On n’écrit pas ce qu’on veut. La plupart du temps, on écrit ce qu’on peut.
En 2019, je bénéficie d’une mission Stendhal et je pars à Montréal avec un projet de roman qui se passe entre la France et le Québec. Le héros, né d’une Française et d’un Québécois, vit à Montréal. Je veux raconter son enfance, les rapports compliqués avec ses parents, l’homosexualité, le rejet de sa famille. Un jour, il croise un romancier français dans une librairie montréalaise. Ils se recroisent à Paris. C’est ça l’histoire.
À Montréal, j’écris peu. J’écoute. Ce qui m’intéresse, c’est la langue québécoise. Je m’imprègne et je note : allô pour dire bonjour, pas de trouble, c’est platte, cet’affaire, c’est correc’, cute toi, laisse faire, la SAQ pour acheter de l’alcool, les dépanneurs qui sont des épiceries, les itinérants (les SDF), le petit change (la monnaie), la salle de bains pour les toilettes, les mots anglais féminisés : la job, une date, les mots au pluriel qu’on emploie ici au singulier : ses pantalons, ses boxers, les mesures en pouces, pogner la pluie ou un coup de soleil.
Avant mon départ, j’avais commencé à rédiger l’enfance du héros. Je continue à mon retour. Pour cela, je m’inspire d’un petit garçon que j’ai rencontré. C’est un enfant de quatre ans et demi que tout le monde trouve insupportable, agressif, indocile, et pourtant ce n’est pas ainsi qu’il m’est apparu. Je prête son enfance à mon personnage. Je raconte l’histoire d’un enfant pas facile et, par conséquent, pas toujours facile à aimer. Il vit dans l’indifférence de ses parents qui le laissent plus ou moins livré à lui-même, de sorte qu’il accumule les retards dans tous les domaines, comme un enfant sauvage que personne ne se soucie d’aider.
Je raconte ce début dans la vie. Et je pense : ce n’est que le début du roman. Le passé du héros. Le cœur du roman, c’est la rencontre amoureuse à l’âge adulte. C’est la France et le Québec. C’est l’histoire d’amour vécue entre deux langues, inexactement identiques et faussement amies.
J’écris. Mais au fur et à mesure des pages, mon personnage ne vieillit pas. Il a toujours quatre ans et demi. Et je me rends compte qu’il ne vieillira pas. Le roman s’est déplacé. Le personnage fictif et québécois s’est effacé devant Malo, un petit garçon bien réel. C’est lui, le héros. Et le Québec n’a plus lieu d’être dans cette histoire.
Je pensais faire un livre et j’en ai fait un autre. Cela arrive plus souvent qu’on imagine. Aussi je me dis que Montréal reviendra peut-être, sans que je le prévoie, dans un autre livre. Mais mieux vaut ne pas y penser, car on n’écrit pas ce qu’on veut.
Tribune de Mathieu Bermann publiée dans Page des Libraires (printemps 2022) au sujet de son roman Un début dans la vie.