24 mai – 1e juin 2013
Au décalage horaire qui a pourri mes nuits et m'a donné le temps d'écrire.
C'est en changeant d'avion à Pointe à Pitre que j'ai changé de monde. J'ai quitté le long Boeing 777-300 ER d'Air France pour monter dans un plus modeste Airbus A320 de la même compagnie, mais l'humeur à basculé dès l'embarquement. Pour l'essentiel il s'agissait des mêmes passagers, mais ils étaient arrivés chez eux ou presque. Beaucoup se sont assis selon leur bon plaisir à la place qui semblait leur convenir, créant immédiatement une pagaille qui paniquait les hôtesses. Leur plan était organisé entre ceux qui descendraient à Port au Prince et ceux qui prolongeraient jusqu'à Miami, et d'un seul coup tout était remis en question. Un vieux monsieur protestait qu'il ne voulait pas aller au fond, une dame, sans doute gourmande, préférait l'aile, un autre avait rencontré un copain à côté duquel il voulait voyager.
Assis à ma place réglementaire, je me suis vite retrouvé avec un adorable bambin crépu dans les bras, pendant que son père XXL, qui avait reculé volontairement de dix rangs allait attendre en pénitence au fond de l'appareil que tout le monde soit assis pour remonter chez lui, vers l'avant.
Il a repris son gamin au passage, lequel ne s'est aucunement ému du désordre ambiant et du drôle de tonton de substitution que j'étais.
L'avion a décollé avec un peu de retard, forcément, et dès qu'il a atteint sa juste altitude, tout le monde s'est retrouvé debout dans le couloir à se dégourdir la langue et les jambes. Il a fallu le sandwich jambon-fromage pour ramener un semblant d'ordre. Si on les avait laissé aller ils auraient fait la queue debout devant la porte avant l'atterrissage. C'est bon de rentrer au chaud à la maison.
À l'arrivée à l'aéroport de Port au Prince, je repère une escouade de gaillards en tricot rouge. Ils ont l'air très officiel et vous arrachent des mains votre contremarque de bagage. "Je m´occupe de ta valise". En fait, le mien l'attend simplement devant le carrousel à côté de moi. Il m'en demande la couleur. Lorsqu'elle arrive, je la lui désigne, il la saisit, me la tend et me dit : " Tu me donnes quelque chose?" Pour participer à la lutte contre le chômage ambiant, je lui donne deux euros qu'il me refuse en disant qu'il préfère les dollars. Pour lutter efficacement contre le chômage, il devrait plus attentivement suivre le cours du jour.
La rue m'a aussitôt évoqué le grouillement du Caire. La foule, l'appropriation maximale de l'espace, le génie des recoins, l'horreur du vide, le micro-commerce et, partout, l'agitation, la noria des autos, des motos, des brouettes, des taxis. Les klaxons, les cris, les engueulades, l'appel des tap-tap. L'embouteillage est permanent, il ne connait ni la nuit ni le jour et l'activité semble sans fin.
À la différence du Caire, cependant, les vêtements sont colorés, les filles rient et se moquent dans leurs habits de filles. La rue, elle, porte, bien visibles, les plaies mal réparées d'un tremblement de terre.
Le tap-tap est un taxi collectif. Il s'agit d'un pick-up japonais ou coréen équipé avec des bancs, couvert d'un toit en composite dans lequel on entasse jusqu'à quinze personnes et leurs chargements ( la jauge est de huit ou dix ). La particularité des tap-tap est qu'ils sont décorés : on les peint de paysages, de fleurs ou de tous ornements qui peuvent évoquer leur itinéraire ou leur propriétaire. L'artiste en tap-tap (profession respectée) est libre de son art, mais il doit veiller à ne pas altérer la couleur de base du véhicule. Un pick-up blanc doit devenir un tap-tap à fond blanc. Il est interdit de le rougir ou de le noircir parce que la police se méfie terriblement des voleurs qui jouent avec les couleurs et cachent des pick-up volés sous des tap-tap colorés.
Un chauffeur m´explique que pour cinq ou six mille Gourdes tu peux avoir une belle transformation de tap-tap, mais que le prix peut varier selon que tu apportes ou non la peinture. En général, précise-t-il, on ajoute deux lames au ressort de la suspension arrière. La mesure semble prudente et elle est comprise dans le prix.
La monnaie locale est la Gourde. Un dollar US s'échange contre 43 Gourdes, mais en souvenir du temps ou le dollar valait 5 Gourdes, on a créé le dollar haïtien qui vaut toujours 5 Gourdes, ce qui ne facilite pas les comptes. Le préalable a toute négociation est le choix du dollar.
Le petit avion à hélices qui nous remonte vers le Cap Haïtien, est plein d'américaines ONG qui viennent faire leur BA. Elles s'extasient devant le gâteau du jeune homme qui leur confie que c'est pour "fet manman" . L'appareil survole la forêt rasée des montagnes intérieures, nous offre un beau virage autour de la citadelle du Roi Christophe. En descendant, il prend un peu la tremblote, il faut dire que depuis le temps, il en a fait des rotations et que tout semble un peu disjoint, à force. Je voudrais en parler avec le pilote dont la porte est grand ouverte, mais il est dominicain et ne parle que l'espagnol. Nous atterrissons donc en espagnol et tout se passe bien. Sur la piste, un orchestre de quatre pièces dont un banjo peint en bleu, nous accueille, la casquette tendue. Des petits prêtres en soutane blanche se précipitent pour embrasser leurs américaines ONG.
La rue du Cap roule sur roulements de fesses. Les natifs étant fort bien pourvu, ils font rouler les trottoirs avec des grâces de danseurs charnus. Les danseuses y excellent particulièrement, donnant aux trottoirs des allures de samba. Un malicieux qui n'est toujours pas revenu du spectacle souligne a mon intention que les pays ne sont pas tous égaux pour ce qui concerne le développement du râble.
On fait commerce de tout et partout sur le moindre coin de trottoir, sur le bord d'une fenêtre. Il fait si chaud dedans, autant passer le jour dehors en faisant mine de tenir boutique. On vend quelques vêtements colorés, des peignes, des bijoux en plastique, des produits de maison. Parfois une commerçante déménage son fonds en nouant la couverture qui lui sert d'étal et en posant le tout sur sa tête. Elle va s'installer sur le trottoir d'en face parce que le soleil à tourné. On m'explique que cette pratique n'est pas autorisée du tout, mais pas vraiment interdite non plus puisqu'elle existe.
Sur la petite plage de ville, devant le restaurant Déco, les garçonnets se baignent nus. Les petites filles non. Je crois qu'il me faudrait un très long slip avec pieds et masque inclus pour que je me trempe dans cette eau bleue parcourue par le ruisseau brun des égouts.
Justement, la patronne du restaurant Déco, lorsqu'on lui commande du poisson, lance la commande par dessus bord et le pêcheur dans sa barque lui lance votre repas frais tiré de la mer. D'où je suis placé, je le vois qui bat le poulpe de mon voisin de table. Pour moi, il lance trois queues de homard qui sont sans doute des cigales de mer. Ma voisine, elle, marche au cabri que l'on a arraché à une autre mère.
J'étais invité à dix heures pour donner ma première conférence. Les étudiants, eux, étaient convoqués à neuf heures, mais comme le technicien lumière n'est arrivé qu'à dix heures et demie, nous avons commencé dans le noir et personne n'a vraiment attendu.
Les évangélistes américains se pressent en ville : le tremblement de terre est l'occasion rêvée de faire la preuve de la tonitruante puissance de Dieu et de leur propre toute-puissance.
Au Cap Haitien, je suis logé dans un fort bel hôtel qui porte le nom prometteur d'Habitation Jouissant. J'y joui d'un lit pour trois, d'une salle de bains avec eau chaude, d'une terrasse avec deux fauteuils et, surtout, d'une vue splendide sur la baie de Petite Anse. Je n'y joui pas de la télévision qui est en panne. Quelques rares bateaux de cabotage se dirigent vers le port et des barcasses à voile latine assurent la pêche du jour. Plus loin à droite, la ville du Cap et plus haut, derrière, à flanc escarpé de montagne, le bidonville.
Le garçon en noeud papillon qui me sert sur la terrasse de l'hôtel m'explique en français le menu du soir. Son débit est magnifiquement lent et appliqué. Il ne voudrait rater une syllabe pour rien au monde. Je suis fasciné par sa lenteur. Le ton docte qu'il adopte n'a rien a voir avec le contenu de ce qu'il me dit. Très vite je n'écoute plus que la musique et j'oublie les paroles. Je suis donc bien embarrassé lorsqu'il me pose une question et je me prends la langue dans le tapis entre le riz pays et le riz blanc aux carottes.
Le créole est frustrant. Je tends l'oreille (zoreille) et je reconnais des îlots de langue. Je suis dans le presque, dans le familier et pourtant je n'y comprends rien. Je lis les affiches à haute voix pour essayer d'en reconstruire le sens. Lorsqu'on m'explique, tout est clair, mais le chemin vers cette clarté est bien difficile à parcourir seul. Les enfants rigolent quand je tends l'oreille pour comprendre ce qu'ils me demandent (en général, c'est de l'argent).
Dix pour cent des haïtiens m'assure-t-on, parlent bien français mais tous ou presque le comprennent. Rares sont ceux qui écrivent le créole, mais ils le lisent presque tous.
"Ce qui est dur en français, m'explique un étudiant, c'est qu'il y a beaucoup de lettres". Sans doute sous-entend-t-il "inutiles".
La pluie du soir paralyse tout. Les gens se hâtent de rentrer chez eux, les rendez vous s'annulent, l'activité cesse. La pluie est une force majeure, même si elle est aussi prévisible que le jour, même si elle revient chaque année à la saison qui porte précisément son nom.
Bouki et Malis sont les personnages emblématiques des contes haïtiens. Ce sont les héros immuables de la tradition orale. Tout le monde connaît Bouki, le simple d'esprit, le benêt et son contraire, Malis, l'intelligent, le rusé, le parfois méchant. Leur couple reste un attelage de référence, même à l'Université. À ma surprise, le Président Théodat qui me reçoit propose,devant les étudiants, une analyse Bouki puis une analyse Malis d'une de mes nouvelles. Les arguments semblent très clairs à tous et le double modèle parait fonctionnel.
Comme beaucoup de haïtiens aisés, la propriétaire de l'hôtel vit en Floride, à Fort Lauderdale. C'est là que ses enfants étudient, c'est là sans doute qu'ils vivront.
Le seul cinema d'Haiti est le cinéma Versailles. il se trouve au Cap Haïtien. Il s'agit d'une grande et belle bâtisse rose dans laquelle on donne les blockbusters américains doublés en français de France. Lorsqu'on y passe un rare film haïtien, il est en créole avec des passages en français qui marquent l'appartenance sociale des personnages.
Dimanche matin, on me sert pour petit-déjeuner le plat obligatoire du dimanche et du premier de l'an : une soupe jaune à base de potiron sauvage local dans laquelle flottent des brèdes diverses et des morceaux de bœuf bouilli. C'est déroutant à l'aube, mais c'est bon et ça pique.
Ma conférence sur le Tour de France, annoncée à deux heures au Crac de Limonade à été retardée à cause de la fête des mères. Je dois parler devant un public populaire, majoritairement paysan, et mes auditeurs n'auront pas fini la fête à deux heures. Je reviendrai donc à cinq.
À cinq heures, dans la salle bondée et surchauffée du Crac, des élèves des écoles s'affrontent dans une sorte de "questions pour un champion" destiné à les préparer au Certificat d'études et à déterminer quelle est la meilleure école de la ville. Le député est là, le docteur, la sœur infirmière et la sœur directrice d'école. Le Président de l'université aussi à qui on donne la parole cependant que le maire, lui, boude dans sa mairie. Cette joute devait avoir lieu ce matin mais elle a été retardée a cause de la fête des mères.
On demande aux garçons d'épeler "laitue". L'un d'entre eux se lance : l, apostrophe, é, té, u, dé, e - l'étude. Il faut dire à sa décharge que la sono n'est pas terrible.
Il fait une chaleur de four sous le toit de tôle ondulée et je constate que, pour avoir un peu de fraîcheur, il faut se placer dans l'alignement du député sur qui le seul ventilateur de la salle est braqué.
Sur la place, la fête continue et on entend la fanfare qui commence sa parade.
Et puis soudain c'est l'orage, énorme, brutal, tropical. Les gouttes déjouent sur les tambours, la pluie remplit les saxophones et c'est l'ordre ( le désordre?) de dispersion. Les majorettes sautent comme des cabris pour mettre leurs costumes a l'abri, les musiciens démontent leurs trombones en courant, on se presse sous les arbres. Le gros vent secoue la banderole sur laquelle on peut lire : "Drapo'M, Vi'M, Fyête'M" ( Mon drapeau, ma vie, ma fierté). Les enfants jouent dans les flaques et lèvent le visage pour boire un peu du ciel. Certains, stoïques, prennent leur chemin d'un pas régulier, posant simplement leur sac en plastique sur la tête. Ils sont déjà trempés.
Le Tour de France sera victime collatérale des intempéries.
Jean-Marie Théodat, le President de l'université, est venu me chercher à l'hôtel et il a apporté le pique nique. Dans une boîte, du "riz pois collés" et dans l'autre, une merveille inconnue : des petits crabes et des morceaux de poulpe, cuits dans un ragoût de christophines. On suce soigneusement le crabe pour s'assurer qu'il n'y a plus de légume dessus puis on l'ouvre, on le fouille pour trouver le corail et on craque une à une les pattes pour aspirer la chair. Pour boire avec ça, un jus mélangé de trois fruits dont j'ai déjà oublié le nom mais dont je garde encore le goût. C'est un pur délice et le chef d'œuvre de sa Jolie.
Au plus fort de l'orage, je suis dans la campagne haïtienne en train de prendre un cours d'arbres et de buissons. Je suis entre un manguier bon à cueillir et un rang de vétiver qui va le long du chemin. La pluie martèle la voiture. En quelques minutes, le chemin est devenu ruisseau. Les vaches courbent le dos sous la mitraille, les petits cochons noirs se hâtent vers les fermes, les ânes se serrent sous les arbres. Dans la minuscule cabine du Loto, posée au bord de la route au milieu de nulle part, ils sont quinze réfugiés, entassés qui se marrent.
Plus loin en ville, l'eau monte et fait déborder les égouts et les toilettes. La rue pue.
Si le tremblement de terre n'est pas l'œuvre de Dieu, il est l'œuvre des hommes. L'hypothèse populaire est que les américains ont testé en Haïti une bombe souterraine qu'ils destinaient à Chavez et à Ahmadinejad. Une sacrée bombe. Une sacrée répétition générale.
Le pouvoir s'exprime ici clairement par le verbe. Chaque prise de parole se transforme en discours qui devient très vite lyrique ou véhément. Le ton monte naturellement et la langue tend aussitôt vers le bois. Les grands mots ronflent : travail, persévérance, homme fort, femme forte, avenir, progrès...
Des jeunes qui parlent "bien", c'est à dire comme des vieux, on dit qu'ils sont prometteurs et appelés à diriger un jour le pays. Comme le budget de l'Etat dépend pour 70% de l'aide étrangère, on comprend que les autres lieux possibles d’exercice du pouvoir se réduisent comme les champs de canne à sucre.
Un tap-tap sert de taxi aux livres. On compte une centaine de volumes, rangés dans une vitrine, sur le côté du camion. Il fait la tournée dans les villages. Comme les livres ne peuvent être prêtés, le tap-tap contient aussi des chaises, des coussins, des tapis. Il s'arrête dans un coin à l'ombre, organise une aire de lecture et les villageois viennent lire sur place. Comme la route est longue et le biblio-tap-tap très attendu, il rentre parfois en ville pour refaire le plein de nouveaux bouquins.
La pluie a pourri la fête vaudou à laquelle j'étais convié. Le podium est détrempé, les calicots pendouillent le long des mâts. Ce n'est pas aujourd'hui que j'entendrai les chants et que je verrai les danses du vaudou. Si la pluie continue, je risque fort de mourir vaudou-idiot et de ne rien savoir les Loas.
Les tap-tap portent un nom qui est inscrit à leur fronton. Certains sont clairement voués à leurs origines : "Kenya I love", "Phillipin". D'autres font dans la morale : "Volonté",
"justice", "Énergie", un autre affirme sa personnalité : il a baptisé son engin "Pafis Tre"; renseignement pris, cela signifie "pas frustré" et rassemble toutes les joies de l'écriture "phonétique"... La grosse masse des chauffeurs confie son image à la religion : "Dieu garde", "Jésus protège", "Jésus réel", "Dieu bon", "Jésus capab". Dans le même registre mystique, mais avec un tour résolument moderne, je note un "Facebook".
Pour commencer en douceur l'atelier d'écriture, je propose un logorallye. Les étudiants me donnent une liste de mots qu'ils aiment et ils doivent ensuite composer un texte qui les contient tous et dans l'ordre. Je laisse passer le mot Dieu dans la liste parce que, comme ils sont chrétiens, j'imagine que cela leur sera un appui narratif précieux. J'obtiens en effet une kyrielle de récits à consonance biblique (version traditionnelle), ce qui ne me surprend pas. Ce que je note sans le souligner a haute voix, en revanche, c'est que le deuxième mot qui travaille en sous texte est très clairement "manger". On sent qu'il est au centre des préoccupations de chacun : faire un repas par jour, bien choisir les aliments, nourrir sa famille, avoir toujours à manger, remercier Dieu qui fait manger les hommes... On sent que ce n'est pas de pure forme et que le vécu pèse pudiquement, mais directement sur les textes. Ce que leur professeur me confirme. La majorité des étudiants lutte pour se loger, pour manger, pour se déplacer. Certains qui sont très âgés, ont vécu des vies de galère avant de reprendre des études. Ils ont la quarantaine et travaillent au côté des jeunes de dix huit ans dans l'espoir qu'un jour ils mangeront sans souci. Pour économiser les quelques vingt centimes que coûte le car, ils attendent à la sortie du campus une auto de bonne volonté. C'est ainsi que la Toyota du Président se transforme en taxi collectif et embarque une cohorte déraisonnable vers la ville. Nous sommes serrés sur la banquette avant et, derrière, les filles sont assises sur les genoux des filles.
La relation des étudiants à l'écriture est complexe car on peut dire qu'ils n'ont pas d'écriture maternelle. Leur langue natale ne s'écrit pas et si parfois on l'écrit on ne l'enseigne pas. L'écriture n'arrive qu'avec la deuxième langue et ajoute à sa complexité. D'où leur impatience à lire à haute voix ce qu'ils ont produit.
On me raconte qu'un très sérieux professeur ne prend plus la route directe vers son travail car, une nuit qu'il l'empruntait, il y a croisé le cavalier de la Mort, ce chevalier immense perché sur son interminable cheval. Il a dû longtemps attendre que le cheval en question écarte ses longues jambes pour enfin laisser passer sa voiture. Il ne voudrait pas renouveler cette expérience. Il préfère donc le long chemin quotidien.
À l'aéroport, la dame qui scanne ma valise vient à moi. Monsieur vous avez une bouteille dans votre valise, de quoi s'agit-il? C'est une petite bouteille de rhum. Alors, c'est bien, passez. Idéal pour exfiltrer la nitroglycérine.
Pour aller à Jacmel, en direction du sud, il faut d'abord s'arracher au magma de la ville de Port au Prince ce qui peut prendre des heures, traverser des banlieues, se faire proposer mille marchandises à mille carrefours, frôler des camions, des bus, des enfants, céder la voie à mille motos. À chaque occasion, on se dit que la vie ne doit pas être si précieuse dans les parages pour qu'on la risque si légèrement. S'en fout la mort.
Ensuite, la route monte a l'assaut de la montagne, elle est raide et coupe souvent droit dans la pente. Les camions y crachent leurs poumons noirs, les voitures hurlent en première. Partout des traces du séisme : des tronçons éventrés qu'on ne finit pas de réparer, des maisons écroulées sur les bas-cotés, des tas de pierres posés à même la chaussée, en attente, de la poussière partout, des monceaux de "fatra" (détritus), des petites chèvres, des gosses en uniforme scolaire qui jouent au milieu de la route.
Plus haut dans la montagne, la circulation s'apaise, la route de l'amitié (c'est son nom) jadis offerte par les français, serpente à travers les champs en étroits gradins que les pluies balaient, laissant le sol rouge et mort. C'est le monde des gros lézards qu'on voit filer sur les pierres chaudes.
Dans la descente vers la mer, de jeunes garçons s'aventurent jusqu'au milieu de la route, un lapin gris à la main qu'ils se proposent de vous occire pour un ragoût du soir.
Et puis en bas, Jacmel et sa baie turquoise.
C'est la saison bénie des mangues. Le temps radieux où il suffit de lever le bras pour une dose de délice et de sucre. Une saison sans faim.
À l'approche de la ville, des femmes proposent des fruits par centaines, lavés, étalés au sol ou montés en pyramides.
Les enfants les pétrissent, percent la peau et en aspirent le jus.
C'est aussi le temps des bananes que les femmes portent sur la tête en régimes entiers. Juste cueillies, elles ont un goût vif, avec une pointe acide.
Pourquoi à peine arrivé à Jacmel, ai-je été saisi d'une mélancolie tropicale? A cause de ces maisons coloniales en détresse, aux volets fermés, abandonnées, éventrées parfois? À cause de ce sentiment de départs hâtifs que laisse la ville, comme si on l'avait fuie? À cause de ces lourds volets de fer tirés sur les façades? À cause de la rue du Commerce où on ne commerce plus? À cause de ces tas d'ordures jetés dans les jardins déserts? À cause du sentiment que tout cela est irrémédiable et qu'il faudrait des moyens et des forces que personne n'aura jamais?
Une bande de jeunes motards passe en hurlant dans la ville silencieuse de l'après-midi. En visitant la galerie du collectif des jeunes peintres locaux, qui poursuivent la tradition des peintres haïtiens, j'ai du mal à deviner les tableaux dans la pénombre. Les peintres n'ont plus assez d'argent pour payer l'électricité et on visite leur travail dans le noir. Quelques masques de carnaval en papier mâché fantomatiques, des paysages naïfs, des scènes de ville et de champs, de la poussière, de la fatigue.
À l'Alliance, un jeune professeur m'attend. Il s'agit d'un volontaire international qui enseigne dans une école locale "de qualité" (financée depuis toujours par madame Seydoux depuis Paris). Il me dit avoir une surprise pour moi : huit de ses élèves ont préparé des lectures de textes oulipiens qu'ils diront pendant ma conférence. Je dois avouer que pendant un instant, je redoute le pire, mais lorsque je les vois s'approcher, je ne peux que sourire. Ils se sont faits si beaux : les garçons sont en pantalon noir et chemise blanchenamidonnée, les filles ont mis leurs robes de bal. L'une est à volants rouges, l'autre verte et noire zébrée, la troisième en violet chic. Ce ne peut être qu'une fête. Et c'est une fête pour moi, d'abord, d'entendre "la cimaise en la fraction" avec l'accent créole. D'entendre un extrait de La Disparition sans e bien sûr, mais aussi sans r puisqu'ils ne les prononcent pas... C'est une fête pour eux aussi, tant ils sont fiers de se planter droit au micro pour lire à chacun leur tour.
C'est une fête enfin pour la trentaine de spectateurs, assis dans la cour de l'Alliance, de voir leurs copains et leurs copines en habits du dimanche réciter des poèmes sans tête ni queue et qui font rire.
Pour ce soir, nous passerons au large de la théorie littéraire. Lisons donc quelques sardinosaures et la dictée de JJ.
La nuit est noire. L'éclairage public est rare. Il faut sortir la lampe de poche pour trouver la clef. Il n'est que neuf heures mais la cuisine du restaurant est déjà fermée. La cuisinière a peur de rentrer trop tard dans l'obscurité. Grazina qui dirige l'alliance, improvise une petite dînette chez elle et puis je gagne mon hôtel ou on m'a gratifié de la chambre qui surplombe la plage minuscule et les vagues. Elles battront la mesure de ma nuit.
Le gros tac-tac qui fait la route de Port au Prince est allé tout droit dans la descente. Sans doute à-t-il perdu ses freins. Il a défoncé la rambarde de sécurité et s'est bloqué juste au bord du gouffre avant d'être précipité dans la vallée. Les passagers sont assis au bord de la route, pâles sous leur peau noire. Leurs affaires sont dispersées alentour et certaines valises ont déjà fait le grand voyage vers la plaine. Une dame pleure. Le chauffeur se lamente devant le capot ouvert de son engin. Une épaisse fumée et sort et il regarde griller son gagne-pain.
On me dit qu'en ville, à Port au Prince, il ne reste plus que 300 000 personnes qui vivent sous les tentes compressées sur la moindre placette libre. Il y en a eu jusqu'à un million et demi. Les conditions de vie y sont simplement inhumaines : sans eau, sans électricité, dans la chaleur, la pluie et les immondices, avec seulement quelques latrines ou la queue est perpétuelle. Les enfants, les chiens, les chats...
Malgré cela, les gens tardent a partir. Ceux dont la maison à été réparée ont peur d'y retourner, ils craignent qu'elle ne soit maudite ou hantée.
Et puis il faut compter avec les petits malins qui préfèrent vivre et faire vivre leur famille sous les tentes pour pouvoir louer leur maison. Tous les ONG ( qui sont pourtant présents pour organiser le relogement des gens) ont fait exploser le marché de l'immobilier et il y a quelques effets d'aubaine.
Pour accompagner chaque plat, on vous sert des "bananes pesées". Elles sont le pain local et servent à pousser. Ce sont des tranches de banane légume, frites puis pressées entre deux planches de bois, d'où le "pesées" de leur nom. C'est croquant comme une chip épaisse et ça a le goût du sel que l'on met dessus.
Le pays étant très jeune et l'espoir de s'en sortir étant dans l'éducation, les écoles de toutes sortes sont un des bizness les plus florissants de la ville. On trouve une école à chaque coin de rue. Confessionnelles, privées, publiques, laïques, chères, elles promettent des diplômes à tous. Personnellement, j'ai retenu l'école Mizafo : "école d'anglais et de plomberie pour un monde meilleur."
Être chauffeur à Port au Prince c'est avoir une connaissance approfondie de tous les trous de la ville. Comme il s'agit au moins de nids d'autruche, il est indispensable de les connaitre tous et de les attaquer avec modération. Un bon coup de frein avant, une lente et prudente descente aux enfers (surtout si un reste de flaque en cache le fond) puis une remontée énergique sur la rive opposée avant une franche accélération qui libérera le trou pour le chauffeur suivant. On ne peut pas dire que cela améliore le rythme général de la circulation.
L'enseigne peinte est une des marques du pays. Chaque boutique adopte son propre style et sur chaque façade on peut lire des slogans qui précisent le nom ou la raison sociale de la maison. Rien d'étonnant donc à ce que le bâtiment du Ministère de l'éducation qui se trouve à la porte Lambour, soit couvert d'inscriptions sur son mur d'enceinte. Il s'agit de conseils aux élèves et aux parents : assiduité, comportement, effort, excellence, apprentissage, tout y est soigneusement expliqué panneau après panneau à qui s'attarde pour les lire. Un panneau en particulier me laisse perplexe : c'est celui relatif à la bonne tenue vestimentaire des élèves; j'y lis que dans toutes circonstances ils doivent porter une "tenue descente". Comme il ne peut être question de ski dans cette région, je me demande ce que cela peut signifier et puis, d'un coup, une hypothèse me vient : ne serait-ce pas une allusion aux pantalons que les jeunes garçons laissent descendre jusqu'à mi-fesses?
La mode est au bonnet de laine. Je dois reconnaître que, sous ce climat, il faut un sacré courage pour y sacrifier, mais ça marche. Elle ne touche pour l'instant que les garçons. Les filles vont encore en cheveux.
L'école d'art est un endroit spécial, une sorte de hangar immense dans une cour de ville. Une vaste salle de danse, un atelier pour les sculpteurs, des salles de classe, des recoins, des statues à demi-finies, abandonnées partout et des poules. Le coq chante la fin et le début des cours. Dans la salle ouverte ou je me trouve, il me faut un micro pour me faire entendre. Je parle avec les étudiants de théâtre. Ils sont tous acteurs, metteurs en scène, dramaturges et rêvent de festivals. Ils jouent Godot, la Cantatrice, Césaire et des auteurs haïtiens (un est présent). Je me fais agresser d'entrée de jeu par l'un d'entre eux qui me reproche de ne pas parler créole. Il me dit que je suis malpoli de ne pas faire l'effort de m´adresser à eux dans leur vraie langue. Je sens que le débat va être facile.
La pratique du théâtre de l'absurde leur a permis de faire la différence entre un contenu latent et un contenu manifeste, je ne rencontre donc pas les questions que je redoutais sur le sens lourd et l'engagement. En revanche, l'inspiration est au centre de leurs préoccupations. Telle qu'ils me la décrivent, je sens qu'elle est constitutive de leur identité d'artistes, qu'elle est pour eux un espace de différence et d'attente. Elle va venir puisqu'ils sont artistes dans l'âme. Leur faire valoir qu'elle peut venir plus sûrement à force de travail est une mission grincheuse.
Les premières questions sont toujours difficiles à sortir, comme souvent, mais ensuite, elles pleuvent et sont presque toujours précédées d'un assez long discours qui n'est pas toujours relié au sujet du débat. Prendre la parole n'est pas un acte vain.
Je suis très surpris durant la discussion sur l'Oulipo à l'Institut français d'avoir une question sur Guénon. Je ne comprends pas vraiment la question, mais je constate que cet étudiant connait la relation entre Guénon et Queneau. Je ne m'attarde pas puisque les autres auditeurs ne connaissent même pas Queneau, mais a la fin je l'interroge pour savoir ou il a appris cela. Il me dit qu'il ne sait pas mais qu'il aurait bien aimé que je parle de Guénon.
Merveille! Les tomates ont goût de tomate et leur peau n'est pas un coffre fort. Je n'en crois pas mes papilles.
L'atmosphère de la capitale est plus rude que celle de la province. Le vaste champ de Mars à été vidé de son village de tentes, mais il en subsistent tant d'autres. Les habitants vont à pied, s'imposant aux voitures, les commerces occupent les trottoirs. Je n'ai pas eu le courage de manger de ces fritailles qu'on voit partout : poulet, accras, bananes pesées, cochon... La couleur de la bassine d'huile me paralyse. Des étals de vêtements à même le sol, des lunettes, des vieux journaux, des fruits. À chaque coin de rue, des marchands d'eau qui crient.
"Lire en folie" porte parfaitement son nom. Il m'a suffi de deux heures trente pour parcourir en voiture les cinq kilomètres qui m'en séparaient. Sur place, la foule est immense et la manifestation est la plus belle fabrique de queues que j'ai vue de ma vie : Une queue pour acheter le billet, une queue pour entrer, une queue pour approcher les livres, une queue pour apporter à la caisse le bordereau en trois exemplaires sur lequel on a inscrit le numéro de code du livre que l'on veut acheter et payer, une queue pour aller récupérer le livre et une queue pour le faire signer par l'auteur. Ceci sans compter les queues pour attendre les tap-tap ou les autocars... Cette hallucinante combine est destinée à lutter contre la corruption, les détournements de fonds et les disparitions magiques. De cette façon, l'argent ne se trouve qu'en un seul point plus aisé à contrôler.
Résultat, la foule est d'une densité maximale et la circulation est quasi impossible entre les stands.
Haïti est un pays littéraire. Les auteurs sont en très grand nombre et les lecteurs ne sont pas toujours en proportion. Mais ceux qui sont présents sont jeunes et admirent spécialement leurs poètes. Aux vieux poètes le respect respectueux et aux petits nouveaux les oeillades noires, surtout qu'ils sont beaux et a peine sortis de leur adolescence.
L'embouteillage est un lieu de vie - à peine nomade - on vous y propose a boire, on vous y vend des mouchoirs, des bananes frites et des petits gâteaux façon quatre quarts nommés ici "bonbons". Plus encore, des agents de liaison agiles font le lien entre l'embouteillage et les boutiques voisines. Voulez vous essayer des chaussures? Prenez votre temps, rien ne presse. Préférez-vous faire vos courses d'épicerie? Donnez votre liste et la marchandise vous rattrapera quelques mètres plus loin. Et pour que l'embouteillage reste l'embouteillage vous trouverez tout au long des trottoirs des bidons d'essence qu'il vous suffira d'engloutir.
Une étudiante me confesse que la lecture a été son "boulet de sauvetage". Dans doute marqué-je un peu d'étonnement. Elle rectifie :
- On dit plutôt "bouée", non?
- Ça dépend.
Je reçois des questions agressives auxquelles il m'est impossible de répondre tant elle parlent d'autre chose. Le fossé entre francophones et créolophones est tel qu'il colore tout ce qui peut toucher à la langue et à l'écriture; tout ce qui touche à l'histoire aussi. Le pays n'est indépendant que depuis 1804, mais j'en suis encore le colonisateur. Les questions me laissent sans voix ce qui aggrave encore mon cas. Je ne peux compter que sur le secours de certains. Parfois il vient, souvent il ne vient pas.
Les intellectuels haussent les épaules et me disent de ne pas écouter. Soit, mais il m'est difficile de ne pas entendre.
Dans les allées de Livre en folie, je croise Frank Étienne, poète adorable et sonore. Sous sa belle barbe blanche. Battant sa poitrine, des colliers et des médailles en nombre et qui tintent. Parmi elles, la croix verte des Arts et Lettres.
Le plus difficile est d'évaluer en quelques secondes ce que je peux faire et dire lorsque j'interviens en public. Il m'est pratiquement impossible de jauger les compétences et les connaissances des uns et des autres et je sais que je vais passer pour arrogant ou simplement obscur.
Un article du Nouvelliste, unique journal local paru ce matin, écrit par un journaliste, montre à quel point la tâche est ardue. Il rend compte de ce que j'ai dit. J'ai sans doute dit
beaucoup de conneries, mais probablement pas a propos des oulipiens Georges Perret et Claude Berger que je n'ai pas l'honneur de connaître.
Parmi les commentaires que suscite l’article en question je note ceux d’un certainDutty Boukman qui écrit, entre autre : “Ce monsieur vient nous manipuler une fois de plus”, plus loin : “En Haïti, nous sommes des CREOLOPHONES et francophobes, nous ne serons jamais des francophones.”
Corinne et Mark m'ont conduit dans les pentes au-dessus de la ville, à Petionville exactement. C'est la banlieue résidentielle chic. Plus on monte et plus c'est cher. Nous sommes installés dans le patio d'un restaurant magnifique et charmant où nous sirotons des Rhum Sour en attendant les filets de tilapia. On nous apporte même l'insecticide car le
moustique est sans respect pour le client. Corinne et Mark m'expliquent que de l'autre côté de la ravine, sur l'autre pente, c'est le bidonville qui escalade la montagne. Et je pense a ces banderoles qui claquent aux carrefours de la ville et sur lesquelles on lit : "Kwazad espwar lavi pou ayiti".
J'ai un entretien avec la jeune femme, ancienne étudiante de Paris 3, qui est chargée des enseignements au cabinet du Ministre de l'éducation. Elle se plaint de constater que le pouvoir a perdu le contrôle des contenus de l'enseignement et de la formation des maîtres. La multiplication des écoles privées payantes dans lesquelles n'importe qui enseigne n'importe quoi leur a fait passer la main. Auront-il un jour les moyens de la reprendre?
"J'ai fait le choix de revenir au pays, me dit-elle, mais c'est dur."
Treize heures : la rue est soudain constellée de petites filles bleues comme des fleurs : bleue la robe, bleu le cartable et bleus les nœuds dans les cheveux. C'est la sortie de l'école et elles rentrent à pied, en jouant, à la maison. Certaines marcheront plusieurs heures dans leur bel uniforme.
À l'entrée de nombre d'établissements on voit un panneau qui porte un pistolet barré de rouge. On m'assure que ce n'est pas une vaine injonction. Lorsqu'on arrive dans une riche demeure (on ne les voit pas mais il y en a un grand nombre) le lourd portail métallique est ouvert par une paire de gardes qui portent une matraque et un colt a la ceinture et tiennent en main un impressionnant fusil a pompe. Le costume est en rapport. Bienvenue.
La journaliste de la radio locale s'égosille de plaisir. Les américains viennent de classer 37e plus belle plage du monde une plage haïtienne. Elle décrit déjà la prochaine arrivée massive des touristes par Boeings entiers, les hôtels débordants, les yachts ancrés au large et la prospérité pour tous. J'ai bien peur qu'une simple centaine de baigneuses américaines en plus ne pose quelques graves problèmes d'infrastructures.
L'idée d'organiser un atelier d'écriture auprès d'un biblio tap tap sur le champ de Mars - la place centrale de la ville basse - était une idée rigolote mais c'était faire peu de cas du bruit tropical et de la chaleur assourdissante. Ceux qui se sont inscrits sont autour de la table et hurlent pour me faire entendre leurs textes. Autour d'eux, penchés sur leurs épaules, le premier rang des conseillers, ensuite le rang des curieux et enfin le rang plus lâche des badauds qui ne cesse de se faire et se défaire. Une vieille femme, derrière nous, scande nos travaux en vantant son poulet grillé d'une voix de stentor. Quelques voitures ralentissent pour voir. Les marchands à la sauvette abandonnent un instant leurs étals pour venir en croire leurs yeux. Qui sont ces fous qui écrivent sur la place dans la sueur et le tapage? Un tout petit garçon, sale comme un peigne, tournicote autour de moi, se glisse sous ma chaise, attire mon attention, me regarde avec insistance, part, revient, fait du bruit. Je tarde a comprendre qu'il est fasciné par les feuilles blanches dont je suis le gardien. Je lui en tends une et le gamin tout noir part en brandissant sa feuille immaculée, assortie à son sourire.
Une des stagiaires me réclame un dictionnaire. Elle fouille, elle cherche mais elle n’y arrive pas. “Je ne trouve pas” me dit-elle. “Et que cherches-tu?”. “Je cherche le mot “dico””.
À radio Mélodie, en attendant d'être interwievé par Dominique Batraville, j'écoute un éditorial politique d'une rare violence tranquillement exprimée, sur le pouvoir en place (celui du chanteur Martelly et de son orchestre). On n'y va pas avec le dos de la cuillère dans les parages. Et pourtant...
Dans le centre culturel qu'il a créé de toutes pièces et auquel il a donne le nom de sa mère, Anne-Marie Morriset, Lyonel Trouillot joue un rôle de passeur considérable. Depuis de longues années, il anime un atelier d'écriture le jeudi et organise une soirée de lectures le vendredi. Les deux sont célèbres et recherchés par ceux qui écrivent et qui veulent publier un jour. C'est là que je rencontre le plus grand nombre de jeunes talents en humeur d'écrire et de jouer. Ils vont rester après l'atelier, pour la soirée, et je les inviterai à lire leurs textes avec moi.
Lyonel et sa femme Evelyne éditent des revues et des ouvrages thématiques collectifs qui permettent aux jeunes de publier leurs premiers poèmes, leurs premières humeurs sociales ou politiques.
Les lecteurs sont précieux mais ne se comptent que par dizaines. Un best-seller ne dépasse pas 3000 exemplaires dans l'île qui compte 10 000 000 d'habitants mais combien de lecteurs?
Pour la soirée de lecture, on sort la bière Prestige, le rhum Barbancourt (5 étoiles), le whisky et les fritailles. Tous les poètes de la vieille garde sont là, comme une bande d'antiques copains sympathiques, talentueux et rigolards : Georges Castera, Syto Cave, Dominique Batraville et tant d'autres qui couvent la jeune classe et particulièrement la bien nommée Kermonde Lovely Fifi. Tout le monde se succède au micro pour lire en français et en créole et je lis quelques terines et quelques animaux accompagné a la guitare par le bon Mark Mullholand. La chaleur est moins radicale. Dominique et Corinne qui m'ont fait venir, sont là et mon séjour haïtien s'achève dans la moiteur du soir. Un digne poète professeur, élégant et moustaché de fin, me confie qu'il est heureux de me voir puisqu'il vient tout juste de demander une subvention à sa fac pour faire venir ... L'Oulipo.
A l’aéroport, dans la longue queue pour l’enregistrement des bagages, j’attends derrière une dame qui traîne un gros sac noir. Nous avançons lentement. Lorsqu’elle arrive enfin devant l’employé qui doit vérifier que nous avons bien un ticket, il la rudoie et lui demande de disparaître. Comme pour s’excuser de sa propre violence, il me dit : “Elle vient souvent. Elle fait semblant de partir”. La femme se tient immobile à l’écart, son sac noir à ses pieds.
Haïti, mai 2013.