C’est le récit d’une recherche, tâtonnante, obstinée, et dont l’objet ne cesse d’échapper ; une enquête sur quelques apparitions de femmes aimées, craintes ou haïes, qui traversent le récit par éclipses.
À l’occasion d’un projet d’exposition sur La Ruine, la narratrice relate sa rencontre inopinée avec une héroïne oubliée du second Empire, la comtesse de Castiglione, dont elle tente de retracer l’existence à partir d’un recueil de photographie retrouvé dans sa bibliothèque.
Pourquoi s’attarder sur ces clichés vieillis, sur ces images banales ? Sans doute parce que cette femme, célèbre pour sa grande beauté, sa fatuité, sa fin lamentable, a entretenu un rapport très étrange avec son image : plus encore qu’aucun de ses contemporains, plus encore que Montesquiou, le modèle du Charlus de Proust, fasciné lui aussi par sa propre image, la Castiglione a confié le sens de son existence à la photographie. Ancêtre des héros modernes de l’autoportrait, cette beauté fatale se rendait chez le photographe comme certains vont au coffre y placer leur bien.
Et pourtant, la beauté semble avoir déserté ces clichés ; ne subsiste qu’une tristesse et une solitude effroyables. Croyant exposer sa seule beauté, elle demanda à la photographie de l’accompagner dans le ravissement comme dans l’abjection et surexposa l’effondrement de son existence.
La narratrice cherche une image. Sous les bibelots d’un Empire à son apogée, elle croise quelques questions toutes contemporaines : l’effroi de son propre corps, la peur du regard de l’autre, l’attachement à quelques vestiges qui rassurent. Une image en fait surgir une autre, une femme en rappelle d’autres : de photos en remémorations, L’Exposition est celle de la rencontre avec l’autre, l’autre femme, cruelle ou désirable. L’écriture, comme la photographie, permet de s’avancer au seuil de l’ombre, à la recherche de la mère tant aimée et de l’enfant qu’elle fut.
C’est un premier roman, un texte d’une grande densité et d’une grande beauté, qui semble tout entier pris dans ce double mouvement de la révélation et du secret : double mouvement qui introduit une tension de plus en plus intelligible, partageable.
Nathalie Léger est directrice adjointe à l’Imec (Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine). Elle est, chez P.O.L, l’éditrice des œuvres d’Antoine Vitez . Elle a publié, voici, deux ans, aux éditions Allia, Les vies silencieuses de Samuel Beckett.
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Brésil : DBA Editora | Corée : Spring Days’s Book | Allemagne : Acantilado | USA : Dorothy, A Publishing Project
Dira-t-on de L’Exposition qu’il s’agit d’un roman ou d’un essai ? D’une méditation ou d’une enquête ? La force et l’évidente beauté de cet ouvrage mince et intense, son pouvoir hautement captivant, résident précisément dans cette indéfinition. Et il n’y a pas que la forme de l’ouvrage qui échappe : le sujet même du livre semble longtemps se dérober, au lecteur comme à l’auteur. « Pendant des années, j’avais pensé que la moindre des choses, pour écrire, c’était de tenir son sujet […] Je ne savais pas que le sujet, c’est justement lui qui vous tient. Je ne savais pas non plus qu’il peut ne tenir à rien », note Nathalie Léger, aux premières pages de L’Exposition. S’impose alors à elle, comme une obsession, comme une dévoration, cet étrange motif : la comtesse de Castiglione (1837-1899), figure énigmatique du Paris du second Empire, courtisane d’origine italienne qui, outre qu’elle fut la maîtresse de Napoléon III et, disait-on, « la plus belle femme du XIXe siècle », prit l’initiative de se faire photographier pendant plus de quarante ans, plusieurs fois par semaine parfois, dans les studios du photographe-portraitiste Pierre-Louis Pierson.
Que nous disent, de cette séductrice arrogante, les quelque cinq cents photographies qu’elle a laissées d’elle-même ? Qu’allait-elle chercher, chaque semaine, dans l’atelier de Pierson ? Quelle confirmation ou quel oubli d’elle-même Quelle certitude mélancolique de la putréfaction déjà à l’œuvre, souterraine, sous le masque bientôt fissuré de la jeunesse et de la beauté ? La démarche de Nathalie Léger n’est pourtant ni théorique ni biographique. Si, pour tenter d’approcher le mystère de la Castiglione et de ses visages vitrifiés, pour réfléchir au lien entre la photographie et les ruines, la photographie et la mort, elle convoque ici Roland Barthes, là Cindy Sherman, et d’autres références encore, il s’avère que c’est vers sa propre histoire, son enfance, le bouleversant désarroi de sa mère, que la guide en profondeur son investigation – il était là, le fameux sujet qui tout ensemble l’obsédait et semblait la fuir, et dont elle s’est saisie, dans un geste littéraire remarquable.
Nathalie Crom,Télérama , 22 novembre 2008
Identification d’une femme
À travers le destin énigmatique de la comtesse de Castiglione, mondaine du XIXe photographiée tout au long de sa vie, Nathalie Léger trace une histoire personnelle du féminin
Quelle est cette quête, menée par Nathalie Léger dans les pas d’une autre, une étrangère qui fut femme dans un autre temps ? Le personnage qu’elle a choisi comme guide de ce petit livre précieux, tenu et clairvoyant, est en effet des plus singuliers : courtisane et maîtresse de Napoléon III, née Virginia Elisabetta Luisa Carlotta Antonietta Teresa Maria Oldoïni en 1837 à Florence, devenue comtesse de Castiglione à l’âge de seize ans, elle fut connue des esthètes comme « la plus belle femme de son siècle », et c’est ainsi qu’elle voulut que l’on se souvînt d’elle. Car rien ne lui fut plus crucial que l’empreinte, la trace durable laissée dans un sillage qu’elle espérait éternel, mais tout de suite : se faire photographier, inlassablement poser devant l’objectif des photographes Mayer et Pierson à Paris, composant « un récit d’elle-même », une œuvre aussi énigmatique que les yeux absents qu’elle arbore sur ces clichés sépia. L’auteur tente au fil de ces fragments minutieux de capter ce que fut ce regard qui ne s’adresse qu’à lui-même, de comprendre cette folie du plaire et l’abîme de solitude qu’il suscita.
« Pendant des années, j’avais pensé que la moindre des choses, pour écrire, c’était de tenir son sujet. […] Je ne savais pas que le sujet, c’est justement lui qui vous tient. Je ne savais pas non plus qu’il peut ne tenir à rien. » Acceptant l’invitation à « une carte blanche sur la ruine » qu’un conservateur lui proposait en 2005, Nathalie Léger a été attirée par ce destin singulier pour bientôt être « happée, gobée par ce sujet-là ». « Mais elle ne t’est rien », pourtant, s’interroge l’auteur, reprenant une réplique de L’Herbe de Claude Simon. C’est assurément cette absence de liens qui va lui permettre de composer ce qui se lit comme un autoportrait parcellaire, une tentative de saisir quelque chose d’elle-même et de ce qui l’a constituée, de loin ou de près. L’introspection d’une femme dans le miroir d’une autre femme.
Là donc se niche le moteur de la fascination, le désir de percer l’énigme d’un visage dont la beauté effrayait ses contemporains, admirateurs ou collectionneurs de ses portraits, au premier rang desquels Robert de Montesquiou, le mondain qui inspira le personnage de Charlus à Proust et celui de Des Esseintes à Huysmans. Le comte ne chercha jamais à rencontrer la Castiglione, intimidé par son fantasme (qu’y projetait-il lui-même ?), nourrissant son adoration en secret jusqu’au jour de la mort de l’icône, qu’il ose enfin approcher gisante.
Nathalie Léger elle-même souhaite-t-elle vraiment la connaître, qui à l’inverse des biographes ne s’attache ni au parcours ni aux frasques mais au seul mystère de ses infinies séances de pose ? Elle se contente d’examiner le théâtre qui se dresse dans cet espace clos, avec force costumes, maquillages et accessoires, la tragédie intime révélée dans une unité de lieu et de temps. Le studio est un refuge et une addiction comme à d’autres bientôt le divan des psychanalystes où l’on ira s’allonger. La légende veut que Freud lui-même, visitant en 1900 une exposition de ces clichés, se soit demandé, songeur : « Mais que veut la femme ? » Voilà bien la question que pose Nathalie Léger, évoquant sa propre généalogie : une grand-mère flamboyante et écrasante (dont « ceux qui n’avaient pas eu à en souffrir, les hommes en général, disaient […] qu’elle était “farceuse” »), qui peut-être, comme la Castiglione, « posséda la beauté du monde, la domination et le tourment du ciel, sa stupeur, et la folle solitude qui allaient avec » ; une mère « ployée sous le corps d’une autre , vite quittée par le père pour la voisine des femmes croisées ici ou là, inspirant une menace diffuse ou l’élan d’une connivence.
Qu’est-ce qu’être femme, et comment être une femme ? Comment négocier, à toute époque, avec ce corps et cette identité complexe, non acquise, qu’est la féminité, avec les désirs et les rôles imposés (mère, amie, amante, sœur, fille) ? Le livre essentiel du philosophe et psychanalyste Daniel Sibony La Haine du désir, s’interrogeant sur la transmission du féminin, offre un écho étonnant aux thèmes développés par Nathalie Léger. La Castiglione cherchait bien elle aussi à surmonter ce que l’essayiste nomme « l’entre-deux-femmes, à la fois épreuve, lieu et fonction essentielle du devenir-femme », une quête infinie pour accéder à son identité et dépasser l’idée que « l’Autre-femme a ce qu’il faut ». Peu d’hommes en effet dans l’entourage de la comtesse, sinon des instruments fantômes de son plaisir et de son ambition, et peu de ses semblables pour l’aider à surmonter un mal-être tenace, à peine masqué par la liesse feinte des salons enfumés. « Cette femme ne vient pas se connaître, elle vient se confirmer, se répéter, s’immobiliser pour toujours dans l’ignorance d’elle-même. » N’abdiquant pas l’usage malgré les années et la beauté qui s’en va, elle continuera jusqu’à la mort à multiplier les séances, « pour construire, sous l’apparence de la frivolité, ce que Poe appelait “l’habitacle de la mélancolie”. Retenir, silencieusement retenir. »
À cette « existence qui ne tient qu’à sa forme », Nathalie Léger aura offert un écrin parfait. Elle ne fraye pas avec les explications oiseuses, ne va pas au-delà de la littérature, mais, cheminant en écrivain, traque l’accroc dans le taffetas, le grain terni du miroir qui lui permettront, à elle comme à son sujet, de commencer à exister. Elle choisit de clore cette superbe étude sur une seule image. Une photo qui émerge de la foule des visages surexposés de la comtesse, et de la centaine de portraits amassés dans son grenier personnel : celle, pudique, de sa mère adolescente, de dos, qui donnera son plein sens au titre du livre : s’offrir vraiment, mais à soi-même, et pouvoir dire : voilà qui je suis.
Sabine Audrerie, La Croix
L’Exposition de Nathalie Léger
Réputée « sans cœur ni âme » ou encore vouloir les choses « férocement et sans fièvre », la comtesse de Castiglione était d’une beauté stupéfiante. La narratrice de ce petit livre étrange et envoûtant a découvert ses traits dans un catalogue acheté par hasard dans une librairie délabrée d’une ville de province. Elle n’a pu ensuite se détacher de cette héroïne du second Empire qui a tant ébloui ses contemporains. Une femme, née Virginia Oldoïni à Florence en mars 1837 et devenue comtesse à seize ans, « qui passait ses heures à se faire photographier » à l’atelier Mayer & Pierson où l’on savait la regarder. Admirée de beaucoup, dont d’Annunzio et de Robert de Montesquiou, lequel possédait jusqu’à 434 clichés d’elle, « la Castiglione » devait finir ses jours dans un appartement de la rue Cambon, le 29 novembre 1899. Nathalie Léger la ressuscite pour nous avec grâce, style et un goût très sûr. Réflexion sur l’image que l’on donne de soi, subtil autoportrait en creux, tableau d’une époque érudit,L’Exposition vaut assurément la visite.
Alexandre Fillon, Madame Figaro