Un fantôme nous hante, insatisfait de sa commémoration (L’Année de l’Algérie, 2003), qui le célébra pour mieux l’effacer encore.
Ce livre donne un corps à ce spectre.
L’auteur y interroge sans relâche sa mémoire personnelle et plus que son souvenir : celui de cette génération d’avant, qui fit la guerre, ces phrases fameuses (« On utilisera tous les moyens », « On ne mettra pas les gants », etc.) que les démocraties s’autorisent parfois sans complexe, mais aussi la légèreté avec laquelle un pays tout entier met en scène son passé.
Les approches formelles, les angles, les tons, les registres se multiplient, se croisent et se répondent : au pragmatisme policier (du grec politeia, organisation politique), Grand Ensemble oppose une pratique de la langue, cruelle et drôle, pour qu’enfin les gorges se desserrent.
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Colonie de vacance
Tout comme le père de Nathalie Quintane, qui en avait ramené des diapositives touristiques, tout comme les pères d’une génération née dans les années soixante, mon père a fait la guerre d’Algérie. Me reste le souvenir d’une photo où il apparaît en tenue militaire au milieu des sables, me reste aussi son silence encore continu sur ce sujet, la plus forte chape de plomb de mon histoire familiale.
Et pour elle l’écrivain, et pour le lecteur, ce non-dit de l’Algérie française est le point de départ de ce Grand ensemble, remontage de textes publiés déjà ça et là, notamment L’année de l’Algérie paru chez Inventaire/Invention. Sauf qu’ici l’Algérie apparaît en creux, innomée sur la page de couverture, et en bas de page cette simple mention : « (concernant une ancienne colonie) ». Une périphrase entre parenthèses, voilà qui dit bien la situation de cet ancien ex-territoire français dans la conscience nationale. D’où cette série de textes intitulés « faux barrages » : « ce sont des leurres, commente l’écrivaine interviewée par téléphone, des histoires interrompues qui font obstacle mais qui en même temps aident la lecture. Une métaphore de cette aporie. J’ai procédé par page, en essayant de trouver la forme la plus appropriée, sans chercher de continuité. Parce que c’est quelque chose d’incontinuable, sans linéarité possible, parce qu’il y a trop de contradiction dans cette histoire, trop de choses pas claires. »
Rien d’illisible pour autant dans ce texte « plutôt de poésie, ou de recherche », dit-elle, et aux formes très variées : amorces de récits, explications de phrases, « dispositifs » qui ironisent doucement sur les formes vides et convenues prises par la commémoration de l’année de l’Algérie en 2003. Il y a même un microroman inséré au milieu du livre, avec page de couverture et typographie Gallimard. Et puis ces épitaphes qui donnent à cet opus une gravité toute singulière dans l’autre « grand ensemble » que constitue l’œuvre en cours, depuis plus de dix ans maintenant, de Nathalie Quintane. loin d’une histoire lyrico-romancée, tout s’écrit au présent de l’indicatif : ça « refroidit l’atmosphère » écrit-elle, tandis que « les narrations au passé prodiguent une chaleur bienfaisante ». Du même coup, le texte résonne de la situation actuelle de l’Algérie, et de même le titre, Grand ensemble évoque les barres d’immeuble et autres HLM par lesquels la société française crut pouvoir gérer son histoire coloniale mal digérée.
Faut-il inclure ce texte au rayon élargi des littérature francophones ? Là encore, Quintane esquive le piège de la fausse réconciliation : Il me fallait, comme dit l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau, éviter le « doudouisme », les clichés, sans pour autant m’interdire de les évoquer ». Éviter l’exotisme de pacotille, mais aussi « la littérature scoute », ne pas écrire « comme un caporal », et donc traquer jusque dans la langue ce qui est encore informé par l’opération dite de « pacification » menée par l’armée française, cette grande muette. D’où le retour constant de l’écrivain sur son propre texte. mais la métatextualité n’est pas seulement ici un signe extérieur de poésie, elle est le travail critique, autocritique d’une écriture confrontée à une aporie nationale.
Jean-Marc Colard, Les Inrockuptibles, 26 février 2008
La jolie colonie vacante
Dans Grand ensemble, Nathalie Quintane fait la peau à l’Année de l’Algérie
Nathalie Quintane est la reine des idiotes, et c’est un compliment. Faire l’idiot, au sens artistique, consiste on le sait à adopter une position de retrait ironique, à porter la singularité, la distinction au sein de l’indifférence et de la convention : « A la suite d’un herpès occurré à la lèvre supérieure en février deux mille trois et particulièrement défigurant, je décidai d’écrire un texte intitulé L’Année de l’Algérie » Plus précisément, elle a décidé de faire la peau à l’Année de l’Algérie, manifestation qu’elle décrit comme une grosse pitrerie, et, par-delà ce raté ponctuel, à tous nos comportements compassionnels et d’autruche « concernant une ancienne colonie » où, malgré son déni, « la France a nazilloné ».
Scout
Déguisé en clown, Quintane latte nos gueules de bienséants ahuris : « Peut-être êtes-vous en ce moment même en train d’entendre un texte scout/mais comment pourrez-vous le reconnaître si vous-même vous êtes scout/ […] Je n’ai plus qu’à travailler seule à débarrasser ce texte – qui peut-être n’est pas scout du tout – de tout scoutisme. » On lui répond : aie, et merci. Mais pourquoi est-elle si méchante ? Parce que ça nous fait rire. Non pas méchante pour faire la maligne mais « pour ne pas, par exemple, en rajouter, dire des choses qui ont déjà été dites cent fois, larmoyer sous une apparente tenue typiquement poétique ». Par fragments, épisodes, à des vitesses et dans des genres différents (Grand Ensemble contient même en son milieu un « roman » de dix pages intituléUne heureuse rencontre), Quintane fait leur fête aux consensus misérabilistes, à commencer par les concerts caritatifs ou « cette PHOTO DE VIERGE ÉPLORÉE BOUCHE OUVERTE prise vraisemblablement en Algérie », image chrétienne qui fit naguère le tour des médias et qui nous rappelle que, décidément, à Hiroshima comme à Alger, on n’a rien vu du tout.
Mais l’essentiel du travail de démontage porte sur la langue comme outil propagandiste ou anesthésiant, avec cette hypothèse qu’« un type de phrase correspondrait à un type d’État ». « C’est un fait : la multiplication des présents de l’indicatif refroidit l’atmosphère. Et pourquoi ? Les narrations au passé prodiguent une chaleur bienfaisante. L’Algérie était un département français; on y cultivait le chou et la carotte. » Il suffit d’ailleurs à Quintane de tordre l’usage pour réveiller le sens et créer un nouveau type de satire. Ainsi des géniaux « dispositifs » nominaux décrivant les commémorations de l’Année de l’Algérie dans les centres culturels : « – Énonciation par l’écrivain d’une anecdote (usines algériennes), suivie d’une autre anecdote (administration algérienne), consécutive à une autre anecdote (visite d’un cimetière chrétien), enchaînée à une autre anecdote (accueil chaleureux au poste de police) et à quelques mises au point (bonne entente des pieds-noirs et arabes), ouvrant à une suggestion de complicité d’avec le cinéaste. – Hochement de tête limité avec le cinéaste. »
Partage
« Nous connaissons par cœur l’Afrique par le couscous et le djembé », nous nous croyons dédouanés, ayant réussi la conversion de nos expos coloniales en alter-éco panoplies. Dans tous les cas, c’est le goût de l’ordre et de la police (« du grec politeia, organisation politique »). Mais comme la politique ne se résume pas, contrairement à ce que 53 % des français croient, à la police, Quintane propose d’essayer un nouveau partage de l’espace politique, un grand « ensemble » au sens adverbial, les uns avec les autres. Alors que, pour l’instant, « le monde est divisé entre éradicateurs et dialoguistes », surdité qui se propage au point que « de chaque côté de la Méditerranée meurt un pays d’occasions ». Heureusement, il existe peut-être « une porte de sortie ». Cette solution s’appelle… Jackie Chan. C’est à la page 137, on vous laisse découvrir.
Éric Loret,Libération, jeudi 27 mars 2008
La littérature revisite l’Année de l’Algérie en France
Nathalie Quintane dresse de l’« Année de l’Algérie en France » (2003) un audit poétique. Sans autre ambition que de nous embarquer dans ces mots qui font tilt dans les non-dits de l’histoire. L’auteure de Grand ensemble (éditions POL, avril 2008) réussit à nous interroger sur le sens des commémorations. Qu’en reste-t-il après le plaisir de rencontres parfois passionnantes, mais souvent sans lendemain ? Pas grand-chose, dit-elle, dans ce splendide radeau littéraire, fait pour être lu, ou mieux hurlé, lancé sur les flots tumultueux de l’incompréhension. Amère, elle pense au leurre de retrouvailles trop légères pour être sincères et trop éphémères pour nous projeter dans la résolution des contentieux. Pas assez vibrantes pour faire oublier les « on utilisera tous les moyens ». Nathalie Quintane est née en 1964. Son père a été un des soldats de cette guerre longtemps sans nom, dans les djebels : « Là où il y avait quelqu’un reste un goût de métal. Image de mâchoire défoncée, de moitié du visage ôtée, sans prendre de gants. L’humaine est une espèce à mains gantées, où rouge = beau, où bleu = ciel, où blanc domine, des laboratoires. L’espèce ricanante et sensible. Tue d’un revers. Pleure un lustre. Commémore ».
Pensez-vous que « L’Année de l’Algérie en France » était décalée par rapport à la force de l’histoire ?
C’est tellement ambigu les rapports entre la France et l’Algérie, entre les Français et les Algériens. C’était tellement compliqué… Cela m’a ennuyé que cela soit encore enterré sous les clichés, les approximations, les n’importe quoi. Je me suis dit que tout le pays était en train de faire un devoir de mémoire de façon maladroite. Je trouve que la manière dont c’était fait, et dont on en parle encore de nos jours, cela a été fait pour maquiller les problèmes réels, pour éviter le vrai travail (que font les historiens) que la société dans son ensemble ne veut pas faire alors qu’il est indispensable. Je pense que les gens, moi y compris avant que je n’entreprenne cette écriture, pensent qu’un spectacle, une petite fête, va arranger les choses, qu’avec quelques photos dans une médiathèque, tout le monde va être content et on passe à autre chose.
On ne peut quand même pas tout condamner et tout mettre dans le même sac…
Je n’ai pas vu tout ce qui s’est passé en 2003 dans le pays et je ne condamne pas en bloc, bien sûr. Mais j’ai l’impression, pas seulement sur cette année là, que sur la manière dont on peut parler de l’immigration des Algériens en France, puisque c’est lié à ça, je trouve que oui, ce qu’on retient dans la société prouve que cela n’a pas été aussi bien fait que ça.
Dans ce cas, que faudrait-il faire ?
Mon travail est un intermédiaire entre la narration et l’acte poétique, c’est pourquoi, il est constitué comme un recueil de textes. Je ne suis pas historienne. Ce que fait le livre, c’est ouvrir, disloquer les énoncés, pour qu’il y ait une circulation de sens qui s’installe, qu’on arrête de s’auto-mystifier, qu’on casse le béton mental qui nous enserre et qu’on mette un terme à une certaine forme d’exotisme. Je cite dans le texte quelque chose qui m’a frappée, c’est lorsque la médiathèque a voulu organiser un petit goûter avec des pâtisseries algériennes. Les responsables ont donc cherché des Algériennes mais elles n’en ont pas trouvées. Elles ont alors fait appel à des Marocaines. Pour la médiathèque, cela n’a pas posé de problèmes car je pense que cela n’en pose à personne. Il y a une espèce d’amalgame, de train train, de ronron, de gentillesse parfois mal placée. Ce livre essaie de revenir sur ce type d’anecdotes.
On peut aussi extrapoler. Sur votre 4e couverture vous dites « ce livre donne corps à ce spectre » qui inclut l’immigration, la colonisation, le regard sur l’Afrique, tout ce qui vous semble dur à digérer…
La France, plus que l’Angleterre, ancienne puissance coloniale aussi, a plus de mal que d’autres et l’arrivée de notre nouveau président de la République et ses discours avant et après son élection, comme celui de Dakar, en est une preuve supplémentaire. Il y a un embarras français, une difficulté. Cela ne s’arrange pas et plus le temps passe plus cela ajoute de la distance et une régression du discours. C’est ce que dit Grand ensemble ; le discours est régressif. Il faut faire quelque chose, car sinon des discours de Dakar on va en avoir d’autres et c’est intolérable, ce n’est plus possible pour les personnes à qui c’est adressé et c’est aussi insupportable pour les Français.
Walid Mebarek, El Watan, 21 avril 2008