— Paul Otchakovsky-Laurens

Matinée du Jordane-Club

28 janvier 2020, 14h19 par Jean-Benoît Puech

MATINÉES DU JORDANE-CLUB

 

Extrait du compte-rendu de la séance du 20 janvier 2020.

Pour le prochain Bulletin.

[…]

Yves Savigny présente ensuite un nouvel inédit de Jordane. C’est un brouillon manuscrit (recto-verso) sur quatre pages volantes de format 21 x 29, 7 pliées en deux, qui porte le titre de Amours et vocation de Julian Kitcher-Rye, roman anglais. Il était glissé entre les pages du cahier intitulé « Idées de nouvelles et germes de romans », dont nous avons publié la plus grande partie dans le dernier Bulletin. Le récit, cette fois, est plus développé que les intrigues « engrangées » (Journal, août 1993). On peut dire cependant qu’il s’agit encore d’un résumé, en le comparant à ce que serait le texte intégral d’un véritable « roman anglais » du type Middlemarch, Pendennis ou La Carrière de Beauchamp (environ 800 pages chacun). Il est entièrement rédigé au présent de l’indicatif propre à la description d’un récit, déjà employé dans les autres scénarios du cahier. Pour Yves Savigny, il ne s’agit pas d’un présent « temporel » mais « modal », tout comme l’imparfait qui signale qu’un récit est fictif. Mais cette histoire se distingue radicalement de son entourage narratif dans la mesure où elle est complétée par des notes prescriptives de l’écrivain lui-même. Le lecteur que les questions de métier intéressent trouvera ces repentirs, ces alternatives, ces refontes et refeintes à la suite de notre transcription.

 

AMOURS ET VOCATION DE JULIAN KITCHER-RYE.

Roman anglais.

Livre I.

Trois détours.

 

Hiver 1888. Un rideau d’oiseaux noirs se lève sur un ciel d’étain, au-dessus des ormes pétrifiés, des landes et des labours gelés, de la crête enneigée des collines de l’Oxfordshire. Haies raidies par le froid. Sabots qui claquent sur le sol sec. Diligence obstinée. Plaids, manchons, fourrures… etc. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, Julian, le fils unique du général Kitcher-Rye, feint de sommeiller. Il veut prévenir les velléités de conversation des autres voyageurs. Pendant la journée de voyage, de Phillimore Gardens, Kensington, au manoir de ses parents à Dorcester, il revoit sa vie jusqu’à la fin de sa jeunesse dorée puis déchirée.

Sa mère, Lady Kitcher-Rye, est issue d’un monde qui considère le général Kitcher-Rye avec condescendance, malgré sa glorieuse carrière d’officier supérieur (principalement pendant la deuxième guerre afghane). Mais cette femme au tempérament indépendant n’a jamais tenu compte des considérations familiales. Elle a fait un mariage d’amour. Elle aime son fils avec lucidité. Julian est un enfant solitaire mais impérieux qui mène à travers les hautes herbes, jusqu’aux bassins océaniques, ou sur les tapis d’Orient, jusqu’aux greniers himalayens, ses chevaux de bois et leurs attelages ; qui décore de plumes et de fougères les cabanes construites dans les cèdres par le menuisier du domaine ; qui s’exalte en lisant Fenimore Cooper, Rob Roy et Waverley ; et qui écrit, bien sûr, de petites comédies italiennes pour son toy theater. Il sent très tôt que sa famille maternelle méprise son père. Il méprise, quant à lui, les paysans du bourg, mais il aime beaucoup le pasteur attentif et bienveillant. Un jour de fête à Dorcester, il ridiculise habilement le meneur d’une bande de garnements, un garçon de son âge, employé chez un meunier des environs, qui désignait pour cible de leurs frondes cruelles la roulotte d’une famille de gitans.

Julian fait à Oxford des études honorables. Il s’attache à l’un des plus fameux fellows du Magdalen Collège, Samuel Woodward, un grand neurasthénique partagé entre ardeur et rigidité, entre doutes et orgueil, entre sentiments nobles et ressentiments, et qui souffre surtout d’un deuil irrémédiable. Il lui confie qu’il compose des poèmes, mais Woodward lui répond que « le désir d’écrire est une malédiction ». Julian se libère peu à peu de l’influence du trop grave mentor. Il part pour Londres où il connaît succès mondains et déceptions intimes. Il fait son apprentissage amoureux avec Sibyl Bridgeway, « une petite peste de la meilleure société », fille d’un officier discret et cultivé, un vieil ami de son père. Il reste son amant, même après avoir découvert qu’elle a de longue date pour seigneur et maître un jockey célèbre, Michael Clip. Elle quitte finalement le dandy et le sportsman pour épouser un gentleman-farmer obtus et suffisant avec qui elle a un fils, Jeremy, dont Julian est le parrain et qu’il aime comme s’il était son propre enfant.

Puis Julian a une liaison de huit ans avec la princesse Olivia Rolinov. La mère d’Olivia a été mariée par sa famille de politiciens à un aristocrate russe imprévisible, finalement scandaleux, dont elle a divorcé un an plus tard. Julian est fasciné par le destin peu commun de cet homme. Alex Rolinov. Education traditionnelle. Jeunesse dépravée. Héroïque service dans la marine du tsar, d’Odessa à Vladivostok. Démission et exil à Londres. Mariage et divorce. Crise spirituelle. C’est un illuminé, ou un sage, ou un fou. Julian et Olivia le rencontrent dans une maison de soins à Monte Carlo. Il est tué dans un « accident » à la sortie du casino. Quant à la mère d’Olivia, elle est restée attachée à son propre père, ambassadeur en Amérique latine, et elle tyrannise sa progéniture, qu’elle a élevée seule dans la peur de leur père et le culte du sien.

Olivia est une jolie femme distinguée, généreuse, mais possessive et passionnée. Les amants passent des heures merveilleuses à Phillimore Gardens, Holland Park, dans l’appartement de Julian que les pluies perpétuelles changent en insubmersible, et lors de voyages en Provence, dans des chambres avec vue sur jardin luxuriant, ou sur mer de lavande, ou sur port de pêcheurs au pied de roches rougeoyantes. Mais peu à peu, Olivia préfère les raouts aux concerts et au théâtre, les cocktails aux reprises dans les manèges élégants, et les aventures d’un soir à la solitude. Elle a des crises subites de mélancolie. Lorsqu’elle se confie à Julian, il refuse de la croire, et parfois même de l’écouter. A la fin d’une réception où elle ne l’a pas accompagné, un proche de notre héros lui révèle publiquement que sa maîtresse mène une double vie. L’envieux délateur se venge-t-il ainsi d’avoir été éconduit par la belle comme un niais authentique ou comme un roué répugnant ? Veut-il libérer son ami d’aveuglantes chimères qui font concurrence à leur amitié cynique et conquérante ? Quoi qu’il en soit, Julian rompt avec elle.

Elle meurt peu après d’une chute de cheval (« presque préméditée », prétend un proche, curieuse formule). Julian apprend de Martha, la meilleure amie de la jeune femme, qu’il était son amant préféré, le seul qui lui apporte un plaisir sans réserve, mais qu’elle lui attribuait une double vie dont elle souffrait cruellement. Elle imaginait qu’il passait, avec des femmes ou même avec des garçons, le temps qu’il perdait, en réalité, à tenter d’écrire des poèmes (car il tentait d’écrire des poèmes, « malédiction momentanée », comme pour se délivrer d’une malédiction plus immémoriale). Martha lui parle sans détours, comme s’il les connaissait, des relations intimes qu’elle entretenait avec Olivia. Julian a confirmation de ces révélations en lisant le journal de son amie disparue, qu’il retrouve, avec d’autres souvenirs, dans la maison de campagne de sa mère, où il pénètre par effraction avec la complicité de Martha.

Il traverse ensuite une pénible période. Il se sent coupable, mais il comprend que c’est pour donner un sens à ce qui n’en a pas. Ou pour croire qu’il a joué son rôle dans une histoire écrite bien avant qu’il y soit introduit malencontreusement. Il cherche à oublier son deuil en multipliant les aventures et les mésaventures qu’Olivia lui attribuait avec des Bacchantes de tous bords. Il revoit Sibyl et son petit garçon. Ils jouent ensemble aux pirates, aux indiens et aux enfants perdus dans le parc des Bridgeway.

C’est aussi chez les Bridgeway qu’il fait la connaissance d’une jeune Française, Claire de Thourier, jolie, cultivée, intelligente, droite, volontaire, discrète, dynamique, sensible, sincère, attentionnée, exigeante mais compréhensive, lucide mais bienveillante, évidemment du même monde que ses amis et ses parents. Est-il plus proche encore d’Olivia disparue que du couple attendu qu’il forme avec la fille unique du général Thourier ? Son besoin de romanesque l’éloigne-t-il toujours d’une vie sérieuse, simple et tranquille ? Claire manque-t-elle de la perversité profonde qui liait Julian et Olivia ? Bientôt, Julian s’éprend d’une ravissante gypsy très jeune, très pauvre et très indépendante, qui ne songe qu’à jouer (à jouer à tous les jeux qu’il veut jouer avec elle). Mais lorsqu’elle comprend qu’il est fou d’elle et qu’il veut l’épouser, elle disparaît en un clin d’œil, comme elle était apparue. Il s’enferme de nouveau à Phillimore Gardens. Son regard se perd dans les frondaisons qui s’étendent sous ses balcons, tantôt gorgées de lumière, assoupies, silencieuses, tantôt sombres et agitées, avec un bruissement monocorde de pluie, tantôt noyées dans le brouillard. Il se penche sur son secrétaire d’acajou. Il essaie d’écrire un roman mais en vain. On dirait que sa vocation ne se manifeste que lors de tentatives manquées pour éclaircir un malentendu.

Un matin, sa gouvernante lui annonce la visite du pasteur de Dorcester. Son vieil ami est venu lui apprendre le décès de son père. Il a été renversé par un cab dans une rue d’Oxford. Lord Kitcher-Rye vivait heureux sur le domaine, mais il avait connu des déceptions diverses, dont une nouvelle preuve du mépris de sa belle famille. Lors de son procès au sujet d’une affaire datant de la guerre en Afghanistan, il n’avait pas trouvé auprès de ses relations le soutien qu’il espérait (il avait pourtant été glorieusement acquitté). Le général souffrait secrètement de l’éloignement de son fils unique.

Julian ouvre les yeux sur le paysage en noir et blanc, figé par le froid, qui défile pourtant à vive allure de chaque côté de la diligence. Haies et bosquets, grands arbres pétrifiés, nids des freux à découvert dans l’enchevêtrement des branches, flancs des collines tachés de neige. Apparaissent enfin la tour crénelée de l’église, les toits de chaume, les cheminées du manoir familial. On descend lentement vers le manoir bordé, sur trois côtés, par la rivière gelée. Il est revenu dans le vallon de ses nobles ancêtres (maternels).

 

Acte II.

La Main de la muette.

 

Des années plus tard. Julian K.-R. est en route pour Dorcester dans la même diligence. Une jeune femme l’accompagne, qui n’est autre que son épouse, comme nous le révèle la conversation avec les passagers. Couleurs tendres, chants d’oiseaux, zéphir parfumé, etc. C’est le printemps.

Julian se revoit au domaine dans les années qui ont suivi la mort de son père. Il chasse à courre à travers les bois et les prairies de la contrée, sur le pur-sang préféré du général. Mais c’est lui qui se sent traqué (traqué par le remords). Lors de la poursuite d’un renard, la malheureuse bête entraîne l’équipage le long de la rivière. Julian tombe en arrêt devant un vieux moulin, déjà à l’abandon dans son adolescence. Il laisse s’éloigner la meute et son vacarme. Il pénètre dans le sombre bâtiment couvert de lierre à l’odeur âcre. Il entend du bruit à l’étage, il gravit les escaliers et il entre dans la clarté d’un grenier transformé en atelier de peintre (ou de sculpteur). Une jeune fille vêtue comme une bohémienne lui tourne le dos, une palette à la main devant son chevalet. Elle peint. Elle n’a rien entendu du cri des cors au fond du val, des aboiements des chiens, du bruit des bottes dans l’escalier. Il comprend que la fille aux cheveux très noirs nimbés de lumière est sourde et qu’elle est muette comme les murs de son château caché dans les frondaisons, les murs de sa forteresse intérieure, de son palais de poudres, pigments, torchons, huiles et poussière. Il voit presque aussitôt les toiles accumulées, et sur les longues tables disposées en carré qui font comme une pièce seconde dans la pièce, rangées avec soin dans de frustes écuelles, d’étranges collections de petits ossements, de noyaux de cerises, de coquilles de noix, de pelures de citrons, de pierres et de branches aux formes contournées, de feuilles fragiles aux couleurs éteintes mais ravissantes. Elle a épluché, avec un couteau, de précieuses oranges apportées dans sa haute cachette, de manière à en libérer des silhouettes de lutins exotiques, puis elle a collé sur le mur, en guise de frise, toute une procession de ces figures cruelles ou chaleureuses. Elle doit sentir enfin la présence d’un tiers car elle se retourne et voit le cavalier en sueur mais il ne l’effraie pas. Ils semblent s’éveiller tous deux d’un même rêve, et qui va s’accomplir.

Ils se revoient et flânent le long de la rivière. La cime des peupliers se penche sur la rive. Les feuilles vibrent en scintillant. Le vent ride légèrement la surface des eaux qui paraissent parfois refluer vers l’amont. D’un geste délicat, la jeune fille prie le promeneur courtois (plein d’un espoir inquiet) de ne pas cueillir de fleurs pour elle, mais elle les dessine sur un petit carnet qu’elle a autour du cou et qu’elle lui offre à leur retour à l’atelier. Elle signe : Mina.

Les domestiques le renseignent. Mina est la fille d’un riche minotier des environs, un homme taciturne mais entreprenant, qui a fait construire des bâtiments modernes en aval de la Thames. L’apprenti du patron se serait battu avec lui, qui l’aurait chassé. Le jeune rebelle se serait exilé dans l’Ouest américain. Le pasteur aurait même évoqué en chaire ce drame auquel Julian n’avait pas prêté la moindre attention.

Julian retrouve régulièrement Mina dans son domaine. Ils font des promenades en barque à l’ombre des aulnes ou des acacias. Elle dessine, dans son carnet, l’écume immaculée sur le flanc du bief, le lichen d’une écorce, des feuilles aux nervures et aux contours délicats, des branches enchevêtrées, une plume accrochée sur le flanc d’une haie. Il se souvient qu’il a connu, dans son enfance, ces modestes splendeurs. Elle en écrit les noms en marge des dessins. Il l’emmène à Londres visiter les musées. Ils consultent un spécialiste du langage par signes. Mina explique qu’elle a perdu l’ouïe, la parole et surtout la cause de cette terrible perte pendant la même nuit, dans son enfance. Elle ne connaît pas la clé de l’énigme dont elle est restée captive. Ils flânent sur les bords de la Serpentine. Ils vont ensemble dans l’appartement poussiéreux de Holland Park, où Julian est retourné pendant des années, seul, dans l’espoir d’y voir resurgir le fantôme d’Olivia. Il voulait raconter leurs amours dans un livre, mais il ne le peut pas, comme s’il était lui-même (pour ainsi dire) muet par écrit.

Il demande la main de Mina à son père. Le minotier semble surpris et propose un délai de réflexion réciproque. Il vient de recevoir de mauvaises nouvelles de son apprenti, qui s’était exilé en Californie. Il a été arrêté, jugé, condamné et emprisonné. La mère de Mina est plus attentive au projet des jeunes gens. C’est une petite femme intelligente et énergique dont les manières témoignent d’une naissance et d’une éducation de qualité. Elle gère avec efficacité la filature qu’elle a fondée près de la minoterie. Bien qu’elle ne soit pas hostile à cette union inattendue, elle conseille au jeune homme de ne pas se hâter. Julian ne peut attendre. Il épouse Mina et ils partent aussitôt pour l’Italie du nord où Lady Kitcher-Rye loue toujours en hiver une jolie villa, dans les collines, au-dessus de Florence. Terrasses ensoleillées, fontaines à l’ombre des cyprès, chemins et chevaux, galeries. Lieux bien aimés et sites sublimes souvent ignorés. Mina et sa belle-mère deviennent amies. Mina peint avec bonheur. « La lumière nous écoute, nous entend, et nous parle ». Lady Kitcher-Rye ne rentre plus en Angleterre. Elle offre aux deux jeunes gens une croisière en voilier sur la mer Egée (on leur réserve une cabine toute de cuivre et d’acajou). Ils voient dans l’azur embrasé l’éclat de l’éternité. Ils sentent, sur le pont, le souffle des sirènes. Ils entendent, dans le lointain, le fracas des combats immémoriaux. Ils se sourient, en silence, dans l’apaisement du crépuscule. Ils reviennent en Toscane. Trois années s’écoulent. Mina a reconstitué son atelier lointain dans le vaste grenier de proches écuries. Coquilles, fèves et pois. Pots de pâtes et pigments. Toiles minutieuses, toujours plus lumineuses. Elle réalise aussi, parfois, sur des panneaux de bois, de curieuses compositions faites d’éclats de verres, de coquilles et d’écorces. Julian écrit régulièrement à son vieil ami, le pasteur de Dorcester. Il entreprend à nouveau de raconter son histoire, ou de s’en distraire par le souci de formes qui lui ressemblent. Mais Mina apprend la mort de son père et le couple décide de rentrer.

 

Acte III.

La même nuit.

 

Des années plus tard. Troisième retour à Dorcester. Julian et Mina rentrent de Londres où ils vont consulter, trois fois par an, leur conseiller juridique. C’est le cœur de l’été.

Julian revoit les obsèques du père de son épouse bien aimée. Tout le village est là, évidemment le pasteur, mais aussi des hommes d’affaires, certains venus de loin. Julian découvre qu’il ne savait rien de cet homme austère, opiniâtre, apprécié. Il a toujours vécu modestement mais il a considérablement développé son entreprise. Cependant, après l’arrestation de son apprenti et le départ de sa fille, il est peu à peu devenu un autre homme, toujours actif mais comme privé des présences qui lui étaient secrètement nécessaires. Sa veuve se consacre plus que jamais à la direction de la filature. Non seulement elle ne reproche pas sa longue absence à Mina, mais elle propose à Julian de l’aider dans la gestion de ses biens. Lorsque la mère de Julian meurt à son tour, Julian investit son héritage dans les affaires de sa belle-mère.

Julian et Mina sont très satisfaits de leur court séjour à Kensington mais heureux de retrouver le domaine. La diligence entame la descente dans le val toujours plus animé. Une odeur étrange les inquiète. Elle semble les avertir qu’un drame a eu lieu. La maison du minotier et la filature ont été, dans la même nuit, les proies d’incendies peut-être criminels, localisés mais gigantesques. Les autres bâtiments ne sont plus que façades de pierres où des flammes ont laissé leur empreinte noircie, amas de poutres calcinées et de meubles en cendres. De la fumée s’élève encore de quelques restes aux formes monstrueuses. Des cordes sont tendues. Des policiers protègent d’un éventuel pillage le périmètre du désastre. Ils soutiennent jusqu’au manoir les arrivants stupéfaits, effarés, effondrés, anéantis. Le pasteur les accueille avec affection. La mère de Mina s’est noyée avec une domestique en sautant dans la rivière du balcon d’une chambre embrasée. Devant le visage apaisé mais blême de la morte, puis le linceul qui recouvre le cadavre, la muette ouvre la bouche, suffoque et balbutie, sans comprendre qu’un miracle venu de la rivière imprévisible, ou d’une gorge plus profonde, invisible, insondable (ou d’un souvenir englouti) monte sur ses lèvres, émerge et la hisse au-dessus de l’horreur : elle parle et elle entend son mari qui s’efforce comme elle de parler. Mais ni l’un, ni l’autre ne peut formuler l’épouvante et la stupéfaction.

On apprend peu après qu’un apprenti du minotier de Dorcester a été libéré quelques mois plus tôt et qu’il est rentré au pays. N’aurait-il rien oublié de l’humiliation qu’il a subie dans son adolescence, ni de la malédiction dont il a fait l’objet quelques années plus tard ? Son séjour dans l’Ouest américain lui a-t-il tourné la tête ? A-t-il retrouvé ses complices d’autrefois, employés désormais dans les deux entreprises ?

Julian et Mina s’installent à Holland Park.

 

Acte IV.

Partage de l’oubli.

 

Dernier retour à Dorcester, de Londres, pour quelques jours. Train. Roulotte sur le bord d’un chemin parallèle. Dans le crépuscule vaporeux et roux de l’automne, un faible vent étire en longues traînées bleutées les fumées des feux où brûlent les feuilles mortes. Ils revoient leur second départ pour l’Italie, après l’incendie.

Ils vivent modestement sur les collines de la Toscane. Mina envoie ses toiles à une galerie de Kensington. Julian écrit sans peine et publie aussitôt un roman historique, à la manière de Walter Scott, qui connaît un succès populaire inattendu. Trois Pères perdus. C’est une transposition de ses réussites et de ses échecs, une piquante chronique de mœurs et un roman psychologique raffiné. Comme l’auteur réside en Italie, et que tous les échanges avec son éditeur se font par correspondance, sa personnalité intrigue ses lecteurs. Peu après la parution de son deuxième livre, La Même Nuit (une intrigue amoureuse et policière), un jeune journaliste britannique se procure leur adresse et vient interviewer et même photographier le futur « lion des lettres ». Il découvre en même temps l’œuvre de Mina, jusqu’alors confidentielle, et la fait également connaître aux lecteurs du New Spectator. Il révèle aussi la longue infirmité de l’artiste et sa stupéfiante guérison, qui participent peut-être de l’engouement des connaisseurs, d’autant plus que Mina refuse, comme Julian, toutes les invitations à revenir en Angleterre. De nombreux articles élogieux paraissent dans la presse. Le livre est apprécié aux Etats Unis et traduit en français. Le couple retrouve une certaine aisance matérielle. Mais il a été choqué par l’exhibition de ses œuvres et de sa vie. Julian ne se hâte pas de terminer son troisième livre, Préparation de l’oubli (l’histoire d’un fantôme que sa mémoire maniaque prive d’un repos rêvé et redouté), et Mina décourage peu à peu ses marchands. Ils décident de quitter l’Italie pour une île de la mer Egée.

Le couple ne songe à rentrer à Holland Park que dix années plus tard. Julian et Mina vont passer quelques jours à Dorcester. Ils sont reçus par le fils du pasteur qui les a accueillis après la catastrophe.

A la gare. Londres-Oxford puis taxi. Souvenirs. Chaumières et colombages. Végétation mordorée. Le château, la filature, le vieux moulin sont devenus des ruines romantiques et couvertes de fleurs, comme des tombes. Lorsque la route fait un coude pour aborder le pont de pierre, un haut mur recouvert de vigne vierge rouge cache au regard le vieux décor, comme si je ne sais qui actionnait des coulisses le rideau d’un théâtre pour juvenile drama.

 

On ne peint bien que son propre cœur en l’attribuant à un autre.

 

Yves Savigny ouvre son commentaire par la fameuse citation de Chateaubriand. C’est qu’elle figure, nous apprend-il, en tête des notes de Jordane qui font suite à ce modèle réduit de « roman anglais ». A-t-elle été choisie parce que l’auteur de René a dû, lui aussi, et même par deux fois, se transporter en Angleterre ? N’est-ce qu’une réminiscence d’un sujet de dissertation proposé au lycée Geoffroy-Saint-Hilaire, à Etampes, en classe de troisième, au début des années soixante ? Jordane y voyait-il une explication lapidaire de son propre penchant à la transposition, ou mieux encore, de son projet de création d’un alter ego, Vincent Vallières, qui serait l’auteur de toute son œuvre ?

Jacky Couratier demande la parole. Quoi qu’il en soit, dit-il, cette citation n’est pas utile au lecteur averti pour qu’il suppose que le pseudo-roman anglais de Jordane est d’inspiration autobiographique.

Yves Savigny en convient, mais « quitte à décevoir l’assemblée », il précise que les notes de Jordane nous éclairent fort peu sur la part fidèle, dans la fiction, à sa vraie vie vécue ; et fort peu sur la part de pure ou d’impure invention que le genre pastiché a probablement stimulée. On remarque à peine une allusion à la manière dont Benjamin Jordane et Laetitia Delorme ont fait connaissance, qui diffèrerait donc de ce que nous rapporte Une biographie autorisée (P. O. L, 2010) : la future épouse de Jordane aurait été engagée par sa mère, à la ville ou à la campagne, en marge de son emploi de professeur, comme « dame de compagnie ». Remarque-t-on plus nettement une allusion à la brouille de l’écrivain avec son premier conseiller, alors animateur en formation continue à l’Ecole de la Chambre de commerce et d’industrie du Loir-et-Cher, et devenu depuis son « faux frère obstiné » (Journal, 28 janvier 1994), le « professeur Puech » ?

Il est finalement convenu que ces notes seront retranscrites à la suite du « résumé » inédit, non pour leur intérêt biographique, qui est faible, mais parce qu’elles nous livrent quelques indications sur la méthode de travail de Jordane.

 

NOTES DE JORDANE

 

— Attribuer le roman à une sorte de Thackeray. Grande humanité, mais léger cynisme et souriantes interventions du narrateur. Be careful ! Rien de Sterne ni de Fielding. Inventer le nom de l’auteur réaliste et réel imité. Reginald Blindwalker ?

Aucun scrupule narratol. : foc. interne, foc. variable, omniscience… peu importe.

— Changer de nom pour Olivia ? Raconter comment le délateur a découvert la double vie de la jeune femme. Lors d’un bal costumé, il la reconnaît à sa voix. Olivia est déguisée sur le très provocant modèle de la sœur du tyran vaincu, humilié, exilé[1]. Il la voit s’esquiver en compagnie d’un invité plus chanceux que lui (qui porte en fait de masque une cagoule de bourreau).

— Revoir l’épisode de la découverte des folies (pluriel-euphémisme ?) d’Olivia. Après que le soupirant éconduit par Olivia l’a dénoncée à Julian, Julian ne rompt pas avec elle. Il s’éloigne mais il revient vers elle après deux mois de désarroi. Elle ne s’en tue pas moins, mais elle laisse une lettre, où elle écrit qu’elle ne peut vivre sans l’idée qu’il avait d’elle avant. « Elle seule était vraie, tout le reste est mensonge », affirme-t-elle avec l’énergie du désespoir.

— Suggérer que le jeune apprenti du meunier est le double négatif  de Julian.

— Revoir Julian et les pères : 1) Il s’éloigne de son père, qui se tue. 2) Il enlève la fille consentante du meunier, qui se morfond sans elle, et peut-être même meurt de son éloignement. 3) Il n’a rien contre le troisième père, celui d’Olivia (qui semble pourtant le plus indigne : sa jeune épousée a dû être bien déçue), au contraire, il est fasciné par son indépendance ; et pourtant, peu après leur rencontre, le grand homme déchu meurt. « Parricide par procuration ? 

Substituts paternels. Woodward (« il s’attache »), Alex Rolinov (« le fascine ») : que de temps pour se déprendre de ses idéaux, ou les incarner soi-même avant de les remettre à leur place (réaliser ses rêves avant d’y renoncer) ! Expliciter.

— Enlever la chasse au renard et dire que Mina est la jeune dame de compagnie de la mère de Julian, engagée par elle (la baronne d’Orliac) ? Pour que l’histoire ressemble encore plus à la mienne, c’est-à-dire à du Delly !

Mais alors, la j. f. serait-elle encore sourde et muette ? Koikil en soie[2] toujours très attentionnée, dévouée, servante au grand cœur. Type Agnès à la fin de David Copperfield.

« Il entendait l’aboiement de la hache dont l’écho se répercutait par-dessus l’étang, entièrement gelé, de ses rives aux deux îles. Tout autour, les arbres givrés gardaient dans l’air tranquille une telle immobilité qu’on les eût crus ensorcelés comme des personnages de légende. On ne pouvait s’imaginer la belle saison, ni l’étang fleuri des nénuphars vernis où frémissaient les libellules, ni les prés ni les bois reprenant la parole. Tout était si paisible que Julian et Mina retenaient leur souffle. De l’autre rive, près de l’église, s’éleva le cri mélancolique d’un bécasseau, qui résonnait comme : “Muette ! Muette !“ Julian eut l’impression que Mina l’entendait. »

Dans ce cas, l’histoire se passerait en Auvergne, dans un manoir type Clavières. Sur les bords de la Cère, de la Jordanne, du Mars, de la Maronne, de l’Authre. Ou bien mettre Clavières près du confluent de la Cère et de la Jordanne (ou garder Conros, hommage à d’Humières-traducteur-de-Kipling) ?

Mina pourrait rester Mina, mais Julian deviendrait « Julien » (il y a justement un saint Julien de Jordanne, juste avant Mandailles).

Si l’histoire se déroule en Auvergne, la baronne aurait aussi une villa à Grasse (sur les hauteurs : terrasse avec bougainvillées, petit parc abandonné avec fontaine sous le lierre, cyprès, vue sur la vallée qui descend doucement vers la côte) où ils iraient vivre tous trois.

De même, alors le voyage en voilier n’aurait pas lieu en Grèce, mais à Ischia ? En tout cas dans un pays de lumière et de douce fraîcheur, à l’ombre.

« Je me déplaçais souvent pour rester à l’ombre » disait ce matuvu de Puech racontant ses séjours dans le Sud. Etait-il conscient de la double signification possible de sa formule ? Conscient de quoi que ce soit ? Il disait aussi que « notre aveuglement augmente avec notre intelligence ». N’empêche, il voulait toujours tout savoir ! Et il en a trop appris.

— Retour en Angleterre :

Trouver un équivalent dans la fiction pour Lestrade[3]. Autre fellow d’Oxford. Plus équilibré que Woodward. Julian travaille avec lui. Sur Boswell et Johnson, ou de Quincey et Wordsworth, ou Trelawney et Byron. Le témoignage (encore le fils et le père !). Son seul « travail » intellectuel, agréable, mais abstrait.

Trouver un équivalent pour Jacques[4].

— Préciser ? La j. f. muette est un peintre animalier ; en Italie elle devient peintre de paysages : « Ce n’est pas un renard, c’est la lumière du matin avec un renard. » « C’est un matin d’été où il y a un renard. » (Il y aurait donc encore un petit renard ! Il pourrait même se disputer un mulot avec une pie féroce.)

— Préciser ? Le général et la mère de Mina se sont connus à l’armée, en Inde, du temps de l’« affaire » (pas de détails) qui entraînera le procès dont il sortira vainqueur, comme des âpres combats dans les défilés du Kafir. Il était simple officier. Ils étaient du même pays, où ils sont revenus à des époques différentes et se sont mariés idem dans des milieux différents.

Donc l’« apprenti » du père est en réalité son fils, le demi-frère de Mina.

Il faudrait que le lecteur le comprenne sans qu’on le lui dise (et d’autres choses, plus importantes, que je ne peux même pas me confier entre nous).

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[1] Le tyran (N. P. O. que c’est un pseudo-Thackeray qui parle) : Napoléon. La sœur : Pauline Borghèse.

[2] Il s’agit d’un tic de Jordane, fréquent dans sa correspondance.

[3] Directeur de thèse de Jordane, cf. Une biographie autorisée, op. cit.

[4] Jacques Marcilly, ami de Jordane.

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