« C’était précisément parce que ce peuple insulaire avait tant exploré la mélancolie par la colonisation, l’esclavage, les dictatures, l’exil, la séparation, la dissociation intime, provoquée par le contrôle politique et social, qu’il avait su la recouvrir d’épaisse couche de farce et de joie. » Philippe Lançon, Le lambeau, p. 314, Folio
Lourdes est notre hôtesse dans le quartier d’El Velado. Elle habite une grande maison bleue de forte stature construite en béton dans les années trente. Elle loue ses chambres. Les pièces sont hautes de plafond, l’air circule par des verrières entrouvertes, parfois propulsé par un ventilateur. Les meubles et le décor sont d’époque et parfaitement conservés, les sols sont en carreaux de ciment colorés, un million de fois lavés et relavés. Sur la terrasse, à côté de deux rocking-chairs, posé sur un cendrier, solitaire, un havane finit de s’éteindre dans la paix du soir.
Le premier talent de Lourdes ce sont ses petits déjeuners : jus de goyave, pancakes, œufs au plat, banane et café noir raide. On peut tenir.
La Havane est une star. Elle le sait. Elle mélange les époques et les mondes, elle mélange les couleurs sur ses façades, sur ses peaux, sur ses autos, sur ses habits. M’asseoir simplement sur un banc sur la petite place de la rue San Rafael et regarder de tout mon œil est un pur régal. Le temps passe et on se dit qu’on resterait volontiers un moment encore. L’énergie ambiante pousse à la contemplation. Et puis des fantômes rôdent qu’on devine presque entre les arbres : fantômes des américains qui avaient établi là leurs bordels et leur bon plaisir, fantômes des défilés socialistes et des discours sans fin, fantômes des conquistadors et des architectes espagnols et fantômes vivants et invisibles de la Santeria.
La ville n’est pas immédiatement lisible pour nous. La plupart des commerces n’ont pas de devanture. Il faut s’avancer dans les maisons, parfois même monter à l’étage pour dénicher un restaurant.
Vu le peu d’entrain qu’on met à vous servir dans les magasins d’état, il est clair que les cubains font semblant de travailler pour un gouvernement qui fait semblant de les payer. La joie semble être partout, sauf au travail. Un médecin, me dit-on, est payé une cinquantaine de dollars par mois. Il n’y a donc rien d’étonnant qu’il s’occupe à autre chose. L’enseignement est gratuit, la santé est gratuite, de la nourriture de base est distribuée. Il n’y a officiellement pas de chômage. La grande pauvreté est peut-être tenue en respect, mais il est clair que la fortune ne viendra pas du métier.
Ici on aime Fidel, on aime José Marti, on aime le Che et puis on aime Fidel, on aime José Marti, on aime le Che, et puis.
Dans la rue, une affiche géante réclame la fin de l’embargo et la liberté de voyager pour tous les cubains. Elle crie fort.
En ville les cafés sentent le rhum blanc et les filles ambrées.
Maigres ou rondes, jeunes ou moins, les filles sont moulées. Shorts, collants, ticheurtes, tout est au plus près du corps. Le rouge et le noir dominent mais n’écrasent pas les jaunes et les verts. Tout cela danse, valse, tremblotte et sautille sans souci. Les hommes aussi ne répugnent pas à un coup de bien tendu sur la bedaine.
Je n’ai jamais vu autant de monde à une fête du livre que ce samedi. C’est un interminable défilé dont on ne voit pas le bout et dont on n’imagine pas la fin. Des jeunes en bandes, des groupes sans doute venus de province, tous se pressent dans les allées du fort. Ils vont de pièce en pièce, d’éditeur péruvien en éditeur mexicain, ou bien ils choisissent de rester dehors dans les douves pour faire du trampoline ou du 4x4 électrique. Curieusement aucun d’eux, quelque soit sa couleur ou son âge, ne porte un livre.
Il n’y a pas vraiment de maison d’édition sur l’île (mis à part une vouée au patrimoine). Ce n’est pas faute d’auteurs mais plutôt faute de papier. Quand on songe à l’argent mis dans le ballet et la musique on se dit que le pays devrait logiquement avoir les moyens de se payer quelques rouleaux de bouffant 80 grammes. La littérature serait-elle trop subversive? J’hésite à poser la question à haute voix car il me semble qu’il y a beaucoup de Fidèles dans l’auditoire.
Le premier partenaire commercial de Cuba est désormais la Chine, loin devant l’Espagne, le Canada, l’Italie et la France.
Les participants locaux à la table ronde sur l’édition sont clairement de deux sortes. Il y a les « révolutionnaires » dogmatiques qui occupent des positions officielles. Ils n’écoutent pas les questions et martèlent sans ménagement leur message politico-culturel, ils vendent leurs revues à l’auditoire, ils chargent les USA pour le manque de papier, ils chantent la gloire de José Marti et de Fidel. Et puis il y a ceux qui doutent, qui se demandent comment, qui se demandent pourquoi, qui répondent aux questions, qui en posent dans l’espoir de quelques réponses. Il n’y a tellement pas de commune mesure entre leur expérience éditoriale et la nôtre que les réponses sont pour eux autant de nouvelles questions.
« Et puis vous, éditeurs et auteurs français, n’oubliez pas que vous êtes en tête de langue, me dit un des participants. Nous, nous avons l’Espagne, le Mexique, l’Argentine, la Colombie avant nous. »
Du balcon de la maison, je regarde le manège des clients de la boulangerie d’état qui se trouve en face. En fait c’est un simple comptoir en plein air. Chacun arrive avec son sac en plastique blanc. La vendeuse y glisse la quantité de petits pains requise, tamponne le carnet ( le « libreta ») que lui tend le client et passe au suivant. Ne cherchez pas la baguette ou le pain complet, aujourd’hui c’est boules blanches pour tout le monde (délicieuses). Ailleurs on distribue du poulet, des œufs, des graines et, pour les plus faibles, du poisson réputé réconfortant.
Au marché on trouve les légumes tropicaux : ignames, plantain etc. pour ajouter une touche de vert au menu. Les carottes et les aubergines sont énormes et les prix tout petits.
Longtemps les vieilles voitures américaines des années cinquante ont été des outils de nécessité. Faute d’avoir les moyens du neuf, les cubains finissaient sur leur île les grosses caisses étasuniennes et leurs indestructibles V8 : Chevrolet, Ford, Mercury, Cadillac et Studebaker ronronnaient le long du Malecon. Aujourd’hui, ces autos sont devenues matière de tourisme. Les voyageurs aiment les emprunter et se photographier à l’intérieur, comme ils le font au sommet de la Tour Eiffel ou de l’Empire State Building. Il est donc urgent et lucratif de les préserver, ces belles septentenaires! Les carrossiers locaux s’en donnent à cœur joie et refont pièce par pièce toute la carrosserie avant de la couvrir de peinture rutilante. Elles sont comme fraîches du jour.
Heureusement pour la sécurité, les mécaniciens ne sont pas en reste quand il s’agit de faire du vieux avec du neuf : plus d’une de ces belles cache sous son capot amerloque un moteur et une transmission coréens de marque Hyundai flambant neuf. Les suspensions et des freins viennent de chez Fiat en Europe. Ce moderne bric à brac international a remplacé les pièces soviétiques qui avaient joué dans une première renaissance.
La nuit tombe sur la grand place, les lumières s’allument, les phares. Les chromes brillent. Alors commence dans les arbres un concert d’oiseaux qui couvre les bruits de la ville. C’est comme si la place prenait son élan pour s’envoler d’un coup.
Dans le patio de l’hôtel Séville (de luxe) où nous nous installons pour tenter de nous connecter à l’internet, nous commandons du café. Il n’y a pas de café. Alors du thé? Il n’y a pas de thé. Tant pis, ce sera de l’eau gazeuse. Il n’y a pas d’eau gazeuse. Alors rien. Il y en a.
Le petit orchestre de quatre messieurs hors d’âge s’installe et commence par jouer un air du Buena Vista Social Club qui est devenu un tube, c’est l’inévitable « Chan Chan » de Compay Ségundo. Dès qu’ils commencent :
De alto cedro voy para marcané
Luego a cuelto voy para mayari
Tout le monde s’arrête, écoute et chantonne. Je remarque que le guitariste sonne bizarrement. Il ne joue pas faux, ses accords semblent être les bons, mais il manque quelque chose dans son jeu. Je m’approche : trois cordes, il lui manque trois cordes. Je lui donne un CUC pour qu’il aille aux provisions.
Les cubaines et les cubains ont des fesses magnifiques, rondes, portées haut, ostensibles et toujours prêtes à valser. Et toujours Compay Ségundo : « Como sacudia el " jibe "/ A Chan Chan le daba pena. » Quand sa jolie se met à remuer les fesses, Chanchan se sent triste…
Partout, dans les couloirs d’immeubles, dans les ruines de palais dévastés, les cubains s’affairent. Menuiserie, ferronnerie, mécanique, vente à la sauvette de bricoles : un robinet, trois tournevis.
Dans la ville cohabitent des mondes antinomiques : le post colonialisme, le socialisme, les maffias et le capitalisme. On le lit sur les façades, sur les monuments, sur les queues qui s’étirent devant les magasins, dans les petites magouilles du quotidien, dans l’opulence de certains coins, dans l’abandon total de tant d’autres. Je m’apercevrai bientôt que cohabitent aussi autant de croyances et autant de discours.
On m’a expliqué avec patience le système financier cubain et les six monnaies qui ont cours. J’ai retenu une chose : c’est très compliqué. Je ne voudrais pas être homme d’affaires à Cuba. Ne m’en demandez pas davantage. Ah si : « Le modèle cubain n’est PAS le modèle chinois! » qu’on se le dise et qu’on se le répète.
Au grand café Central, le rhum coûte 80 centimes. Rien n’est moins cher sur la carte, alors pourquoi s’en priver? Les cubains ne s’en privent pas. La cuite au rhum est terrible. Rien à voir avec les cuites savamment construites par les buveurs de vin de nos contrées qui commencent doucement au blanc limé le matin et montent jusqu’au sommet du rouge vers le soir. Non, le rhum c’est 40° d’entrée de jeu, dès l’aube. Ensuite ce sera à toute heure et sous toutes les formes. J’aime le côté radical du mot cubain : « Ron ». Il est évocateur (surtout pour un français) pratique et rapide. On peut le répéter jusqu’à ce qu’il vous tambourine le crâne en attendant l’arrivée du petit Patapon.
Les cubains possèdent (si l’on peut dire car la plupart en a bien peu) deux monnaies officielles ; le CUC dont la valeur est maintenue à la hauteur du dollar afin que ce dernier ne dévore pas tout, et le CUP qui vaut un vingt-cinquième de CUC et qui a vocation à servir aux pauvres (même si ce n’est jamais dit comme cela) et aux petites transactions quotidiennes. Les légumes du marché, le cinéma ou les tickets de bus.
Derrière les façades pimpantes des rues restaurées, la star est en ruines. C’est la « Habana vieja ». Les immeubles sont à demi défoncés, les toits sont effondrés, les entrées béantes. On est surpris de voir sortir de là des familles, des enfants, là où on s’attendait à ne voir que des chats.
Si le rapport entre le travail et l’argent n’est jamais clair nulle part, il est ici particulièrement opaque. Les salaires sont dérisoires mais officiels et les dessous de table passent quasiment par-dessus. La première grande différence se situe entre ceux qui ont de la famille aux USA et ceux qui n’en ont pas. Pour une minime fraction d’un salaire nord américain on assure la survie de toute une famille restée au pays, voire son confort. Et puis tout se complique d’une portion de libéralisme qui permet à certains d’ouvrir un restaurant, un hôtel, une boutique. Les tarifs n’ont plus rien à voir avec ceux des magasins d’état (le service non plus d’ailleurs), mais on y trouve davantage et mieux, là où ailleurs on achète ce qu’il y a quand il y en a. Tout cela sans évoquer les innombrables trafics occultes dont Cuba s’est fait une spécialité historique, ni les petits « métiers » inattendus qui assurent un complément de revenu, comme vendre sa place dans une queue, arriver le premier le jour de la livraison, acheter toutes les pommes et les revendre à la pièce ou, pire encore, vendre les œufs qu’on a obtenus gratuitement grâce à la Libreta.
Ajoutez à cela la violence du contact entre ceux qui n’ont rien, qui souffre de l’embargo et des pénuries et ceux qui sont riches et peuvent aller faire leurs courses à Panama. Pour ne rien dire de ces touristes à qui ont ne refuse rien parce qu’ils sont la providence de la ville.
Les cubaines et les cubains que je croise semblent tous avoir une partie de leur coeur ailleurs : un fils au Canada, une petite-fille à Miami, une fille à Lyon, un neveu à New York. C’est une des peines colatérales de la pauvreté, des privations, du manque d’espoir et de la difficulté d’être cubain à Cuba.
Ces centaines de vieilles voitures américaines qui croisent et recroisent dans la ville sont comme les gondoles à Venise, me fait remarquer Martine. Leur ballet autour de la place Centrale, les cris des chauffeurs, les rires des passagers, les vroum-vroum et l’odeur tenace du carburant font le paysage urbain. Le mythe de la « pink Cadillac » étant toujours vif, elles sont majoritairement roses, mais on en voit de toutes les autres couleurs à l’exception de la gamme des gris et des bleus sombres qu’on laisse aux belles et sérieuses allemandes. J’ai choisi la Dodge rouge de 1959 parce que précisément elle avait gardé son « big block » d’origine. Un antique V8 qui ronronne comme un chat et qui engloutit son litre d’essence tous les cinq kilomètres. A condition de rouler au ralenti, bien sûr, mais rien ne presse.
Au fort qui domine la ville et dans lequel se tient le Festival du Livre, on nous organise une visite privée du bureau de Che Guevara. Sa table est intacte, en bois sombre, les chaises pour ses visiteurs bien alignées. Dans des vitrines et sur les murs, des photos, des lettres, des commémorations de moments glorieux (y compris le mariage du Che), le Nikon du Che, le sac à dos du Che, la carte d’identité du Che et, au fond à gauche, les deux mitraillettes du Che.
En fin de compte, nous ne sortirons pas de La Havane après la fête du livre parce que la pénurie de carburant pourrait rendre notre retour en temps et en heure assez problématique. Le manque de carburant pénalise lourdement les transports en commun qui doivent réduire leurs rotations. Je n’irai donc pas dans les plantations de canne et de tabac et je ne verrai rien des plages et des montagnes. Pas de randonnée à cheval, pas de combat de coqs. C’est la faute à Trump, me dit-on, si votre circuit tourne court.
La vie culturelle est riche et gratuite ou presque. Mais pour le touriste, le ballet sera à trente dollars.
L’hôtel National est une bâtisse monstrueuse idéalement placée sur le Malecon avec une vue large sur toute la baie. Il a été construit en 1930 et il est intact. Le parc est très entretenu, les oiseaux y trouvent refuge et les baigneuses chic se dorent à la piscine. A l’intérieur, de nombreux restaurants, des boutiques, des bureaux de change, des souvenirs, du rhum et par-dessus tout ça on vous donne en étrenne l’ombre qui se promène d’Al Capone et de Baby Face Nelson.
Les directeurs du Musée des Beaux Arts ne manquent pas d’humour. Pour surveiller les innombrables et sombres madones de leurs collections, ils ont choisi de jeunes et jolies filles. Un vrai concours de beautés. Comme uniforme ils leur ont donné une mini-mini-jupe et des bas résilles. Le tout en noir pour la dignité. Les visiteurs se montrent très intéressés par ces nouvelles images pieuses. Les jeunes filles, elles, préfèrent détourner modestement les yeux pour regarder leur portable.
L’Alliance française est logée dans le somptueux palais du Prado qu’un ancien Président avait fait bâtir à la fin de son mandat avec ses petites économies. C’est un jeu somptueux (et peut-être malcommode) de patios, de salons, de terrasses et d’escaliers de marbre. Le français y résonne.
Un vieux un rien torché, est assis sur le trottoir. Son chien est venu poser affectueusement son museau sur sa chaussure. Quand la musique sort du café d’en face, le vieux se met à taper du pied en mesure. La tête du chien saute et tressaute, mais il ne bouge pas. Chien cubain.
Dans les quartiers déglingués qui sont légion, on trouve toujours un bureau de la réhabilitation en cours. C’est un début. Le projet de redonner à la ville son lustre est vaste. Il est mené avec des capitaux d’état et des capitaux privés sous la houlette éclairée d’Eusebio Léal Spengler le grand historien de la ville. La tâche est pyramidale.
La télé du matin annonce sobrement : « Hoy, cambio de tiempo ». Il pleut. C’est panique au Festival du livre on ouvre les parapluies. On hésite entre l’imper et le maillot de bains. En ville, la « ola » passe pardessus le parapet du Malecon. Les enfants se ruent sous la douche, les automobilistes pilent.
La surpopulation est la règle. Les parents vivent avec leurs parents et avec leurs enfants. On s’entasse, on se presse, on se serre.
Je n’imaginais pas faire à La Havane un repas aussi délicieux que celui que j’ai fait en compagnie de Marc et de Martine au restaurant « Cinco sentidos ». Dans un décor quasi San franciscain, on nous a servi un repas parfait. De la langouste (un classique du coin) cuite à basse température sur une purée de malanga avec les petits légumes locaux. Ensuite une construction abstraite de divers chocolats intenses. Un café. Le maître des lieux est venu enfin nous offrir un « ron de la casa ». Un rhum ambré adouci de vanille sans doute, et arrangé de quelques fruits macérés pour une pointe de fraîcheur et d’acidité, mais lesquels? Le tout servi frappé. Un délice. Je demande au patron sa recette et il me répond avec un large sourire : « Ron de la casa! »
Après ma conférence sur l’Oulipo, un authentique Barbudo révolutionnaire en costume d’époque vient à moi. Il porte le béret tiré en arrière avec l’étoile au front, il porte le treillis et la barbe et il marche comme un guerrier. Très solennellement il me remet une photo avec un poème écrit de sa main au dos. C’est un hommage lyrique et reconnaissant à la France des révolutions et des libertés. Il met sa main sur son cœur pour me saluer.
Le Malecon est un long boulevard de front de mer, une six voies, un lieu de détente et de promenade. Quelque chose d’intermédiaire entre le front de Méditerranée d’Alexandrie et la Promenade des anglais de Nice, en plus long. C’est le paséo des belles autos, la sortie en famille du dimanche et le lieu des photos.
Il y avait grand monde à ma conférence sur Guignol, les professeurs de théâtre et de marionnettes avaient sorti leurs élèves pour l’occasion et j’ai pu juger par leurs questions qu’ils connaissaient déjà le sujet. Il y avait également dans la salle des marionnettistes professionnels de la compagnie Theatro La Proua qui nous ont entraînés à leur suite dans leur petit théâtre et leurs ateliers dans la vieille Havane. Nous avons pu visiter la maison (une des plus vieilles de l’île), ganter les marionnettes de leur spectacle en cours, assister à une démonstration de danseuse sur pointes à fils. Dans un recoin, sans doute une ancienne cuisine, est installé Victor Anosa le Polichinela de La Havane. Il joue sur les places publiques un Polichinelle classique, en utilisant la pratique pour le faire nasiller. Tous les personnages traditionnels sont là, la femme, le bébé, le chien, la Mort, le crocodile... Mais un couple s’est glissé dans l’intrigue : ce sont deux cubains noirs qui représentent la Santeria.
Au secours au secours! Je suis poursuivi par une salade mal lavée. Je cours! Je cours!
La fabrique Partagas qui produit la quasi totalité des cigares cubains est restée dans son jus. On voit les cigarières et les cigariers occupés à leur tâche. Ils roulent une quantité impressionnante de cigares chaque jour, coupent leurs barbes et les mettent sous presse. Ensuite des alchimistes experts les classent, les goûtent et décident qu’ils seront Monte Cristo, Partagas, Roméo et Juliette ou encore Cohiba, qu’il seront N°1 ou N°2 etc. Il y en a une cinquantaine de sortes. Ceux des ouvriers qui travaillent le plus vite gagnent davantage, mais tous ont le droit à cinq cigares par jour. Certaines et certains fument en travaillant. Ceux qui ne fument pas se font une petite gratte en les revendant. En fouillant bien, il doit y en avoir deux dans mon bagage. Je demande à la guide pourquoi les Cohiba sont considérés comme les meilleurs? Elle me répond que c’est ceux que Fidel préférait.
De la marchandise est arrivée au supermarché du coin. Des queues immenses s’organisent. Les gens attendent interminablement sous le soleil pour acheter du petit électroménager, des sodas, du papier hygiénique (denrée rare et convoitée!) Pas de tumulte, pas de resquille, c’est la routine.
J’avise dans la foule une femme entièrement vêtue de blanc avec un foulard blanc noué sur la tête, plus loin, c’est un jeune couple dans la même tenue, puis une autre femme... Je demande à Gretchen, mon interprète virtuose, si c’est la dernière mode. Subitement sérieuse elle m’explique que ce sont des fraîchement initiés de la Santeria. Durant un an ils doivent sortir vêtus de blanc, protégés sous un parapluie, rentrer à la nuit tombante et ne manger que dans leur propre assiette à l’aide de leur propre cuillère, entre autres contraintes. Ensuite ils seront membres de la Santeria et se reconnaîtront à leur collier ou à leur bracelet. Cette sorte de religion est héritée des esclaves venus d’Afrique de l’Ouest où elle est vivace. C’est un polythéisme complexe qui a des liens avec l’Afrique mais aussi avec Haïti et le Brésil. Il a tissé des rapports complexes avec le catholicisme. Il faut être baptisé pour appartenir à la Santeria, par exemple. Les initiés, comme les hauts dignitaires, jouent un rôle social d’entraide et sans doute d’autres rôles dont on ne peut parler. En tout cas, Pedro Juan le héros des récits de Gutierrez (Le roi de La Havane) n’est jamais très tranquille quand il croise le chemin d’une Santeria.
Aujourd’hui, le bruit a sans doute couru que c’était du shampoing qui était arrivé dans les magasins. Les files d’attente s’allongent, façon Berlin Est en couleurs. Les rayons du magasin ont l’air vide à l’exception de l’un d’entre eux où sont effectivement alignées quantité de bouteilles de shampoing vertes.
La salle du grand théâtre sur la place centrale est magnifique. Vaste, fraîchement restaurée, confortable, elle accueille plusieurs centaines de fanatiques jusqu’à son quatrième balcon. Le ballet qu’on présente est classique, très classiquement dansé par des danseuses et des danseurs beaux et aguerris (très blancs). Balanchine, Petitpas, Roland Petit, tout cela est exécuté dans la plus internationale et belle tradition. Une quarantaine de musiciens (moins blancs) et trente danseurs feront l’affaire pour ce soir. Le public est attentif et cultivé. Il connait sa danse. Rien ne semble trop beau pour le ballet et la musique à Cuba.
Partout dans la ville, on trouve de petits théâtres d’une cinquantaine de places. On y donne le répertoire le plus exigeant. L’enthousiasme est la règle et l’ardeur le bien commun. Les moyens suivront s’ils suivent. Les cubains restent debout dans leurs tourmentes parce qu’ils ont une culture et qu’ils savent qu’ils l’ont.
Le voisin, pendant qu’il taille la petite haie devant chez lui, sort son oiseau pour lui faire prendre l’air. Il suspend la cage à un clou planté dans le poteau électrique. L’oiseau chante.
Il y a dans l’île une fabrique de yaourt. Elle le délivre en seaux de 5 litres. Les petits seaux en plastique sont si commodes que les gens les gardent. C’est pourquoi, faute de seaux, il n’y a plus de yaourt.
On murmure que certains américains envoient des émissaires pour racheter la Cadillac que leur grand-père a vendue en 1955 parce qu’elle avait déjà roulé 50 000 miles et qu’elle ne devait pas s’en remettre.
Autre café, autre musique. La guitare a bien toutes ses cordes cette fois mais le chanteur n’a plus toutes ses cordes vocales. Après une journée de manche, il est éraillé. Ainsi va la vie des chanteurs cubains : payés au lance pierres et soignés au rhum.
Le Ministère de l’intérieur a téléphoné au directeur de l’Alliance pour le prévenir que certains membres de son personnel regardaient sur leurs ordinateurs professionnels des sites qui n’étaient pas en lien direct avec leur travail. Forcément, ça fait un choc, voire deux.
Pour avoir une idée de l’hiver, il faut se rendre au Grand Théâtre National. La climatisation est si poussée qu’il est sage de prévoir des vêtements chauds et des écharpes. Même le ballet typique cubain ne parvient pas à réchauffer vraiment l’atmosphère. Ils sont pourtant une trentaine de danseurs et de musiciens qui ne comptent pas leurs secousses et leurs éclats de cuivres.
« Hoy cambio de tempo » Nous voilà repartis pour un jour de canicule et de chemise collée. Il fera 30 à 35° en ville.
Le besoin de devises étrangères est massif puisque tout ou presque est importé alors pourquoi dans la boutique de change officielle me refuse-t-on mes dollars ? Ceux-là même qu’on accepte sans problème à l’hôtel ?
Je ne connais rien à l’art cubain et ce matin, alors que je rentre dans le musée, c’est un avantage. Je ne sais pas ce qui m’attend et je n’aurai que des surprises. Si on excepte Wilfredo Lam dont je reconnais les pointus et les aigus, je ne sais rien. Je ne suis pas surpris de trouver des figures de la vie paysanne, je ne suis pas étonné de voir des œuvres militantes : Fidel, Che et Marti, par exemple. Il me paraît normal de reconnaître derrière ce que je vois des manières européennes et américaines pour les plus jeunes artistes. Je ne suis pas étonné non plus de trouver des merveilles, la perspective singulière de Roberto de la Nuez Iglesias. La douce ironie des dessins de Rolando Gutierrez. La belle composition abstraite de Benjamin Duarte. Et les toiles étonnantes d’Angel Acosta Léon, peintre pour toujours jeune puisqu’il a péri en mer à l’âge de 34 ans. Ses œuvres disent pourtant très clairement la mécanique terrestre, c’aurait pu être un marin d’occasion ou un nostalgique du monde ferme, non c’était un révolutionnaire et il voulait couler un bateau français, la Coubre. Il a raté son coup. D’autres cependant pensent qu’il s’est jeté à la mer car il se savait victime d’un cancer…
Le nouveau Président Canel se verrait bien en homme de réformes mais la vieille garde de l’inusable Fidel veille. Il lui faudra être d’autant plus patient que le président Trump a décidé lui aussi que Cuba devait s’enfoncer encore davantage dans la mouise. Le passé et ses fantômes gère le présent et entame les espoirs du futur. A moins qu’un nouveau grand frère ou qu’un nouveau Meyer Lansky, profitant de l’aubaine, ne règle le problème à son profit.
Qui va remplir ces hôtels immenses et hors de prix qui poussent dans la ville ? Qui remplira les restaurants qui ouvrent partout dans la vieille Havane? Combien faudra-t-il de touristes millionnaires? D’où viendront-Ils ? Depuis la chute du grand frère soviétique, le tourisme porte tous les espoirs du pays mais n’est-ce pas un peu lourd pour lui? Quel Hemingway viendrait aujourd’hui boire ses Daïquiris « especial Papa » au comptoir du Floridita? Quelle horde de new-yorkais viendrait pincer les fesses rondes des filles? Quelle horde de californiennes et de californiens viendrait pincer les fesses rondes des garçons? Combien de Partagas faudra-t-il rouler? Combien faudra-t-il faire de tours en Cadillac rose? Au prix du « ron » local, le défi est de taille. Salsa!
Avant la longue nuit d’avion du retour, je bois un dernier ron. Je le bois à la santé de Jacques Jouet qui aime les boissons alcoolisées car ce petit dernier me semble l’être très particulièrement. Ce doit être le petit Patapon.