— Paul Otchakovsky-Laurens

papi aime dvorak

30 mars 2017, 21h13 par Charles Pennequin

Papi aime dvorak, disait mamie, papi son disque préféré c’est dvorak, c’est ce que disait mamie, et fallait pas la contredire là-dessus, alors que pour ma part je n’ai jamais vu papi mettre un disque de dvorak et l’écouter, à la rigueur je l’ai vu écouter un disque de dvorak, comme ça, sans vraiment y prendre garde, mais ça ne veut pas vraiment dire que papi aimait dvorak, car c’est mamie qui mettait du dvorak et qui disait que c’était pour papi, car papi aime vraiment dvorak, donc il faut mettre dvorak pour faire plaisir à papi, car c’est son disque préféré, celui de la symphonie du nouveau monde, papi il écoute que ça ! d’ailleurs à part celui-là, à part ce disque préféré là, je vois vraiment pas ce qu’aimait papi comme musique, il n’en a jamais parlé, il n’a jamais dit aimer la musique, il n’est jamais venu auprès de moi pour m’avouer j’aime tel disque, j’aime tel ou tel musicien, tel compositeur, tout comme il n’a jamais dit qu’il aimait dvorak et sa symphonie du nouveau monde, c’est pour ça que quand mamie met du dvorak, ou plutôt qu’elle me force tel jour, à partir de je ne sais quel moment qui la pousserait à cette soudaine lubie de me faire mettre le disque de dvorak sur la chaîne, c’est parce que papi est là et que ça plaît certainement à mamie de se dire que papi aime dvorak et que parmi toutes ses compositions, parmi tous les enregistrements qui existent du compositeur, c’est la symphonie du nouveau monde qu’il préfère par dessus tout, d’ailleurs lui-même, papi, il n’a jamais contredit mamie, c’est comme si ça lui était totalement indifférent, tout ce que pouvait raconter mamie, ça semblait lui passer bien au-dessus, sauf qu’en aparté, parfois il pouvait dire des choses sur elle et se lâcher, d’ailleurs c’est bien un mot à papi ça, « aparté », il aimait bien les mots, il aimait s’en servir du moment que ce mot ne servirait à rien dans la phrase ou juste pour la faire un peu reluire inutilement, il plaçait par exemple le mot aparté ou purpurin bien en évidence dans une phrase, pour qu’on soit marqué essentiellement plus par le mot que par la signification totale de la phrase, pour purpurin par exemple il aimait le placer dans une phrase quelconque, ce qui souvent faisait que l’interlocuteur face à lui s’interrogeait, du coup papi enchérissait (encore un mot de papi ça) en vidant de sa bouche un chapelet de purpurins à la suite, il répétait ainsi plusieurs fois le mot et finissait par « un baiser de mes lèvres purpurines sur ton front purpurin », ce qui faisait toujours rire tout le monde, même mamie qui riait pour ne pas causer de déplaisir à celui qui l’entendait pour la première fois. Il aimait plaisanter avec le langage papi, mais tout ça ne portait pas à conséquence, il commentait parfois longtemps après une conversation familiale, il revenait sur le sujet alors que tout le monde parlait depuis belles lurettes de quelque chose d'autre, du coup peut-être que papi est intervenu sur la question de dvorak bien après avoir passé le disque et que j’ai manqué ainsi son avis de mélomane sur la question, mais ça m’étonnerait, car je n’ai jamais entendu papi émettre un avis musical quelconque, il n’approchait d’ailleurs même jamais du tourne-disque placé dans le salon, ni mamie d’ailleurs, elle ne s’approchait pas de l’appareil et ne parlait pratiquement jamais de musique, sauf pour me faire avaler que papi aimait ce disque vinyle par dessus tout, qu’il avait une passion dévorante pour la symphonie du nouveau monde et qu’il ne fallait jamais hésiter à poser le saphir sur ce disque qui avait une pochette marron, avec pour image une vieille carte de l’amérique, une carte de l’époque de christophe colomb sans doute, mamie n’écoutait jamais de musique pour elle seule, elle me disait juste de passer dvorak mais pas pour elle et pour le reste du temps c’est moi qui décidait ce qu’on allait écouter, du coup elle écoutait tout de même un peu tout et papi, lui, c’est comme s’il n’y avait pas de musique dans l’espace et même dans son espace intérieur, comme si la musique n’avait pas droit de cité entre ses oreilles ou dans sa tête, c’est comme si tout ça c’était superflu, en tout cas ça n’était pas pour lui, il était trop préoccupé avec les conversations familiales d’il y a une heure sans doute, et Mamie du coup, question musique, elle ne parlait pas forcément que de dvorak, elle parlait aussi de police, un jour mamie a même dit, quand on m’enterra je voudrai qu’on mette du police, je me demande même si elle n’a pas ajouté : à fond, le jour de mon enterrement je veux qu’on mette police à fond, et je lui ai demandé si elle ne voulait pas qu’on mette autre chose que police durant l’enterrement elle a dit non, on mettra police et c’est tout, je ne veux rien d’autre, et surtout pas de fleurs, ni fleurs ni couronnes, juste la musique de police à fond quand je serai morte a-t-elle insisté ce jour-là.

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