L'insistance des objets à se manifester incite Ignace à en choisir un pour se débarrasser des autres. L'homme est méthodique, ordonné, sourcilleux, peu amateur de digressions. Donc il choisit. Méticuleusement, lentement, en réfléchissant. Il ne choisit pas vraiment, il détruit mentalement ce qu'il ne veut pas choisir. S'il veut continuer à avancer, il doit procéder de cette manière, il n'a pas le choix. Comme si les objets lui parlaient. D'ailleurs ils lui parlent, là où ils sont posés. Presque plus que si quelqu'un l'interrompait pour lui parler. Personne ne l'interrompt, Ignace, lorsqu'il officie dans le tas. Son tas, celui qui lui est assigné, présente toutes les caractéristiques d'un tas d'ordures. On voit bien ce qu'est un tas d'ordures, mais ici, le tas déborde de son statut de tas; c'est un tas de tas en quelque sorte, enfin un tas à la mesure de la taille d'Ignace, qu'on appelle aussi communément Lemagne.
Sa rigueur méthodologique le protège de tout sarcasme, il regarde peu à droite à gauche, il n'est pas porté sur les filles, il ne se demande pas sur quoi il est porté, il doit récupérer des morceaux de poupée. Il ne s'agit pas d'aller vite, c'est autre chose ce qu'on lui demande, il ne sait pas exactement, il a compris sans savoir, c'est une qualité rare qui lui vaut d'être mieux traité. A droite, il a sa brouette bleue, c'est suffisant pour accomplir cet implicite. Avec sa brouette, il entretient un rapport indicible, et lorsqu'il se saisit des deux manches caoutchoutés pour la déplacer, il lui arrive de se souvenir. Il n'aime pas trop se souvenir, ça n'est pas agréable.
Lemagne repère la chair rosée de vieilles poupées comme personne, bras, jambes, bustes, les têtes, non, quelqu'un d'autre s'occupe des têtes. Dans sa tête à lui rôde un infernal capharnaüm que la quête de morceaux de poupées apaise. Il les classe sommairement dans une armoire métallique ouverte disposée à l'entrée du chantier sous la surveillance d'un employé qui les compte, les dispose, et effectue d'autres opérations dont on imagine aisément la nature.
Des femmes accomplissent aussi des recherches dans le tas. Ce sont généralement des femmes très instruites, anthropologues, ethnologues, psychologues, sociologues, archéologues. De plus en plus de femmes sont affectées à ces travaux supérieurs qu'elles effectuent à l'aide de micro-ordinateurs ultra-portables dont elles sont généralement fières, et qui leur sont pratiquement greffés aux mains.
Elles se sont affectées elles-mêmes en réalité : de reporter leurs observations sur leurs appareils; de les organiser en réflexions, de les pondérer, de les schématiser, d'en conclure quelque chose leur procure une jouissance infinie. Elles dorment peu mais paraissent toujours disposes le matin. Le maquillage a fait de grands progrès, et leurs visages ressemblent à ceux des poupées une fois lavés de leur station dans les immondices. Elles circulent avec leurs petits ordinateurs dont elles ne se séparent plus. Elles y cherchent aussi des citations pour nourrir leurs exposés, et l'ordre de leurs pensées est au moins aussi important que le ménage chez elle, qu'elles délèguent faute de temps à d'autres femmes assistantes de machines domestiques (centrale vapeur et autres robots nettoyeurs consommateurs de produits parfumés).
On appelle Lemagne au haut-parleur. Il n'aime pas se défaire de sa brouette; il la confie à son voisin. Il dit : tiens, le guidon. Il ne dit jamais beaucoup plus que trois mots à la fois. Il reparlera la prochaine fois. Il est ennuyé, si on l'appelle, il devra parler, à moins qu'on veuille lui montrer quelque chose. Il y a de nombreuses images en circulation, il ne sait pas ce qu'il aura à reconnaître. A défaut de parler, Ignace pense. Il se fraye un chemin dans le bordel d'objets. Les femmes supérieures continuent d'explorer la zone sans relâche, et elles, elles parlent, énormément, tout en clapotant sur leurs écrans, elles ont développé une très grande dextérité. Il se pourrait que leur mains se transformassent.
Dans le local immaculé avec vue sur le chantier, Concini fait les cent pas. Il paraît soucieux . Il jette un oeil absent à Lemagne et fait :
- Ils sont partis, les vieux
sans qu'Ignace ne sache s'il pose une question ou s'il affirme quelque chose. Il va sûrement répéter sa phrase, pense-t-il. Un bruit de fond transpire; deux êtres, dont l'un très grand et subordonné de l'autre, ne se regardent pas encore.
- Bonjour, dit Ignace.
- Bonjour mon cher, répond Concini, en ajoutant : savez-vous correctement préparer les artichauts ?
Puis : ils sont partis, les vieux. Cette fois, Ignace a nettement entendu l'affirmation.
- Oui, qu'il fait en écho.
- C'est ennuyeux, des choses qu'ils savaient se perdent. Savez-vous, que savez-vous des artichauts ?
- Rien, je les mange, tente Lemagne. Peut-être qu'il en reste.
- Peut-être que vous avez raison, mon cher, peut-être qu'il en reste.