— Paul Otchakovsky-Laurens

Paul Otchakovsky-Laurens, un être d'exception

15 janvier 2018, 18h25 par Christophe Carpentier

Je suis en colère contre cet accident bien ordinaire qui nous a enlevé un être si extraordinaire. La hiérarchie qualitative n’a pas été respectée. Paul aurait dû partir autrement, pourquoi pas en battant le record mondial de longévité. Ses auteurs se seraient relayés dans son bureau pour lui faire la lecture des manuscrits qu’il n’aurait plus eu la force de porter, et cette fin-là, devenue hors du temps, nous aurait convenu à tous.

Au lieu de quoi, pour compenser, on se met à rêver qu’il est encore là. Comme cette nuit où il m’ouvre la porte des Editions. Devant ma surprise de le voir vivant, il sourit et m’apprend que finalement il s’en est sorti, douloureusement, comme sa femme Emmelene, mais qu’il s’en est sorti. Et en effet, il ne lui manque rien de son corps d’avant, car la seule chose qu’il ait perdue dans l’accident, me confie-t-il en m’escortant jusqu’à son bureau, c’est une partie de son nom. « Dorénavant, vous m’appellerez Paul Laurens, c’est la seule chose que j’ai laissée à Marie-Galante. Mais rassurez-vous Christophe, je suis toujours le même homme à l’intérieur ». L’essentiel avait donc été sauvé.

Au lieu de quoi on inventorie les moments passés avec lui, on cherche celui qui cristallise toute l’admiration qu’on lui portera toujours, on traque celui qui synthétise la vérité éternelle de cet homme. Pour moi ce moment emblématique se situe juste avant notre première rencontre, et il a l’ambiguïté de comporter dans son déroulement tous les éléments d’une rupture : je viens de quitter les éditions Denoël, où je n’avais trouvé ni soutien, ni profondeur de vue, j’envoie un manuscrit intitulé Le culte de la collision à une éditrice de Flammarion, récemment exfiltrée de l’Olivier. Elle le trouve intéressant, mais souhaiterait que je rende le personnage principal plus humain. La fin surtout doit être édulcorée, désanxiogénisée. Je m’exécute, puis envoie finalement le manuscrit à Paul Otchakovsky-Laurens qui, quatre ans plus tôt, m’avait adressé une critique encourageante d’un recueil de nouvelles qu’il avait refusé. Commence alors une attente qui au bout de huit mois devient insupportable. Je téléphone, demande des nouvelles de mon manuscrit. Antonie m’apprend que j’ai la chance d’avoir passé le cap de la première lecture. Je dois me montrer patient, et attendre que tombe la sanction définitive de la seconde lecture. Je n’y parviens pas. Un neuvième mois passe, un dixième. Et Antonie qui n’a toujours pas de nouvelles de cette seconde lecture. Finalement je pète un plomb, et envoie un mail à Paul Otchakovsky-Laurens, le sommant de me rendre au plus vite mon manuscrit. Je l’accuse de ne pas respecter les auteurs, et de pratiquer une politique de l’enlisement psychique. Le ton monte. Il m’explique qu’il est seul à tout lire, qu’il est forcément débordé puisqu’il lit tout ce qu’il reçoit. Je lui dis de déléguer s’il ne peut pas tenir le rythme. Il me dit qu’on ne lui a jamais parlé comme ça. Je veux récupérer mon manuscrit dans les plus brefs délais ? Qu’il en soit ainsi. Quatre jours plus tard je reçois par la poste l’enveloppe que je mets trois jours à ouvrir. J’ai conscience de m’être emporté, de m’être grillé aux yeux d’un éditeur que je respecte pourtant. Pendant trois jours je passe devant cette enveloppe posée sur mon bureau, sans oser l’ouvrir. Elle est ma très grande faute. Puis enfin je l’ouvre pour au moins récupérer mon manuscrit, et l’envoyer à un autre éditeur, mais à qui ? A l’intérieur du manuscrit, je trouve une enveloppe, et dans cette enveloppe un mot écrit de la main de Paul où il explique qu’il n’a pu s’empêcher de relire mon roman qui lui plaît beaucoup. Excepté les trente dernières pages qui contredisent la psychologie du personnage principal. Une tempête de sidération, de soulagement et de joie se lève aussitôt en moi. Je me précipite sur mon ordi pour lui envoyer un mail :

Moi : Cher monsieur, vous dites que je dois réécrire les trente dernières pages du Culte. Compte-tenu des mauvais rapports qui sont les nôtres actuellement, dois-je le faire pour vous ou pour un autre éditeur ?

Paul : Pour moi, si vous le souhaitez encore.

 

Alors oui, cher Paul, j’ai souhaité réécrire pour vous ces trente fichues dernières pages, et c’est encore et toujours pour vous que je continuerai d’écrire, à jamais.

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