Les morts en savent-ils plus sur la vie que les vivants sur l’invisible ?
Elle – Nathalie Quintane parcourue par des contemporains disparus – écrit dans le visible, poursuit le visible à partir de l’invisible, change le monde en traversant des idées toujours affectées par l’extérieur, se décharge de valeurs trop pesantes en inventant des équations allégées, des formules entêtées, tente l’audace en écoutant descendre les voix en soi, par soi, à travers soi ; en observant cette descente sur le corps d’autrui, sur des matières surfaces soudainement pleines, animées, métamorphosées. Elle sait à peu près d’où viennent les voix ; elle ne sait pas encore et ne saura sans doute jamais quelles voies elles découvrent.
Descente des médiums raconte, en vingt-huit chapitres, quelques moments de la vie d’une femme qui rêve à d’autres vies que la sienne : autres usages de la photographie, du mot, du silence et de la philosophie, autres rites, autres croyances, autres matières, autres amours, autres rencontres, autres langues. L’écrivain ne perd pas le sens de l’obstacle : elle n’oublie ni le monde ni ceux qui ont animé sa matière inerte, et s’essaie à une psychologie descriptive qui revient à cet invisible préparant/préfigurant les objets. Cette fois, l’obstacle insaisissable et sans doute fantasmé accompagne le devenir des choses soulevées par l’intensité désirante. Il est le détour par lequel raconter des parcours et des tentatives qui, ici (Europe) ou ailleurs (Afrique, Asie), figurent la pensée en défigurant nos habitudes de pensée. Cet obstacle est d’autant plus déroutant qu’il est imperceptible, laissant cependant des traces qu’il faut décoder en faisant preuve d’une inventivité interprétative. Aventure d’un geste, genèse d’une croyance, souffle d’une illusion : ce pourrait être les titres de quelques-uns des chapitres de ce livre qui isole des « moments justes » incertains afin de « réformer le visible » bien trop certain. Un dispositif, un montage, une mise en scène donc, médiatise l’immédiat, et fait descendre l’éternel dans le devenir. Mensonge ? Peu importe diraient certains, tant mieux affirme-t-elle ! Le faussaire déconcerte, interroge, révèle des intentions et des projets qui, eux, manifestent ce qu’il y a de plus réel, de plus tangible et de plus essentiel en chacun d’entre nous : recevoir, comprendre, accueillir sur un mode inhabituel un au-delà ou un en deçà dont on fait notre présent, notre lieu, notre mode d’être au monde. L’invisible s’entend, se touche, se sent, s’impose et se fraie un chemin dans le visible. On le voit alors autrement. Une vision et une position, un regard et un point de vue engagent le corps et font qu’on n’agira plus comme avant. L’entreprise esthétique, temporelle et politique se nourrit d’un imprévisible auquel ce récit donne puissance, forme et attention.
Ainsi donc, on oublie beaucoup de qu’on a appris. On recommence : à entendre et à raconter ce qu’on entend, à voir l’autre entendre l’Autre, parce qu’on a besoin pour avancer, disait Nietzsche, d’illusions qui soient des non-vérités tenues pour vérités. L’expérience intérieure s’ouvre à des échos qu’elle reporte dans des apparitions. On réaménage nos représentations, on présente nos réaménagements. Les héros de cette geste disent leur présent depuis une éternité fantasmée : photographes épris de trucs et de trucages – Ted Serios –, ethnologues explorant Les chemins du vide – Robert Jaulin –, pédagogues et doctrinaires – Allan Kardec –, écrivains-femmes dans un monde d’hommes – Christine de Pisan –, corps illuminés et suicidés – Chizuko Mifune. Tous ont entendu parler les morts, tous ont eu le courage de les relayer. Des paroles fantomatiques ont été portées, transportées, téléportées jusqu’à ce livre-ci, objet métaphorique, qui, à son tour, charrie un présent passionné et passionnant, pris en charge par les vivants cités en fin de volume : Dominique Rivière, Christelle Fanny, Jean-Pierre Cometti, Rémi Marie, André Scala et Ryoko Sekiguchi.
Un livre est une place déplacée vers l’autre, une place pour l’autre, cette place de l’autre édifiée à partir de l’accident : ce qui surgit, l’événement, l’imprévisible qui s’empare de la situation, la bouleverse, la conduit d’un point à un abîme, d’un réflexe à un saut dans l’inconnu. Un livre en mouvement, constamment mouvementé, qui entend des voix, repère des accents, accompagne des aventures, donne visibilité à la pensée dialogique. Un livre jamais down, même si c’est de Descente qu’il s’agit. Quelque chose au contraire monte jusqu’à nous : c’est neuf et surprenant, un peu inquiétant, assez bizarre, souvent joyeux. Cela ne justifie rien, n’explique surtout pas. C’est l’inutilité la plus utile qui soit : celle par laquelle des revenants (habitant les murs et les tables, les livres et les descendants) murmurent que le plus étrange est aussi le plus intime, le plus actuel, le plus décisivement juste. Chaque mort est la place d’un mot, tout mot délivre une mort de l’oubli.
Utilité des illusions qui déchirent le visible ; utilité des illusions par lesquelles s’entend dire l’invisible.
Anne Malaprade, Sitaudis, 2 avril 2014
Médiums à tout faire
Nathalie Quintane, qui entendait déjà des voix, invoque les ectoplasmes
On l’avait laissée en compagnie des orgasmes (Crâne chaud), on la retrouve parmi les ectoplasmes. Enfin, pas tout à fait, plutôt chez les thoughtphotographs, les photographes spirites, tels Tomokichi Fukurai ou Ted Serios, qui prenaient des clichés de leurs pensées, mais aussi un peu Allan Kardec, qui interviewait les esprits. Il y a également Jean-Pierre Cometti, le philosophe de Musil, parce qu’il a écrit un essai sur le pragmatisme donc aussi sur son inventeur, William James : « William James dit que la justesse de l’événement psi se mesure à ses effets bénéfiques pour la vie, mais Jeannet caillassa des vitres par l’intermédiaire d’une bonne à tout faire, c’est donc que caillasser des fenêtres au moyen d’une prolétaire est une bonne action. »
La télékinésie est un sport de combat. Descente de médiums ne se laisse pas saisir totalement, c’est un texte englobant et fuyant à la fois, mais on n’a jamais trouvé Quintane aussi près de tout péter. Un trac de conspiration – mot qui veut dire littéralement « respirer ensemble » –, où nos souffles mêlés pourraient tout souffler : « on raconte que pour reformer le monde visible, il faut attendre que la situation s’y prête », lit-on au troisième paragraphe. C’est une voix qui parle à l’auteur, celle d’une amie qui ressemble à la Catherine de Jeanne d’Arc (on sait que Jeanne Darc est un texte autobiographique de Quintane), qui lui conseille de lever mille lecteurs comme autant de soldats et de « sous-entendre » qu’il faut « commencer la réforme du monde visible ». Et les lecteurs descendraient, poursuit la voix, ils feraient une descente, comme dans le titre du livre.
Lorsque les ectoplasmes descendent, que les voix des morts ventriloquent, ils font des prophéties. C’est en général du vent. Comme de photographier les pensées, la spécialité de Ted Serios, qui a réellement existé dans les années 1960, avec son « guzmo », un tube en carton dans lequel on le soupçonnait de glisser des minidiapositives pour impressionner les polaroïds de son psychiatre crédule. « Une idée : photographier les pensées. Ce genre d’idée ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Elle vient quand on mène une vie de merde. » En littérature, faire parler les héros, ça ne devrait en revanche pas être n’importe quoi, dit Quintane : « Des personnages sont aux ordres dans les fictions parce que trop d’hommes sont aux ordres dans le monde. » Il faudrait que ça cesse, ce panurgisme politique. C’est comme d’obliger les gens à parler, à faire semblant de mettre leur intérieur à l’extérieur, ça commence à suffire. Pour mettre les gens aux ordres, on leur tire les vers du nez. Comme des ectoplasmes, d’ailleurs : « vous les lui placez » dans le nez « afin de mieux pouvoir les en tirer ».
Tirer les vers, ça marche mieux en poésie. Quintane rebelote l’expression à propos de Yeats : « (ici sa femme lui sort à peu près un vers ou deux tirés de ses œuvres complètes) ». Puis la femme de Yeats parlant de la Beat generation : « Leurs vers coulent comme un entrejambe féminin à l’approche d’un entrejambe masculin ou d’un entrejambe féminin, sur mille et vingt-quatre pages, alors que mon Esprit fait descendre tes vers avec parcimonie. » C’est sur les femmes, alors, peut-être, et la révolution ? La poétesse Christine de Pisan est souvent citée, qui a fait parler Pallas Athena dans le Livre du chemin de long estude (1403) « de manière à faire comprendre aux princes qu’il leur faudrait changer de politique. Qu’on ne soit pas content de la politique, c’est comme ça que ça commence ».
Mais aussi, un peu plus loin : « Qu’on ne soit pas content de la famille, c’est comme ça que ça commence. » Et le fait qu’on n’existe plus, ou que le kairos, le moment opportun, ne soit pas arrivé, ne devrait pas être une raison pour ne pas commencer. Voilà ce qu’on a retenu du livre de Quintane. Une descente, des voix par en dessous pour se soulever. À la toute fin, on devient tous des Polonais, mais de quand la Pologne « n’existait plus (elle était partagée entre la Russie, l’Autriche et l’Allemagne), et que certains, polonais ou non, ne supportant pas cette occupation, s’organisèrent, polonais ou non, en légions, et prirent ce chant […] qui était comme un ciment entre eux, un moyen de se donner du cœur à l’ouvrage, on chante ». Conspirez, on vous dit, il en restera toujours quelque chose.
Éric Loret, Libération, 10 avril 2014
Paranormale activité
Avec son libre essai autobiographique sur la mort et les arts mèdiumniques, Nathalie Quintane laisse une fois encore divaguer son imagination. Portrait d’une écrivaine expérimentale, ludique et hantée par bien des spectres…
Qui n’a jamais rêvé d’être une imprimante ? Ainsi posée, la question a de quoi alerter sur la santé mentale de celui qui l’émet. En d’autres termes, n’est-il pas frustrant de ne pouvoir retranscrire parfaitement sur papier nos visions mentales, afin qu’elles soient consciemment connues de nous et des autres ? C’est ce que prétendait faire un certain Ted Serios (1918-2006) « Quelques-uns de ses Polaroïds étaient présentés dans une exposition », se souvient Nathalie Quintane, qui a vu ces photographies prétendument paranormales. « Des images très floues, vraiment pas crédibles, censées avoir été prises avec sa pensée ! Qu’on puisse traiter le plus sérieusement du monde une blague ou une escroquerie m’a toujours intéressée. » Il ne faut des lors guère s’étonner que cette ecrivaine se soit penchée dans Descente de médiums sur un tel hurluberlu. Après tout, un livre n’est-il pas un tirage relié, forcément tricheur, de nos songes ? Et la littérature, une grande séance de spiritisme ?
Depuis plus de vingt ans, Nathalie Quintane s’amuse ainsi avec l’écriture, comme d’autres font des parties de Monopoly. « Un jour, deux amis, Christophe Tarkos et Stéphane Bérard, qui montaient une petite revue ensemble – RR –, m’ont demandé d’y remplir un peu les pages. Ça a commencé comme ça. Je notais des pancartes d’autoroute pour eux, des remarques sur le moment. » Le chemin était donc tout tracé après avoir publié des poèmes dans différentes tribunes, cette amoureuse de Diderot, Lautréamont et Lichtenberg finit par sortir en 1997 ses deux premiers livres Remarques et Chaussure – dans lequel elle décrivait sous toutes les coutures un soulier ! Il n’y a pas de petit sujet, après tout.
L’année suivante, Nathalie Quintane revisita à sa manière un mythe de l’histoire de France avec Jeanne Darc (oui, comme Mireille), enchaînant les ouvrages déjantés (Saint-Tropez – Une Américaine, Les Quasi-Montenégrins, Tomates…) jusqu’à Crâne chaud en 2012, consacré à une autre héroïne nationale n’ayant, cette fois-ci, rien d’une pucelle : Brigitte Lahaie ! L’ex-égérie du X l’invita d’ailleurs dans sa célèbre émission de radio « C’est une grande professionnelle, mais elle m’a prise pour une “intello” qui venait se la péter ou se la payer, se souvient Nathalie Quintane. Elle a un très mauvais souvenir du milieu du cinéma “intelligent”. J’aurais voulu pouvoir nuancer un peu les choses. Sa manière d’écouter les auditeurs a été un modèle et une matrice pour le livre. Rien n’était au second degré. De mon côté, l’humour est ma façon de penser, littéralement. J’ai la syntaxe humoristique. »
Si ironie il y a dans les livres de Nathalie Quintane, l’auteure s’ancre toutefois dans un projet bien plus large. Elle s’interroge en effet sur des choses assez théoriques, dans une forme hybride usant souvent de collages et du montage, et qui prend une saveur toute particulière lors des lectures publiques. Littérature expérimentale ? « C’est une étiquette qui délimite a priori un lectorat bien spécifique. Comme tous les écrivains, je préférerais que ce soient mes livres qui réunissent progressivement des amateurs que je ne connaîtrais pas, dont je n’aurais pas idée – surtout pas des spécialistes de tel ou tel secteur esthétique. Et j’aimerais bien qu’en retour ce soit eux qui inventent mes livres. »
Il n’y a qu’à faire le test avec sa récente (et fascinante) Descente de médiums, méditation très personnelle sur l’au-delà « Après un livre sur l’amour comme Crâne chaud, je me devais d’écrire un livre sur la mort. Un livre de voix disparues. » Des fantasmes aux fantômes, en quelque sorte. Dans cet essai autobiographique en forme de work in progress, Nathalie Quintane convoque ainsi les expériences de Ted Serios, qu’elle agence librement, à la manière d’un maître des tables tournantes, avec les écrits de l’ethnologue Robert Jaulin ou d’Allan Kardec (l’auteur du Livre des médiums) et l’histoire de la voyante nippone Chizuko Mifune (dont le destin inspira le film d’horreur Ring). On croise également le poète Jack Spicer, Mr et Mrs Yeats, notre bien cher Victor Hugo (et, plus particulièrement, ses séances spirites cachées) ou, plus inattendu, le chansonnier-animateur de télévision Patrick Sébastien. En refermant cet objet si atypique, on saisit soudain que tous ceux que l’on a croisés ne sont, au fond de notre mémoire, que des spectres qui n’en finiront jamais de se croiser et de nous posséder. Nathalie Quintane connaîtrait-elle un exorciste ?
Baptiste Ligier, Lire, mai 2014
Paranormale activité
Dans « Descente de médiums », Nathalie Quintane se met à la disposition d’une logique différente
Non pas une irruption, ni même une apparition. Une « descente ». Une « descente de médiums », comme une descente de flics ou de mauvais garçons. Mais, chez Nathalie Quintane, cette descente, c’est comme dévaler une pente sans trop savoir où elle mène.
L’auteure prétend que suivre cette pente serait le signe qu’on n’attend pas le moment propice pour « réformer le monde visible », parce que, sinon, on risque de l’attendre longtemps. « Il ne faut pas. être non plus comme ces Polonais dont parle un capitaine Rollin, qui pensent que tant qu’il n’est pas trop tard, il est toujours trop tôt. »
Soit. Lire Nathalie Quintane, c’est aussi accepter de se laisser aller à suivre sa pente à elle.
Parmi les médiums du livre, outre le fameux Allan Kardec ou les tables tournantes de Victor Hugo : Ted Serios, un Américain dont la spécialité était, soi-disant, de photographier les pensées, la « thoughtphotography » « Ce genre d’idée ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Elle vient quand on mène une vie de merde », constate Quintane.
En effet, l’existence de Serios ne fut pas grandiose. Mais quels clichés formidables cela ferait ! Par exemple, imaginons les photos que l’on réaliserait de l’esprit du lecteur de Descente de médiums un feu d’artifice, entre détonations et gerbes de couleurs !
Car il n’y a rien ici qui ne résiste à la logique commune. Mais la logique de Nathalie Quintane est ensorcelante, comme celle de ses médiums. Un exemple : « Tout à l’heure j’entends dire à la radio “car je leur parle, à mes amis disparus, et je croîs bien qu’ils me répondent”. Si la réponse des morts est dans notre tête, alors il n’y a pas de réponse, sinon […] qu’on aurait fabriquée ou qui se serait fabriquée. Aussi loin que je sois de moi-même, la réponse que je me donne peut-elle être assez lointaine pour venir d’ailleurs ? »
C’est pour ces considérations inouïes qu’il faut lire Nathalie Quintane. Elles nous sortent de nous-mêmes. Elles ont aussi cette puissance comique de ne jamais être absurdes tout en en ayant l’air. Elles dépotent et renversent la table pour en disposer les éléments autrement. Nathalie Quintane ne prend certainement pas les médiums à la légère, mais elle ne s’en tient pas à l’anecdote. Elle cherche ce qui se trame derrière les apparences que les médiums ont eux-mêmes déjà retournées. « Maintenant, je vous propose de prendre une profonde inspiration et, en expirant, d’entrer lentement dans le texte. » En ce monde visible qu’il faudrait, c’est sûr, « réformer », Nathalie Quintane aide à respirer.
Christophe Kantcheff, Politis, 5 juin 2014