— Paul Otchakovsky-Laurens

UNE VIE DE JORDANE (deuxième version)

18 juin 2010, 10h35 par Jean-Benoît Puech

Une vie de Jordane

À propos d'Une biographie autorisée,
d'Yves Savigny (P. O. L, 2010)

 

[Deuxième version. On peut lire la première dans « L’Atelier » du 26 avril 2010]

 

 

À Marianne Alphant

 

 

« Chacun ne connaît de sa vie que le roman qu’il s’en fait. »
Pierre Bettencourt, L’Intouchable

Yves Savigny et moi avons dirigé le Cahier Benjamin Jordane n° 1, un ensemble de textes en hommage à l’écrivain français, paru en 2008 aux éditions Champ Vallon. Passionnante entreprise. Mais je dois dire à présent que dès sa conception, mon collègue était gêné par l’une des caractéristiques essentielles du genre auquel appartenait ce recueil : la diversité, la disparité, l’hétérogénéité des inédits et des communications qui le constituaient. Pour Savigny, le culte monothéiste dont nous étions les fervents officiants était menacé, alors même que nous le célébrions sur cet autel posthume, par la multiplicité contradictoire des fidèles convoqués et des exégèses proposées. C’est la loi du genre ; mais à ce démembrement, à cette dispersion, à cette dissémination (pour reprendre une notion qui a le charme des bibelots conservés affectueusement dans une petite vitrine tout à fait profane), Yves Savigny voulait que succède une réunification plus accessible et plus séduisante. Au retour de notre dérive aventureuse à travers l’archipel Jordane, il se proposait donc de construire pour notre grand mineur, sur un continent solidement arrimé au noyau central, un monument monolithique. C’est pourquoi il a écrit Une biographie autorisée.
Ce mausolée n’est pas pour autant une demeure impénétrable, et plusieurs salles ont été creusées à l’intérieur, qui communiquent entre elles par des panneaux coulissants, des corridors ou des escaliers dérobés, mais toutes orientées dans la même direction, toutes de même forme et de même couleur. Un réseau complexe de communication s’est reconstitué dans cet édifice, peut-être malgré l’architecte, et vient renforcer la structure d’ensemble. L’enjeu fondamental était bel et bien d’opposer au mouvement de fragmentation centrifuge provoqué par l’accumulation d’inédits et d’analyses du fameux numéro des Cahiers un discours continu, synthétique ou comme dirait Barthes, « mononarratif » et d’un « nappé » irréprochable.
Ce discours est celui de la biographie traditionnelle. Je ne suis pas un narratologue obstiné, encore moins un théoricien up to date de la différence entre la fiction et la non-fiction (l’histoire, le discours référentiel, le discours factuel, la « diction » genettienne), mais je me permets tout de même d’avoir mon idée sur ces objets aux qualités relativement distinctes, même s’il m’arrive de les intervertir. Comme le discours de l’histoire collective, la biographie dresse contre les espaces infinis, éternellement réversibles, dont nous faisons l’expérience à chaque instant, sa longue muraille chronologique, que nous ne connaissons que pour avoir subi, à l’école et ailleurs, des récits linéaires plus ou moins simplifiés. Chacune des tours érigées à l’identique qui dominent son rempart éphémère est comme l’image d’une personnalité unique, statique et verrouillée. Contre les métamorphoses du « moi » à travers les figures sans cesse renouvelées de la fiction, voire contre « l’anarchie des atomes » qui enchantait Nietzsche et Musil, la biographie propose à chacun de ses consommateurs un exemplaire modèle auquel il peut s’identifier. Je n’est pas un autre, il est tout un chacun, il est innombrable, il est légion de lignées mais, perdu au milieu de la foule en fête de ses semblables étranges, il éprouve souvent le besoin d’affirmer que partout et toujours, « il est le même ». C’est évidemment le cas du « moi » selon le biographe.
Toute une rhétorique permet de réduire un puzzle compliqué à une ligne de vie dont la sinuosité peut être singulière mais qui reste toujours unique et irréversible. Le défi de l’historien est d’intéresser et d’instruire son lecteur sans avoir recours aux techniques les plus élaborées ou les plus vivantes de la narration : même s’il s’autorise des accélérations, des ralentissements, des pauses dans son propos, il s’interdit, en principe, ces modifications dans l’ordre du récit des événements qui provoquent suspens et surprise, ainsi que les dialogues en direct, sauf bien sûr s’ils ont été antérieurement enregistrés par des témoins fiables. Il s’interdit de même d’accéder à la conscience de son personnage s’il ne dispose pas de documents qui en manifestent les mouvements avec plus ou moins de certitude. En revanche, il a pris connaissance de l’ensemble des informations disponibles, témoignages partiaux ou documents objectifs, et par leur synthèse il tente d’imiter l’omniscience immédiate du romancier dit réaliste.
Mais à l’encontre du spécialiste de l’histoire collective, le spécialiste de l’histoire individuelle peut révéler les faits, ou du moins une partie non négligeable des faits, dans l’ordre où son modèle en a pris connaissance. Il peut même se permettre de pénétrer dans sa conscience ou de nous présenter en direct certaines conversations probables. Il peut se mettre à sa place, aidé par son journal intime et sa correspondance, ses mémoires ou son autobiographie, et même une bonne connaissance de son œuvre de fiction, et même par une identification provisoire mais profonde. Il peut se nourrir de tous ces savoirs et de toutes ces expériences au point de ne plus nous donner systématiquement ses sources. Nous sommes alors en présence d’une biographie que l’on dit romancée, avec justesse puisqu’elle emprunte au roman bon nombre de ses procédés.
C’est ce qu’a fait Yves Savigny, avec le talent du vrai romancier qu’il est par ailleurs. Il me demande toutefois de rappeler ici à ses lecteurs quelles furent ses sources et je réponds bien volontiers à ce souci qui l’éloigne du narrateur imaginatif et le rapproche du chercheur circonspect.
D’une part, ce sont les écrits intimes de Benjamin Jordane, ses Autobiographies, ses lettres et surtout ses journaux, le « journal de l’œuvre » et le journal intime, qui ont permis, très fréquemment, de restituer la vie de l’écrivain de son propre point de vue, non sans recourir à de nombreuses citations. Je précise toutefois que l’une des caractéristiques principales de ces milliers de pages est paradoxalement l’interrogation du diariste sur son « moi » comme s’il n’était qu’un tiers à qui l’accès direct à la conscience du héros n’était pas permis. Ici, l’empathie permet donc de sentir combien le Sujet se sent loin de lui-même, dont il ne peut ressaisir l’identité que sous forme d’hypothèses romanesques ou biographiques. L’Apprentissage du roman est la seule partie publiée de ces Journaux et constitue à elle seule une mine d’informations. On peut également considérer comme des « écrits intimes » les cahiers dans lesquels, depuis son enfance, Benjamin notait ses lectures, les films qu’il voyait, les pièces de théâtre auxquelles il assistait, les expositions qu’il visitait, les interprétations qu’il écoutait, ainsi que ses albums photographiques et les légendes qu’il écrivait sous chaque cliché, exemplaires uniques dont il faut souhaiter la publication, car ils constituent une autobiographie parallèle où l’iconique et le verbal dialoguent avec une merveilleuse spontanéité. Il est impressionnant aussi de comparer ces albums de la vie extérieure et le journal intime proprement dit, tant est grand le contraste entre deux mondes, l’un peuplé d’innombrables amis et connaissances, animé par les fêtes et par les voyages, d’un enjouement soutenu, alors que l’autre est extrêmement sombre et renfermé, obsédé par la dette, le duel et le deuil, le mensonge, la maladie et la mort.
D’autre part, le biographe s’est servi des témoignages sur l’homme et sur l’écrivain, par ses proches ou ses pairs, et plus particulièrement ceux que j’ai moi-même rapportés dans mon ouvrage Jordane revisité, en m’efforçant de ne recueillir que des informations de première main, surtout auprès du frère de l’écrivain, de Philippe Leveneur, de Jacques Marcilly et de Vincent Loyauté, mais aussi de Frédéric Lestrade, de madame Delancourt, de Serge Souverain et de Jean Boinel.
On sait que le cas de Jordane est compliqué par sa propension à anticiper le travail de ses annalistes pour qu’il serve mieux son œuvre de fiction ; aussi le biographe doit-il toujours soigneusement distinguer la vie réelle, la vie reconstruite par l’écrivain en filigrane de ses romans ou dans ses propos à caractère autobiographique, et sa biographie historique dans laquelle aucun fait n’est noté qui n’ait été plusieurs fois vérifié. Dans un tel travail, l’interprétation des textes la plus inventive mais, par principe, détachée de la référence, n’a aucun sens si elle n’est constamment doublée par l’enquête contextuelle la plus rigoureuse, celle qui s’apparente au travail du policier menant de pair la recherche objective et l’identification intime aux suspects et aux moins suspects (c’est-à-dire d’abord l’identification à l’enquêteur lui-même mais toujours autre que lui-même). Recherche inlassable, soucieuse de ne pas se laisser distraire par le plus élémentaire ni le plus élaboré, qui ne sont pourtant pas le plus négligeable.

 

« Je me souviens des rubriques “Vrai ou faux ?”, “Le saviez-vous ?”, “Incroyable mais vrai” dans les journaux d’enfant. »
Georges Perec, Je me souviens.

Revenons à présent à ce souci de synthèse et d’homogénéité dont j’ai parlé pour commencer. Je voudrais montrer comment le biographe a disposé dans la continuité de son récit, à leur place dans sa très rigoureuse chronologie (ménageant ainsi des haltes à chaque étage dans la progression de la visite sans jamais la priver de son sens), une grande quantité d’objets et de souvenirs matériels hétérogènes mais tous très représentatifs, qu’ils semblent insignifiants ou qu’ils soient évidemment emblématiques de leur propriétaire. Il s’est donc fait documentariste. Il a intégré, dans les longues séquences narratives, des accumulations de gros plans voire d’arrêts sur image, ou même des scènes de genre et des séries de clichés qui n’entravent pas la progression du film mais lui confèrent un rythme moins monotone. Il n’a pas prétendu guider le lecteur dans la véritable maison familiale d’Etampes, dans le bureau-bibliothèque du père et dans la chambre des enfants où Jordane a grandi. Il l’a introduit dans une reconstitution muséographique, presque à l’identique, qui lui offre une riche collection d’objets et d’atmosphères. Il n’y a de récit de vie que stylisé. Nous devons faire notre deuil de la vie immédiate qui palpite le soir dans une petite ville derrière les fenêtres éclairées par les lampes ou les flammes du foyer familial et nous devons admettre que la réalité ne peut plus apparaître que dans les vitrines d’une représentation raisonnée, préméditée et surveillée. C’est au tour des phrases de nous éclairer voire de nous ranimer. Mais peu à peu, nous pourrons découvrir qu’une telle réunion de realia est une autre forme de vie, immédiate elle aussi, mais plus significative, plus belle, finalement plus émouvante.
Pour être tout à fait honnête, je dois avouer qu’à la lecture, la « collection » m’avait semblé trop complète, certains soldats de plomb presque trop bien repeints, d’un jaune un peu trop vif les quatre-vingt-sept boîtes de Dinky Toys français, et d’un état trop neuf les albums de Spirou, de Tintin, et même de Buck John ou du Jim Boum de Cœurs vaillants. Trop parfaite l’image, pour refléter vraiment un modèle enfantin ridé par les caprices, un coffre de jouets ensablé au fin fond d’un grenier de province, un trésor presque oublié. Trop appliqué surtout ce style de catalogue. Mais bientôt retentit la voix tonitruante de Pierre-Henri Jordane, enchanté qu’il « ne manque pas un bouton de guêtre » dans la malle martiale préparée avec soin par son ordonnance pour leur traversée du désert posthume. Désarmé par la joie du commandant fantôme, j’ai salué la victoire d’une obsession minutieuse mais bien pacifique.
Dans ce musée très personnel, certains lecteurs devraient donc retrouver un grand nombre d’objets matériels et mentaux qui pourraient leur avoir appartenu, comme aux autres fidèles du même culte du moi et de ses possessions, si bien qu’ils auraient par moments l’impression qu’un conservateur a rassemblé dans cet espace singulier des pièces appréciables pour toute une communauté, sinon toute une génération, et que leur exposition a pour eux autant d’intérêt que l’itinéraire de la visite. Ils se demanderaient même si ce conservateur n’a pas tout organisé dans l’intention que son musée ne restitue pas seulement une personnalité et son histoire individuelle mais aussi le cadre collectif dont cette maison de mots devient ainsi le théâtre représentatif. Bref, cette biographie est aussi un Jordane et son temps.
J’ai parlé plus haut de clichés. On peut entendre, dans ce vocable, ses deux sens habituels : photographies, éventuellement sélectionnées et conservées dans un album, bien sûr, mais aussi formules, images et même « réalités » toutes faites (ici les guillemets sont consubstantiels à l’objet lui-même), offertes à la consommation des intéressés. Le biographe n’a-t-il pas pas trop joué de ces stéréotypes, situations, scènes, scénarios publics ou privés ? La maison de famille, l’enfance protégée et partagée, les fugues de l’adolescent et les révoltes du jeune homme, les rencontres, les réussites, les drames et les deuils de l’adulte, le retrait en province, le fauteuil d’osier sous les frondaisons généalogiques semblent parfois encadrés comme d’attrayants articles de luxe dans le catalogue des postures proposées à l’enquêteur par un siècle où la vie et sa mise en image échangent volontiers leurs places, dans l’espace et même dans le temps. Le formaliste, dans les études littéraires, a toujours eu la fiction pour corpus de prédilection, parce qu’il peut en dénoncer l’illusion référentielle sans trop de dommages ; mais s’il se penchait sur les textes d’histoire individuelle, témoignages ou biographies, en les délivrant de leur fonction documentaire, il y découvrirait un ensemble constant de masques, de costumes, d’accessoires, de décors, d’arguments en apparence innombrables et sur mesure, en réalité dénombrables et tous accrochés comme autant de panoplies dans le vestiaire exigu du prêt- à-porter de la vraie vie vécue. Ce qui séduit comme une existence intime, irréductible au concept désincarné, serait alors réduit à une succession, un agencement, une combinatoire d’éléments universels permanents. Dans cette perspective, l’art de la biographie consisterait simplement à présenter, sous la forme moins austère d’un récit linéaire, le tableau des caractères généraux dont l’auteur le plus original est toujours le support : la biographie-robot d’un écrivain de synthèse !

Si je n’avais pas eu de lien personnel avec Benjamin, je serais donc tenté de croire que « le patronyme de Jordane ne désigne pas un individu particulier pourvu d’une personnalité et d’une biographie avérées », mais qu’il est en réalité « la figure emblématique d’un type d’écrivain français du siècle dernier », ou mieux, l’« incarnation fragile et provisoire d’un courant profond de la littérature pendant une longue période de son histoire ». Mais le biographe s’est tout de même gardé de réduire à cette fonction d’illustration, même très colorée, même bien encadrée, une vie irréductiblement singulière et, qui plus est, réfractaire à toute forme de représentation.

« Oubli, généreux oubli, je te dois ma survie. »
Benjamin Jordane, Journal

On prend probablement, en lisant ce récit, un plus grand plaisir aux « Je me souviens » assurés qu’aux approximatifs « J’ai oublié ». Toutefois, et malgré l’abondance des faits établis, certains lecteurs ont déploré quelques lacunes. Je voudrais donc aussi que cet article soit l’occasion d’apporter précisions et compléments.

Dans les chapitres consacrés à l’adolescence et à la jeunesse de Jordane, la biographie a montré comment il fit de Londres sa seconde patrie. Son parrain était conseiller scientifique à l’Ambassade de France. Il envoyait régulièrement à son filleul des classiques de la littérature de jeunesse, de George MacDonald à John Buchan en passant par Percy Westerman. Un peu plus tard, il reçut à Holland Park, dans son appartement de fonction, le petit provincial ébloui par la vue sur le Bois, par le mobilier Knoll, les costumes sur mesure et les anecdotes sur les diplomates de Wilton Crescent. Dans les années soixante, la capitale anglaise était très à la mode chez les jeunes Français, mais Benjamin s’y attacha surtout, comme à l’Angleterre qu’il découvrit peu après (le Sussex, le Kent, et surtout l’Oxfordshire où il séjourna chez des amis de sa famille maternelle), par réaction contre la germanophilie de son père, Pierre-Henri. Son pays imaginaire, la Volkhanie, plusieurs fois évoqué dans Une vie littéraire et dans Une biographie autorisée, ne lui suffisait plus. Il lui fallait arpenter d’autres territoires, toujours vierges de toute histoire et mythologie paternelles, mais encore plus exotiques.
Or la biographie ne parle pas de l’influence de l’Allemagne sur la formation de son héros. Elle ne raconte pas les voyages qu’il fit chaque été avec ses parents, ou seul avec son père, vers l’est de la France et bien au-delà. Pierre-Henri Jordane faisait alors tenir à son fils aîné des carnets de bord dans lesquels l’adolescent observateur et appliqué rapportait leurs visites des fortifications de Maginot ou de la forteresse du Haut-Kœnigsbourg, passionnantes pour le lecteur attentif de La Grande Menace dans Le Journal de Tintin. On peut suivre dans ces mêmes journaux de vacances, et dans les albums photos de la famille, le père et le fils sur les bords du lac de Titisee, dans le cadre romantique qui a inspiré à Pierre Joubert l’une de ses plus belles couvertures, pour un roman scout de Jean-Louis Foncine, Le Glaive de Cologne. On peut monter avec eux au milieu des vignes au-dessus du Rhin et de Rüdesheim, jusqu’à la Germania géante du « National Denkmal », ou sur l’autre rive du fleuve, au château de Bingen célébré par Goethe. On peut vagabonder entre Constance et Stein am Rhein, où le fils aîné du capitaine Jordane aurait été conçu. Benjamin a même consacré un cahier entier à leur visite émerveillée, dans un faubourg de Dresde, de la maison bourgeoise aux cruels trophées du grand fabulateur, Karl May, l’aventurier du Far West et du Yémen sauvages. Or tout se passe comme si le biographe n’avait pas eu accès à ces documents. Plus curieux encore, il ne nous mène pas jusqu’à Berlin qui est pourtant l’un des hauts lieux de la biographie du père de Benjamin. Il ne raconte pas les pèlerinages du lecteur fidèle sur la tombe de Kleist, dans un petit bois de Wannsee, au-dessus du lac, et surtout au 13, Grünewaldstrasse, à Stieglitz, où Kafka vécut loin des griffes de la « petite mère » avec Dora Diamant. Il ne nous conduit pas jusqu’au célèbre magasin de Spielzeugsoldaten proche de la Savignyplatz, ni sur la Savignyplatz elle-même, la Savignyplatz avec sa librairie internationale, ses cafés aux terrasses presque parisiennes, ses jardins à la française et ses façades aux couleurs de feuilles mortes, qui a pourtant joué un rôle fondateur dans la vie de Jordane (et surtout de son annaliste !).
Le biographe a-t-il suffisamment insisté sur la passion de Benjamin jeune homme pour les voitures de sport ? Il n’est donc pas fait état de son apprentissage de la conduite automobile avec Solange, sa mère, à partir de la Haute Porte vers Fontainebleau, Nemours et même Ancy-le-Franc. Nous ne suivons pas non plus les deux frères dans leur cabriolet, autour des lacs italiens, à la poursuite de Madame Solario, pendant l’été 1967. Nous n’admirons pas la longue Jaguar vert anglais que Laurent, devenu mécanicien automobile et grand amateur de rallyes, a conservée comme une relique de leur adolescence dorée dans son garage d’Étampes, sur la route de Paris, non loin d’une des entrées monumentales du domaine de Jeurre. Et pourtant, ce goût ostentatoire mais authentique n’était pas si éloigné de la littérature, ou du moins de la vie littéraire, celle en tout cas, très parisienne, dont témoignaient les photographies de Roger Nimier et de Françoise Sagan, peut-être même de Paul Morand, sinon du docteur Cailleux dans son exil princier de Châtelguyon. Benjamin dut les voir dans Réalités ou dans Paris Match et elles le marquèrent sans doute aussi durablement que les illustrations de son Lagarde et Michard, de ses « Écrivains de toujours » aux éditions du Seuil ou des premiers Albums Pléiade. On pourrait montrer qu’un tel apparat automobile participe d’une réaction anti-intellectuelle, dans les années cinquante, contre la réduction du monde romanesque à la littérature d’idées ; ou qu’il figure la dénégation périodique, par d’élégants auteurs, de l’obscur piétinement linguistique qui nous écarte tous, en vérité, des « autoroutes échevelées » et des « blondes terrasses ouvertes sur les quais iodés de la vraie vie » (de la vraie vie supposée). Une hypothèse plus psychologique, complexe et paradoxale devrait-elle être écartée ? Benjamin, au volant de sa « Jag » découverte, s’attribuerait l’un des signes extérieurs de richesse dont sa mère était parée de naissance, et dont il aurait eu besoin alors que son pauvre père, apparemment désarmé par sa belle-famille, n’était plus pour lui le tout-puissant modèle qu’il fut dans son enfance. Le biographe ne voulait pas remettre en marche la mécanique homosexuelle chère à certains exégètes et qui tourne en sourdine dans Présence de Jordane ou Jordane revisité. Il est vrai qu’une telle machinerie soulèverait peut-être efficacement de lourds panneaux peints de décors trompeurs et ouvrirait ainsi des perspectives inattendues.
Au fil de la biographie, les nombreuses références cinématographiques et musicales qui pourraient paraître pédantes sont toujours significatives. Le biographe, qui a lu le journal de Jordane, aurait peut-être pu en donner davantage. Il aurait pu faire état de l’attachement de notre héros pour « La Tribune des critiques de disques », l’émission radiophonique créée par Armand Panigel, que le jeune mélomane écoutait religieusement sur le petit poste à transistors Polyvox reçu le jour de sa première communion. Plus tard, Benjamin nomma « effet Jacques Bourgeois » la surprise provoquée chez l’auditeur par sa découverte du masque d’un critique ou d’un écrivain lorsqu’il diffère réellement du visage qu’il lui prêtait dans son imagination. Le biographe aurait pu citer certains films qui ont transporté Jordane aussi vivement que ses automobiles, par exemple Sandra, le chef-d’œuvre méconnu de Visconti, au beau titre original de Vaghe stelle dell’Orsa, emprunté à un poème de Leopardi. Je me souviens à présent que l’accompagnement musical du film est le Prélude, choral et fugue de César Franck, et je me demande si cette grande page du piano français n’aurait pas mérité d’être choisie en lieu et place de la sonate du même compositeur comme « hymne national » d’une solitude endeuillée entre la Juine et le Loing. À ce propos, Yves Savigny me demande de corriger un malencontreux lapsus qui n’a pas échappé à la bienveillante attention de Richard Millet : il est question du « silence de Scriabine » de 1926 à 1957 (p. 120) alors qu’il était mort bien auparavant et qu’il s’agissait évidemment du silence de Sibelius.
Les allusions aux aventures sentimentales et sexuelles de Jordane en marge de ses trois premières liaisons sont rares dans sa biographie, plus encore les précisions sur tel épisode de transition, ou sur telle absence d’épisode, peut-être riche d’enseignement dans ce type de relations que notre époque tient pour essentielles. La liste serait longue des femmes que Jordane n’a pas honorées de son désir, viril mais très conditionnel, et son portrait psychologique gagnerait certainement à une analyse systématique. Le biographe a hésité devant tant d’alcôves ou tant de sépultures à revisiter. Le propos initial, ne l’oublions pas, était d’écrire une biographie synthétique.
Tout un chapitre du livre est consacré aux relations de Jordane avec Valli, la Petite Manouche, mais de leur fin malheureuse, il est dit peu de chose. Cette fin était pourtant une nouvelle version de la perpétuelle « histoire d’amour avec trahison » vécue par Benjamin. Les égarements de Pauline n’étaient pas dénombrables, mais elle n’avait jamais aimé que lui, alors que Valli, qui ne l’avait pas trompé durant leur liaison, avait eu tôt fait de la considérer comme une simple aventure, qu’elle pourrait oublier en goûtant la suivante avec autant d’abandon et, qui sait, avec autant de réserve. Le biographe aurait pu citer ou résumer les pages pleines de détresse et d’auto-ironie où Jordane raconte comment il eut recours aux coûteux services d’un détective privé, jeune gendarme à la retraite, pour découvrir quelle était la nouvelle victime de Valli, un homme qui ressemblait à l’amant précédent comme un frère aîné. Le récit détaillé d’une nouvelle expérience du malentendu amoureux aurait peut-être mieux mis en évidence ce thème essentiel dans la vie du romancier. Mais il est vrai que nous l’y avons déjà fréquemment rencontré.
Quant à la vie sociale et plus particulièrement la vie professionnelle de Jordane, elles restent relativement énigmatiques. En effet, même si nous apprenons pourquoi il renonce à une brillante carrière de chercheur en sciences humaines, nous ne comprenons pas bien pourquoi il choisit un détachement dans l’enseignement au collège Saint-Gerbert d’Aurillac, département du Cantal. Le récit laisse penser qu’il s’agissait d’un retour délibéré au pays de ses ancêtres paternels. Toutefois, j’accueille volontiers l’interprétation de Stefan Prager dans son article de fabula.org, où il explique que « cet apparent retrait n’a rien d’une valorisation des origines terriennes ; c’est au contraire un déracinement volontaire, aux antipodes de son île française originelle, et un engagement au service d’un avenir sans frontière ». Cette phrase du premier spécialiste de Benjamin Jordane pourrait paraître un peu spécieuse. Quoi, une salle de classe tiendrait lieu de sol et le contenu d’un vieil encrier de porcelaine tiendrait lieu de sang à ce pâtre paradoxal ? Eh bien oui, cette hypothèse est très vraisemblable.
Et puisque j’ai choisi, pour présenter ces notes, l’ordre chronologique auquel nous invite un récit de vie, je terminerai par une question au sujet de la dernière compagne de Benjamin. Je répugne à commettre la moindre indiscrétion, mais je ne peux cacher ma curiosité biographique, admirative et bienveillante, envers une personne que j’ai un peu connue. Je pense à la jeune femme nommée Laetitia Delorbe (p. 293, et non Delorme, p. 265), elle-même en retrait au cœur d’une vie très retirée. Elle semble incarner au-dehors le silence intime qui obsédait Jordane dans sa jeunesse et dont il a fini par ne plus dire un mot. Elle fait une mystérieuse apparition à la fin de l’unique texte autobiographique achevé de notre héros, « Changer son nom », comme une clé du personnage d’Émily dans la nouvelle intitulée « Frère-des-Loups », mais nous aimerions en savoir davantage à son propos. Si seulement nous pouvions mettre en présence le personnage et son modèle ! Assurément, ce « rendez-vous » historique et métaleptique, dont j’imagine déjà le décor et les dialogues (non sans bucoliques châssis de coulisses et souffleur caché sous un banc de bois), nous aiderait à mieux connaître la réalité ou, au contraire, à mieux comprendre la fiction, sachant que ni l’une, ni l’autre, ne nous apprennent autant que leur comparaison.

La biographie ne dit pas un mot de la psychanalyse de Benjamin Jordane. Et pourtant, ses intimes savent qu’il s’est rendu régulièrement, pendant près de cinq ans (1977-1983), au cabinet de Madame le docteur Dassin, rue Geoffroy-Saint-Hilaire à Paris. On trouve de nombreuses allusions à ces visites dans le journal de l’écrivain, mais sans la moindre information sur le contenu des séances. Le neveu de Maître Marcilly affirme avoir vu, parmi les archives de l’écrivain conservées chez son oncle, un cahier intitulé « Journal d’un curiste ». Ce seraient les notes prises consciencieusement par l’analysant après chaque séance avec « la très lacanienne et très laconique Aleth Dassin ». Jacques Marcilly n’a malheureusement pu retrouver ce cahier dans les dossiers accumulés chez son oncle. Le biographe a donc dû remettre à plus tard la composition de ce chapitre essentiel, faute d’informations suffisantes et de documents tangibles.
Du même coup, il a provisoirement laissé de côté tout ce qui concerne les rapports de Jordane avec la psychanalyse. Savigny avait pourtant retrouvé, dans la correspondance de l’écrivain, la lettre que Jacques Lacan lui avait écrite après la publication de La Galerie des glaces et dans laquelle le célèbre psychanalyste l’invitait à venir le voir à son domicile. J’avais de mon côté recopié plusieurs passages du journal de Jordane où il raconte ses visites rue de Lille. Malgré de sévères réserves venues de mes proches, et en accord avec mon collègue Savigny, je donnerai donc ici un aperçu de ces pages étonnantes.
Jacques Lacan avait parlé à Benjamin de son frère cadet, Marc. Certains récits de La Galerie des glaces, notamment « Le Secret de François », lui rappelaient ses relations avec Marc, leur enfance commune, irrépressible et inspirée. Les deux fils Lacan portaient le même second prénom, Marie, avant que le plus jeune ne renonce à cette identité en devenant frère François lorsqu’il prononça ses vœux à l’abbaye de Hautecombe, en présence de Jacques, profondément bouleversé. Lacan avait aussi parlé à Benjamin de leur gouvernante, Pauline, et de leur grand-père paternel, Émile, le vinaigrier orléanais. Jordane avait d’abord écouté le psychanalyste patiemment, sans l’interrompre, à chaque rendez-vous, pendant dix à vingt minutes ; mais il lui avait semblé peu à peu que son interlocuteur s’adressait, à travers lui, à un autre plus lointain ou plus proche, dont il voulait entendre cette vérité vraie qui ne dépend pas de notre bon vouloir.
J’ai peine à croire que le docteur Lacan ait accordé la moindre valeur, pour son histoire personnelle, au fait que son frère ait porté le même prénom que lui. Il n’ignorait certainement pas qu’à son époque, de nombreux enfants de la bourgeoisie catholique portaient après leur premier prénom celui de Marie, même s’ils n’avaient pas grandi à Orléans sous la protection d’une autre vierge sainte. Et j’ai peine à croire que Lacan ait donné à l’ordination de son frère Marc une importance décisive dans sa vie, même s’il voulait jouer pour son cadet le rôle d’un père sévère et sans rival, sur la terre comme au ciel. Mais là n’est pas l’essentiel pour notre biographie, bien que les histoires de frères soient récurrentes dans la vie et dans l’œuvre de Jordane. L’écrivain affirme en tout cas que c’est grâce aux improbables aveux du savant praticien, et non pas au silence convenu d’Aleth Dassin, une de ses élèves (aveux et silence également coûteux pour un simple animateur en formation continue), qu’il aurait entendu ce qu’il en est des êtres qui parlent et qui se taisent. Des années plus tard, Jordane écrit toutefois qu’il ne doit pas à la psychanalyse la certitude qu’en ce qui concerne les articulations de son corps et de son cœur, les jeux étaient faits depuis son enfance : rien ne pourrait jamais le délivrer longtemps d’intimes enchaînements qu’il considérait comme une maladie de l’âme, chronique et incurable, quelles que soient les périodes de brève rémission. Espérons que le « Journal d’un curiste » nous éclairera un jour sur ces allégations.

Cette biographie, proche dans le temps de la disparition de son héros il y a un peu plus de quinze ans, tait évidemment d’autres anecdotes, événements, épisodes singuliers et significatifs, faute d’accès à certains documents et témoignages, ou par discrétion. De nombreuses informations factuelles manquent encore pour étudier chez notre héros, par exemple, la question sexuelle et la question sociale, nouées dans son œuvre à travers diverses transpositions, et cela dès son premier livre. On pourrait surtout envisager une politique de Jordane : même si le désir de transformer (ou de préserver) la réalité économique et sociale par l’action collective l’inquiète et s’il croit moins dangereux pour la communauté dont il fait partie d’améliorer son sort personnel en ne recourant qu’à ses capacités de fabulation, il n’en reste pas moins qu’elles dessinent la carte de républiques réalistes et de royaumes romanesques. À ce propos, je dois ajouter que je suis sensible à ce que représente, pour ma génération si politisée, Pierre-Henri Jordane, le père de Benjamin. Ce commandant d’artillerie « sorti du rang », nerveux et cultivé, n’appartient pas au milieu aristocratique de sa belle-famille mais il en admire et défend les valeurs traditionnelles, jusqu’à ce qu’il découvre qu’elle les a abandonnées de très longue date et qu’il sert à ses propres dépens un monde mercantile et superficiel. À ce moment, l’officier de la Grande Muette s’empare de la parole et la jette à la face des marchands sans noblesse. Le fils est d’abord choqué par la colère du père, mais plus tard il comprend son courage social, et qu’il pourrait armer une vie de citoyen.
Oui, de nombreuses découvertes restent à faire ! Cependant ne confondons pas la vie de Benjamin, hélas achevée prématurément, et la biographie de Jordane, toujours perfectible mais qui ne sera jamais définitive.

« L’insouciance est le seul don par lequel j’aie été capable de l’entraîner avec moi au grand jour. »
Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas.

Et maintenant, une dernière observation. Elle correspond au dernier chapitre d’Une biographie autorisée. Alors que jusque-là, le narrateur n’était jamais intervenu en personne dans son récit, Yves Savigny prend la parole et il fait deux révélations décisives pour la lecture de son livre, et même de mon article.
D’une part, il raconte comment nous nous sommes connus, lui et moi, à l’occasion d’un colloque intitulé « L’Auteur comme œuvre », qui s’est tenu à Orléans en avril 1997, et surtout comment, quelques années plus tard, nous avons écrit ensemble le livre que je viens de recenser comme s’il en était l’unique responsable.
D’autre part, il révèle que Jordane est une invention dont je suis l’auteur de longue date et qu’en écrivant ensemble une vie de mon personnage, nous n’étions pas de réels biographes mais un couple de quasi-romanciers.
Peu après notre première rencontre à Orléans, Savigny m’avait demandé de reprendre avec moi le « cycle Jordane » que j’avais entrepris dès la publication de mon premier livre, La Bibliothèque d’un amateur, en 1979 (du moins dès le commentaire que j’en avais proposé peu après dans La N. R. F. de Georges Lambrichs sous le titre de « Du même auteur »), que j’avais poursuivi avec quatre ou cinq ouvrages donnés aux éditions Champ Vallon et que j’avais finalement abandonné. Yves avait eu l’idée d’écrire une Vie de mon personnage d’écrivain et nous l’avons finalement réalisée tous deux en imitant les biographies légèrement romancées qui ont fait florès en France dans les années trente. Certains ouvrages d’André Maurois, un écrivain aujourd’hui presque oublié mais dont je me suis toujours senti très proche pour de nombreuses raisons, en sont des exemples célèbres (je pense plus particulièrement à sa belle Vie de Shelley, même si l’ironie y est parfois un peu trop mordante), et les collections étaient nombreuses, à son heureuse époque, qui faisaient de personnalités historiques les héros de récits plus ou moins romancés. Bref, notre biographie n’est pas une vraie biographie, c’est un roman qui imite une biographie.
On a pu constater que jusqu’à présent, dans cet article, je n’ai pas tenu compte des deux révélations de mon ami.
Avec l’accord de Savigny, j’ai fait comme s’il était le seul auteur de la biographie. Nous étions convenus, lorsqu’il l’a entreprise avec mon aide, qu’il ferait de même et ne la signerait que de son seul nom. Dans mon article, j’ai d’ailleurs préféré le nommer « le biographe », afin que ce terme puisse désigner, aussi bien que mon collègue lui-même, une personne morale : notre association, lui et moi au travail, notre passionnante collaboration. Puisque j’étais supposé être le meilleur informateur de Savigny au sujet de Jordane, je suis l’unique responsable, en réalité, des nombreux défauts que j’ai signalés et que j’ai attribués à ce « biographe ». Il faut donc le voir à présent comme un auteur à quatre mains, sinon bicéphale comme le loup des armoiries déployées à la fin d’Une biographie autorisée.
Si j’avais tenu compte de la seconde révélation (la nature imaginaire de Jordane), je n’aurais pas écrit cet article. Mais je tiens encore, de temps de temps, à faire comme si mon personnage existait bel et bien, dans la réalité, en dehors de la pure ou impure fiction dont il était le héros. Ce n’est pas Savigny qui m’en dissuadera, lui qui a relancé le cycle avec une très amicale énergie lorsqu’il m’a proposé une nouvelle réalisation de mon rêve, et qui plus est, sous la forme du pastiche d’un genre factuel. Le comble de la fiction étant que cette imitation ne prendrait pas l’aspect d’un rigoureux récit d’histoire individuelle avec ses contraintes narratives, son cortège de notes et d’annexes, mais celui d’une narration littéraire, plus accessible et plus agréable. Le comble du comble étant cette autocritique et mon souci simulé de l’adéquation du discours au réel. Elle n’a trompé personne, et personne n’a été surpris, je n’en doute pas, qu’après avoir avoué, par l’intermédiaire de Savigny, que Jordane était une fable, j’y aie de nouveau succombé comme si de rien n’était. Je ne suis pas fâché de prêter le flanc à la critique hâtive qui ne voit dans mes livres que des jeux de miroirs sans enjeu véritable (on veut dire : sans actualité évidente), et je suis heureux de poursuivre avec Yves ma traversée des murs de la famille et des maisons françaises dans l’espoir que nous sortions un jour de la Rhétorique comme de l’Histoire et que nous nous retrouvions enfin au cœur du Pays vert, gravissant la montueuse réalité, sous le lumineux tamis des frondaisons, au milieu des graminées anonymes et des gentianes couronnées, au bord de la Jordanne encore fraîche et naïve, à sa source peut-être, où la rivière murmure son nom et son prénom.
Seraient-ce encore des mots qui nous accueilleraient au-delà du verbiage auquel nous sacrifions avec complaisance, adresse et maladresses également dosées, mais avec amertume et lassitude aussi (également dosées) ? En tout cas, ce sont bel et bien des signes qui sont à l’origine de la vie de Jordane. Dès une première lecture de sa « biographie », le soupçon ne vient-il pas que le langage lui-même, par son rythme et ses sonorités, son relief et ses couleurs, ses apparences sensibles et ses propriétés concrètes, en deux mots sa magie poétique, a induit des événements, des intrigues et des personnages ?
L’exploitation de ces propriétés surprend les lecteurs marqués par des écritures moins charnelles, pour ne pas dire désincarnées. Nous les nommions « blanches » dans notre adolescence sévèrement encadrée par Camus un peu, par Robbe-Grillet beaucoup, par Barthes passionnément et par Blanchot à la folie (ce dernier plus enjoué pourtant que ne le doctrinent les moralisateurs, et parfois tout au contraire, d’un lyrisme un peu grandiloquent). Nous étions trop bien élevés pour apprécier les livres trop écrits. Le cycle jordanesque ne manifestait pas autant son médium, encore moins sa puissance de suggestion et plus radicalement de génération. Jordane écrivain, lui-même, s’efforçait de signer non par le style, relativement transparent, mais par la composition de ses récits. Cependant l’insistance avec laquelle l’auteur d’« Imitation Cachemire » ou de « Changer son nom » proclamait son refus de laisser l’initiative aux mots aurait dû alerter davantage. Il suffisait de s’attacher, dans ses écrits, au rôle et au retour de certaines initiales (par exemple les miennes), de certaines syllabes (le « or » de Jordane, que l’on retrouve par exemple dans Haute Porte, Orléans, Mondor, Delorbe et sous la neige de « Frère-des-Loups ») et de certains noms propres (toponymes comme Autruy et Baden Baden, patronymes avec ou sans particule, comme de Coupage ou Boulay-Préal) pour douter de ses déclarations d’intention. Yves Savigny a très tôt remarqué qu’un grand nombre de contenus, notamment les « biographèmes » déterminants, étaient engendrés par cette logique formelle élémentaire et que le sens profond naissait dans la musique des surfaces verbales. Dans la composition de notre biographie, il m’a reconduit à cette vérité un peu déconcertante et je me suis souvent laissé porter avec confiance par le mouvement des mots inattendus qui nous viennent en écrivant et qui nous vont en relisant. Eh bien, cette conscience d’une nécessité linguistique involontaire, et cette sensation d’une liberté nouvelle, je les dois à mon collègue, qui est aussi le poète des Trois Lieutenants et le romancier, inspiré par la langue, de Parallèles et de Beau Joueur.

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