— Paul Otchakovsky-Laurens

Vengeance du traducteur

Prix du style Cultura 2009

Brice Matthieussent

Un traducteur facétieux et sans doute malfaisant supprime le texte qu’il traduit et multiplie les notes en bas de page, les fameuses (N.d.T.), d’habitude rarissimes, ici abondantes et prolixes, qui racontent par le menu le dégoût qu’il a du roman qu’il traduit, le mépris dans lequel il tient son auteur, et surtout les outrages qu’il fait subir au texte : suppression des adjectifs, des adverbes, de paragraphes puis de pages entières, au profit de ses propres remarques, rêves, réflexions, ajouts, etc. Les notes en bas de page occupent ainsi le premier tiers de Vengeance du traducteur. Et c’est la première « vengeance » du traducteur, son premier crime de...

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Traductions

Italie : Marsilio Editori | USA : Deep Vellum

La presse

Le premier roman de Brice Matthieussent est une réflexion ludique, comique et feuilletonesque sur le métier de traducteur qu’il pratique. Une folle chasse au snark au pays du texte.



Imaginez que la page du livre que vous tenez entre les mains ne soit pas seulement une page, mais le lieu physique d’un affrontement ; imaginez que les divisions de son espace, en tête ou en pied de page, aient une importance, déterminent à la manière d’un système de classes une organisation hiérarchique des locuteurs, les lieux de pouvoir ou de soumission...
Vengeance du traducteur de Brice Matthieussent n’est pas un objet-livre ordinaire, mais un petit théâtre de papier en trois dimensions où se met en scène une confrontation des textes, où les personnages bien sûr mais aussi l’auteur et le traducteur jouent les principaux rôles. Son premier chapitre porte d’ailleurs un titre didascalique : « Où le traducteur entre en scène ».

Tout commence donc par un puissant sentiment d’enfermement. A la cave, dans les oubliettes d’un roman invisible rédigé en anglais, Translator’s Revenge, le traducteur français se morfond sous la barre horizontale réglementaire. « J’évolue incognito, désincarné, fantôme obéissant et fidèle comme l’ombre demeure rivée au corps. » Il médite avec rage sur son humble condition de « serviteur muet » de « passeur de plats ».

Et il rêve. Il rumine caviardages et dégommages, fomente une expansion folle de ses notes, une évasion et même une intervention éclair qui le propulserait d’un coup vers le blanc du ciel, le délivrant de la soumission à l’astérisque - « ?*? » - qui seul l’autorise à apparaître sur la page en « queue d’une comète noire »: « Il suffirait peut-être que j’accumule assez de lignes ici en pied de page pour que la porte blanche, dont la fine barre noire indique le bas, sorte de ses gonds et bascule avec fracas », se dit-il. D’autant qu’il estime que Translator’s Revenge est « une ineptie et son auteur un gredin », même si le sujet du roman l’inspire au fond bien plus qu’il ne l’admet. Tel est donc le programme sournois que le serviteur de l’ombre va s’employer patiemment à réaliser, sabotant la salle des machines, sapant les fondements du texte, pour parvenir peu à peu à gagner la pleine lumière et à s’installer au plus haut des cieux de papier. Brice Matthieussent propose ici un parcours extrêmement drôle et séduisant au lecteur, où l’apparence graphique du livre s’avère, une fois n’est pas coutume, déterminante. Le lecteur éprouve un plaisir enfantin et immédiat à suivre ce jeu de pistes où les polices de caractères se disputent les paragraphes, où passer à la ligne peut s’avérer dangereusement transgressif et où les fictions se démultiplient, bombardant un réel qui perd ses repères.

Brice Matthieussent écrit cette fantaisie en toute connaissance de cause : il est lui-même un traducteur au palmarès impressionnant. De Jack Kerouac à Joyce Carol Oates, de Paul Bowles à Charles Bukowski en passant par Bret Easton Ellis, il a traduit, depuis 1975, environ 200 fictions américaines. C’est sans doute sa profession et les réflexions approfondies qu’il mène depuis longtemps sur la pratique de la traduction, à travers l’enseignement notamment, qui lui permettent de tenir avec brio la longueur de son premier roman. Car le danger de ce genre de jeu de construction est de gripper rapidement le dispositif textuel, épuisant à coups de clins d’œil les gisements métaphoriques ainsi découverts. Brice Matthieussent s’essouffle certes un peu sur la fin, mais les 300 pages du roman débordent d’inventions, de chausse-trappes, de labyrinthes, d’effeuillages, de tours de prestidigitation. Il possède une imagination presque frénétique, feuilletonesque par son ampleur et ses rebondissements. Le livre donne l’impression d’un savoir profond, accumulé patiemment année après année, et qui explose d’un coup en un feu d’artifice libératoire et réjouissant.

A tout cela s’ajoute une fine culture littéraire qui se coule discrètement dans le texte ; un humour subtil et un sens des mots jubilatoire. Qu’on en juge par les multiples et inventives déclinaisons de la fameuse note « (N.d.T.) » censée clore les notes du traducteur. « (N.d.T.) » devient ici « (Nez du Tapir) », « (Nuit du Taiseux) », « (Nuisance du Taraudeur) », « (Nausée du Travailleur) », « (Nique de Tarzan) » ou plus follement encore mais non sans évidence: « (Mamelles du Délire) ».


Eléonore Sulser, Le Temps, 12 septembre 2009




Le traducteur en son miroir


Brice Matthieussent a conçu un étonnant jeu de réflexion sur la littérature.



Quel beau jeu de refletsnbsp;! se dit-on en refermant le premier roman de Brice Matthieussent. Ce célèbre traducteur de Jim Harrison, Paul Bowles, Robert Coover, Richard Ford, Joyce Carol Oates, Bret Easton Ellis et de son quasi-homonyme Peter Matthiessen suit en effet, les traces de Nabokov dans Feu pâle et de Dezsö Kosztolanyi dans Le Traducteur cleptomane. Du premier (par ailleurs abondamment cité, puisque Lolita elle-même s’invite), l’écrivain a retenu l’idée d’un commentaire envahissant l’oeuvre centrale, phagocytée par un parasite, et du second, celle d’un traducteur abusant de son pouvoir et finissant par éclipser celui qui trop souvent l’éclipse, l’auteur.

Brice Matthieussent fait partie, pourtant, de la petite élite des traducteurs qui ont un nom: la plupart de ses confrères demeurent, jusqu’à leur mort, anonymes, en dépit de la qualité, de la difficulté et de la quantité de leur travail. Mais, indépendamment de ces points de départ et de la fantaisie typographique ( le livre étant tout entier écrit en notes de bas de page qui peu à peu remontent et se substituent au texte censé être traduit et qui, lui, demeure invisible ), le roman ( de Brice Matthieussent ou de l’écrivain-double qu’il est censé traduire, Boris Matthews ) apparaît comme une réflexion sur la littérature.

Les notes sont d’abord des protestations ironiques du traducteur qu’exaspèrent les approximations de son auteur. L’entreprise, mi-parodique mi-intellectuelle ( Borges est cité, et toutes sortes de private jokes font apparaître des figures de la traduction et de la littérature, de Maurice-Edgar Coindreau à Raymond Roussel, en passant par Baudelaire, Jules Verne, E.T.A. Hoffmann et Joyce ), est compliquée du fait que le traducteur traduit un roman dont le héros lui-même est un traducteur et qui s’intitule... Vengeance du traducteur. Le roman traduit raconte les rapports d’un éditeur, d’un romancier et d’un traducteur, rapports eux-mêmes contrariés par l’apparition d’un virus informatique et, donc, de Lolita, elle-même.

Rapidement, on oublie la situation initiale, et on lit l’ensemble des notes comme le livre traduit. Or cela peut apparaître comme une faiblesse de cette fiction, même si elle est intégrée dans un ensemble pensé et cohérent. Car ce n’est que dans les digressions internes aux notes ( les souvenirs d’enfance de Brice Matthieussent lui-même, enfin libéré du carcan de son système narratif ) que l’on trouve un ton naturel et vrai, fût-il amené par l’artifice général de la construction. Alors quelque chose se passe de très émouvant : on est au coeur de la littérature, de sa capacité de faire vibrer le réel, de l’atteindre par les mots. De même les pauses réflexives sur la fiction, sur la lecture, sur la traduction bien sûr, sont plus saisissantes que le récit même ( le contenu du livre prétendument traduit ), qui, réduit à lui-même, est plus banal.

Mais le projet littéraire est assez bien verrouillé pour que cette banalité passe pour volontaire, au moment où le traducteur s’introduit dans la fiction qu’il traduit et, dans ce qu’il appelle drôlement une lévitation, occupe enfin la pleine page, attendant que son traducteur anglais poursuive l’aventure dans l’autre sens. Et le jugement critique perd, de ce fait, toute légitimité : le roman contenant son propre commentaire, sa propre autocritique, aurait pu, imitant certaines republications de classiques contemporains, proposer un pastiche de revue de presse.


René de Ceccatty, Le Monde, 4 septembre 2009




De la note de bas de page au vrai roman.



Pour la première fois, son nom apparaît sur la couverture d’un roman. Traducteur d’environ deux cents fictions américaines (Kerouac, Harrison, McGuane, Pynchon, Bukowski, etc.) depuis 1975, Brice Matthieussent publie son premier roman. Vengeance du traducteur, l’a-t-il titré. Organisé en seize chapitres et un épilogue, le livre surprend, déconcerte mais ravit de bout en bout. Le vengeur commence par masquer le texte qu’il traduit, n’y laissant apparaître que l’astérisque renvoyant à la « note du traducteur » logée en bas de feuillet sous sa « fine barre noire » . Mais cette dernière se balade ici haut dans la page, laissant le traducteur s’exprimer tout son saoul . Il crache ainsi ses dents contre l’auteur qu’il traduit, caviarde allègrement son texte quand il n’ajoute pas des mots, des phrases, ou d’autres digressions. Et s’amuse aussi beaucoup avec les « n.d.t » qui deviennent « nuit du terrifié », « nausée du travailleur », « navette du tapissier », ou même « mamelles du délire », à la manière dont Franquin jouait avec sa signature dans ses bandes dessinées.

Ces agissements n’empêchent toutefois pas les personnages du livre américain de se glisser dans le texte. Et c’est un vrai roman qui se met en place, avec passages secrets, amours, haines, trahisons, rebondissements et intervenants multiples. Jusqu’à ce que le traducteur triomphe de l’auteur et s’installe en haut de page pour mieux continuer son histoire. La mort du père, tué par le fils ? Quel joyeux festival que ce roman inclassable, qui invite diverses figures de la littérature (à identifier ou pas), se joue des normes graphiques, sème son lecteur pour mieux le rattraper et réfléchit de l’intérieur au métier de traducteur.


Lucie Cauwe, Le Soir, vendredi 2 octobre 2009



Zorro, ou le traducteur masqué


Se révolter contre un écrivain abusif peut mener loin un de ces indispensables hommes de l’ombre. Premier roman, virtuose de Brice Matthieussent, " passeur " célèbre.


Ce qu’on demande au traducteur ? Se faire oublier. Dépenser des trésors de savoir, de sensibilité, d’habileté pour se rendre transparent, mieux : invisible. Placer son honneur dans la non-existence. La note de bas de page, par suite, devient une marque d’infamie. Elle est pourtant, parfois, indispensable, et la plupart du temps reste le seul espace où le traducteur peut sortir de la clandestinité. Sous le prétexte de signaler un " jeu de mots intraduisible ", une tournure régionale ou une allusion érudite, il peut succomber à la " tentation d’exister " et investir ce sous-sol de la page sous couvert des (NDT), notes du traducteur.

Le traducteur règle ses comptes avec l’auteur


Le narrateur du roman de Brice Matthieussent est ainsi un traducteur qui craque et tente de se mettre à son compte, de régler ses comptes avec l’auteur qu’il traduit et au passage avec les auteurs, en bloc. Mais contrairement au " vrai " Brice Matthieussent, traducteur reconnu des plus grands écrivains américains, son héros ne franchit pas le Rubicon. Il ne passe pas au roman, ne revendique pas un statut d’auteur à part entière. À l’abri sous la ligne noire qui sépare le domaine du traducteur de celui de l’auteur, le passeur devenu parasite cherche à étendre son domaine au détriment de celui qu’il sert.
Tel est le thème du premier roman de Brice Matthieussent, dont l’Humanité avait publié les bonnes feuilles pendant l’été. Un traducteur français s’attaque à un roman américain dont la situation est symétrique de la sienne. Ce texte, Translator’s revenge, montre en effet un Américain, David Grey, entreprenant de traduire N.d.T. le roman d’un original auteur français, Abel Prote. Un dispositif où, d’emblée, la couleur est annoncée. Jeu de miroirs, mise en abîme, symétries et inversions, le mystère de la traduction est au coeur de ce roman d’aventures dont le lieu central est un souterrain qui conduit à des amours illégitimes et multilingues. La traduction comme passage secret, le traducteur comme vengeur, voilà de quoi dynamiter les lieux communs sur la « traduction trahison » et le « traducteur passeur ».
Le système des noms lui-même participe de cette jubilation ingénieuse. Abel, premier homme assassiné, est aussi tout en haut de la liste des prénoms. Le nom de Prote, qui désigne le chef d’équipe des typographes, signifie « premier » en grec. Mais il renvoie aussi à Protée, multiforme dieu grec des métamorphoses, manière de signaler la prééminence de l’auteur, son empire sur la forme et le sens de l’oeuvre, face au gris effacé de « Grey ». Mais ce David vient d’engager le combat face à l’auteur Goliath. Premières escarmouches : il fait la chasse aux adjectifs et aux adverbes, élague les métaphores, sabre dans les indications scéniques. Après quoi, il insère des images de son cru. Puis des passages entiers. Et, transgression majeure, il transforme complètement un personnage : la dévouée secrétaire d’Abel Prote, Doris, devient une volcanique muse vénale. Tout bascule. On ne sait plus qui est qui, ni dans quel niveau de la fiction on se situe. On aura côtoyé des célébrités, Dolorès, la Lolita de Nabokov ou de la traduction, dont un Maurice-Edgar qui rappelle furieusement un célèbre traducteur. Tout cela devient un grand roman virtuose, où le Z de Zorro signe la vengeance du traducteur masqué.


Alain Nicolas, l’Humanité, 31 décembre 2009




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Vengeance du traducteur, de Brice Matthieussent reçoit le Prix du Style.

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