce rythme […]. On peut définir la littérature par l’inquiétude de la syntaxe ». Cet essai au style compact est une tentative de description d’un « process », explique Jean-Christophe Bailly dans sa préface inédite, « celui de la pensée : si “une pensée est une phrase possible”, alors comment vient s’inscrire cette possibilité, quel est le chemin qui va de la phrase pressentie à ce qui sera son dire effectué ? ».

Tram est le héros de L’Imprudent,, ou son antihéros. Voici comment l’auteur le présente : « Il serait faux de dire que Tram avait le sens de la litote. Il en était une, de la plus belle espèce. Ses traits de bande dessinée, son corps glabre d’homoncule élastique, sa voix fluette faisaient de lui un petit peu moins qu’une personne, juste en deçà de la barre de viabilité. » D’emblée émane de lui une étrangeté qui ne s’amenuisera pas. De même que Tram n’est pas un personnage au sens traditionnel, L’Imprudent, n’a rien d’un roman conventionnel. Il est fait de tableaux sans lien narratif, regroupés selon six thématiques qui forment les différentes parties du livre classées dans un ordre à peu près chronologique : « Débuts », « Les voyages », « Les travaux », « Les amours », « Visions de Mart », « Les épreuves ». Il serait abusif de parler de roman d’apprentissage. Pourtant, Tram traverse dans chaque tableau un événement, une situation qui s’apparente de près ou de loin à une épreuve. Ici, il doit transporter une girafe morte ; là, il se retrouve en cours d’allemand sans connaître un mot de cette langue ; là encore, sa chevelure prend feu. Plus le roman avance, plus ces petits récits défient la logique, plus la réalité est teintée de fantastique souvent cruel. Et de comique absurde. Voici Tram voulant sortir d’un théâtre en plein spectacle : « Tram se démena, fit se lever tout le monde, réclama un avocat, le consul, menaça d’une frappe aérienne, exigea qu’on le laisse partir. »

La langue connaît aussi de menus dérèglements : alors que Tram, de temps à autre, devient Trom, on rencontre, par exemple, un « alcolyte » ou une « table livre » (pour « libre »). Ce lapsus est merveilleux. Il indique à quel point tout ici est régi par l’écriture et appartient à la littérature. Même si L’Imprudent, se clôt sur une agonie et une épitaphe humoristique. Allusion directe à la réalité, la disparition de Pierre Alferi, qui, elle, n’a rien de drôle.

Christophe Kantcheff, Politis, février 2025


"Terrain vague (36)", un article de Christian Rosset où il est question de L’Imprudent, à retrouver sur la page de Diacritik.

Et aussi

Pierre Alferi, poète, romancier, essayiste, traducteur est mort

voir plus →