— Paul Otchakovsky-Laurens

Longtemps je n'ai pas voulu écrire Triste tigre

07 décembre 2023, 10h19 par Neige Sinno

« En 2023, dans l’horoscope chinois on passe du Tigre au Lapin. Mais pour moi, ça restera l’année du Tigre, même si Triste Tigre s’est aussi appelé Lune noire et que de l’autre côté du noir, il y a un lapin.

En janvier, je décide de faire une dernière série d’envois de ce manuscrit qui m’est refusé depuis presque un an par toutes les maisons d’édition auxquelles je l’ai  adressé. Je regarde encore une fois sur internet quels éditeurs français reçoivent des manuscrits par mail. J’envoie le texte à P.O.L depuis mon bureau sur la colline où j’habite, au Mexique, dans une zone rurale qui se consacre principalement à la culture de l’avocat. Frédéric Boyer m’écrit deux jours plus tard pour me dire qu’il souhaite le publier.

Pendant plusieurs jours, je suis traversée par une joie pure, belle comme un couteau, que la peur fait scintiller, puis je décide d’affûter tout ça. Je me lève tôt et je retravaille mon texte dans la maison silencieuse, pendant que ma fille dort encore. Un jour sur deux, c’est moi qui conduis les enfants à l’école. Sur le chemin du retour, j’écoute la radio ou des podcasts. J’écoute les actualités mexicaines et des émissions de France Culture, pendant un trajet qui me prend environ vingt-cinq minutes, parsemé de dos-d’âne, sur une route cabossée qui traverse une dizaine de villages au bord d’un vaste lac. Parfois je fais monter des gens, des femmes surtout, qui portent des ballots, des seaux en plastique remplis de trucs à vendre, des épis de maïs, des courgettes, des poulets, du poisson pêché le matin, qui portent des enfants dans des châles, des sacs sur le dos. Je les avance quelques kilomètres. On parle un peu. Parfois j’ose leur demander si elles parlent purépecha, la langue indienne d’ici, parfois je n’ose pas. Elles, elles me posent aussi des questions. Elles veulent savoir d’où je viens, depuis combien de temps je suis là, si je rentre parfois dans mon pays. Je suis une femme blanche avec une voiture. Elles sont curieuses de savoir ce que fait mon mari. « Et toi, qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », elles me demandent. « J’écris », je dis. « Tu écris quoi ? »

 

Les éditeurs ne m’ont pas demandé de corrections. Mais je corrige quand même, je cherche un point d’équilibre. Il faut que le rythme de la lecture suive le rythme d’une pensée, comme si le texte lui-même était fait de la matière incandescente de la pensée, et la pensée fonctionne par bonds et rebonds, les mots jonglent les uns avec les autres, les répétitions conduisent à des constellations, et le sens se forme ainsi dans la circulation heurtée des idées dans le ciel noir. C’est un texte différent des autres, un texte que je n’ai pas voulu écrire mais que je veux maintenant tellement que j’en changerais chacun des mots si je pouvais, pour qu’il rase plus près, qu’il lave plus blanc, pour que ça éclaire mieux. C’est un texte qui raconte les violences sexuelles que j’ai subies enfant, qui revient sur la nature de ces violences, qui lance des hypothèses, comme des flèches, qui lance, qui balance.

Le 8 mars, sur une place du centre de la ville la plus proche, je rejoins des amies. Depuis 2018, on organise une petite manifestation. Ce n’est presque rien, et en même temps c’est énorme, c’est quelque chose qui n’est jamais arrivé avant. On marche dans la ville, par petits groupes, les familles de femmes assassinées ou disparues en premier (au Mexique, depuis 2006, on compte plus de 100 000 disparus, un nombre jamais atteint dans un pays censé être en paix), ensuite un groupe non mixte, ensuite un groupe mixte, on fait le tour du Zôcalo [nom donné à la place principale au Mexique] et on termine sur une petite place, au pied de la statue de Gertrudis Bocanegra, une insurgée torturée puis fusillée pendant la guerre d’indépendance. Et là, on fait passer un micro et on balance.

Des mères endeuillées balancent des juges, des flics, des systèmes de corruption qui font croire que leurs filles se sont suicidées pour classer sans suite les affaires et ne pas les reconnaître comme féminicides. La plupart de celles qui prennent la parole dénoncent des violences sexuelles subies dans l’enfance. Des jeunes femmes balancent des oncles, des frères, des cousins, des pères, des beaux-pères, des grands-pères, des amis de la famille, des profs, des petits amis, des maris. Après chaque passage, des cris s’élèvent. « ¡No estâs sola! ¡No estàs sola! » [« Tu n’es pas seule ! »] Moi j’écoute, je n’ose jamais prendre le micro. J’écoute, je regarde, je chante quand vient Canciôn sin miedo. Je suis là, avec elles. Je pense à mon livre, et ça me fait pleurer, de tristesse, de colère, mais aussi de joie.

Ce 8 mars, je porte un foulard vert, un symbole qui me relie à d’autres qui rêvent à un peu plus de liberté pour les femmes et les hommes et les autres de ce pays opprimé de tous côtés, et qui rêvent notamment à l’avènement de quelques libertés fondamentales comme le droit à l’avortement. Ce droit a été conquis pour la ville de Mexico en 2007 et, depuis 2019, douze États sur les trente-deux entités fédératives du pays l’ont dépénalisé, mais l’accès réel aux structures médicales est encore une chimère. Dans la région où je vis, le Michoacân, cela reste interdit et passible de prison. Je fais partie d’un collectif qui aide des femmes à accéder à l’IVG malgré les restrictions. Ce qui se passe aux États-Unis depuis l’annulation de Roe v. Wade en 2022, les États qui criminalisent à nouveau l’avortement les uns après les autres, nous fait peur et souligne à quel point tout cela est fragile.

En juin, je vais en France présenter mon livre pour la première fois devant des libraires et des journalistes. Je ne sais pas comment en parler, j’ai peur de ne pas savoir m’exprimer, de ne pas être comprise, qu’on prenne mon livre pour ce qu’il n’est pas. C’est la guerre en Ukraine, j’ai peur que ça n’intéresse personne, des histoires de viol dans la famille, des histoires sordides, alors que la paix est menacée en Europe. Je reste une dizaine de jours, le temps de rencontrer mes éditeurs et quelques personnes qui ont lu mon texte et me donnent de l’espoir pour la suite. C’est le printemps, les gens se promènent le soir sur les bords de Seine. Je rêve à la sortie de mon livre. Le 27 juin, à Nanterre, un adolescent de 17 ans est tué par le tir d’un policier. La veille de mon départ, la ville s’embrase sous les émeutes.

Après, c’est l’été, la saison des pluies, mais cette année, il ne pleut pas assez, il pleut de moins en moins, je n’ai jamais vu le niveau du lac aussi bas. C’est un lac qui est encore beau malgré les menaces qui pèsent sur lui. II est tellement pollué, par les eaux grises des villages et les pesticides, qu’on ne peut pas s’y baigner. Peut-être qu’un jour, il n’y aura plus de lac.

Début septembre, je retourne en France. Prendre l’avion encore une fois, ça me fait mal au cœur, ça met à plat tous les efforts que j’ai faits au long de l’année pour composter mes déchets, vider mes toilettes sèches, récupérer l’eau de pluie, planter des arbres, manger de la salade et des pois chiches. À Paris, il fait 30 degrés. Je vais présenter mon livre à la radio, à la télévision, dans des rencontres, des librairies. C’est étrange, on m’a refusé Triste Tigre en me disant qu’on avait déjà beaucoup parlé des violences faites aux enfants et que l’intérêt était retombé. II semble au contraire qu’on n’en soit qu’au début et, au moment même où je suis invitée à prendre la parole sur le sujet de l’inceste, une tribune pour demander le maintien de la Ciivise [Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants] circule dans les médias, des documentaires et des films sortent au cinéma, d’autres livres sur ce thème paraissent, des spectacles sont montés dans des théâtres, une semaine entière de rencontres et débats est organisée à Forcalquier [dans les Alpes-de-Haute-Provence]. II est vrai qu’on est encore souvent dans le déni et la sidération, même quand on croit entrer dans le vif du sujet. II m’arrive de me retrouver dans des situations humiliantes où l’on essaie de me faire parler de choses dont je ne veux pas parler. C’est normal que ça m’arrive, je l’avais presque prévu. Ce qui est surprenant, c’est qu’il n’arrive pas que cela et que dans d’autres endroits, je trouve des interlocuteurs qui acceptent le défi de réfléchir à ce que ça veut dire réellement aujourd’hui, en 2023, de vivre dans une société où un enfant sur dix est abusé ou violé dans sa famille ou dans un contexte familier comme l’école, le sport, les cours de musique ou le catéchisme.

Le 6 septembre, la Cour suprême mexicaine émet une décision de justice historique qui permet la dépénalisation de l’avortement au niveau fédéral jusqu’à la douzième semaine de gestation. J’apprends ça en lisant mes messages dans le métro entre deux rendez-vous. Je pense à mes camarades, à toutes ces femmes qui marchent dans la nuit noire, qui pleurent leurs disparus, qui serrent les poings. La lutte n’est pas finie pour autant. Ce sont des décisions sur du papier, et dans la réalité, il faudra encore qu’existent des réseaux d’accompagnantes pendant très longtemps avant que l’IVG gratuite et sans risques soit offerte à toutes. Mais c’est un pas, une petite victoire, et on ne va pas brider notre joie.

Pendant que je suis à Paris, il y a une fusillade près de mon village au Mexique, sur le chemin de l’école, sur la route où ma fille passe chaque jour avec son père ou un autre parent dont c’est le tour. Ça se passe à midi, en plein jour, une fusillade avec des mitraillettes, pas juste trois coups de feu, des échanges de tirs pendant presque cinq minutes (quelqu’un filme ça et le met sur YouTube), et deux personnes sont assassinées - ou seulement une ? Ailleurs, je lis que ça pourrait être quatre. Impossible d’obtenir une information certaine; comme d’habitude, le doute sur les chiffres fait partie du règne de la terreur. Début octobre, juste avant que je reparte, une autre guerre enflamme le Proche-Orient.

L’année du Lapin d’eau, année de conciliation, année yin, de croissance intérieure, d’introspection. Moi je n’y connais rien, ni à la marche du monde ni à l’horoscope chinois, mais si c’était pour aller vers un peu plus de paix, je voudrais bien. Un peu de paix, un peu d’écoute, tout ça, ça me plairait, c’est un chemin qui essaie de contourner l’autre, celui de la rage, de la violence qui répond à la violence. Un peu de Lapin dans le monde. Si c’est ça, la recherche d’harmonie, il faut qu’on fasse attention, car l’année prochaine, c’est Dragon. »

 

Les Inrockuptibles, décembre 2023 (propos recueillis en juin 2023)

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