— Paul Otchakovsky-Laurens

Radio rivière

10 mai 2023, 20h51 par Jean-Luc Bayard

 

Radio rivière

 

Vers Olivier Cadiot

 

– Lire, descendre au bord de l’eau, regarder la rivière.

– Prendre le pouls du monde. Est-ce que l’eau monte ? Est-ce qu’elle descend ? Sécheresse ou inondation ? Dans tous les cas c’est grave et bientôt ce sera, oui.

 

Irréparable ? Un opus minuscule, quarante-huit pages, pas un roman-fleuve, un récit rivière. Une rivière, vraiment ? Une rivière pour quoi faire ?

–  Une rivière pour entrer. Mais par où ? Par le garage ou le jardin ? Par le salon ou la forêt ? Irréparable nomme des entrées possibles, par exemple « un mur de jardin, un vrai mur impénétrable dans lequel on s’enfonce ». Le livre est précieux comme un manuel de bricolage, une sorte de vie mode d’emploi, tandis qu’on déambule dans les couloirs à la recherche, aussi, de la sortie. « Exit » ? « Une porte dans cet espace sombre » ?

 

– La rivière permet de passer du garage au jardin, de « glisser » du salon dans la forêt. Les moments sont noués ensemble par le petit fil de l’eau, fil ténu d’une rivière qui décroit. Je suis le cours du livre, en lisant, en courant.

– Le livre nous ouvre un champ d’expériences : il invite à « détourner la rivière qui coule dans les près pour en faire un petit canal de pierre » (p.11), dissoudre du calcaire pour la transformer en « un flux crayeux » (p.17) jusqu’à ce qu’elle disparaisse, « rivière invisible » (p.24), et s’immobilise. On peut alors y marcher « comme l’armée romaine qui traverse silencieusement une forêt noire par des chemins de pierre » (p.27). On s’égare à repérer « les bras morts » (p.33). Si l’on veut que la rivière avance encore, le plus simple est d’en transporter les pierres : « on renverse la brouette là où il y a de la place » (p.37).

 

– La rivière glisse d’une saison dans une autre, devient rivière d’été en plein hiver. On tient le livre l’hiver (« le gel, etc. »), il n’y a « pas d’événement dans le jardin », on rêve l’été, « songes de nuits d’été », devant une rivière à sec.

–  La rivière descend encore. On remonte ?

 

– La traversée express, depuis la première mention de la rivière jusqu’à la dernière, conduit de « la rivière qui coule dans les prés pour en faire un petit canal de pierre qui rejoindrait le courant en aval » (p.11) à la rivière « rouge quand on tuait des centaines de veaux en amont, au siècle précédent » (p.41). On glisse du « courant en aval » aux « veaux en amont », un val, des veaux. Irréparable est tout sauf un livre qui descend, il remonte la rivière et, par-dessus le marché, « la machine ». Pas un livre qui descend, pas un livre qui se démonte, mais qui se remonte. Ainsi, de l’hiver à l’été. Où va-t-on ? Le livre remonte la rivière pour la traverser et la traverse en long. Livre fast mais grande forme : petite largeur mais tout du long.

– On pense à une rivière qui recule, avalée par sa source.

 

Enfant j’accompagnais souvent mon père à la pêche, rivière Senouire, truite fario. Mon père n’avait pas la fibre pédagogue, mais je reçus, une fois, une leçon, de pêche fabuleuse. Il y avait eu de l’orage, alors on attendait l’eau, et qu’elle arrive dans la rivière. Dès que l’eau montait, on cherchait le lieu des truites à l’affût : tête de calme ? Queue de calme, milieu ? Enseignement pris à la première prise, on remontait la rivière, courant de lieu en lieu (par exemple de tête de calme en tête de calme), mais le temps de la montée de l’eau. Il fallait connaître la rivière et suivre la ligne. Et ce fut une leçon, oui, de lecture.

 

– Ça mord ?

– On ne saisit que des passages, on attrape des sauts. Par exemple : du singulier au pluriel, un val des veaux, et des Poésies (« ange endormi » comme un dormeur du val) aux illuminations (« c’est une évidence », p.29). Du cinéma (« comme dans ce film », p.42) au théâtre. On remonte aussi du présent au passé, depuis « la rivière est blanche » (p.16) à « la rivière était rouge » (p.41), dans l’espace l’événement est le temps. Ça guérit : « c’est une maladie » (p.40), « c’était une maladie » (p.43). Et ainsi, du futur au futur (de : « tu n’auras plus jamais ça », p.13, à : « tu me demanderas ma bénédiction, je me mettrai à genoux. On vivra comme ça », p.44). Ouvrant, au milieu, le futur aussi : « On dira : Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous. » (p.29). On ouvre la rivière au milieu, à coups de hache dans la pierre : fendre le livre, et couper court, les ailes (p.19), le petit doigt (p.21), à la fin « mon cerveau est fendu » (p.36)… Un aval des cerveaux, la rive hier, le livre ouvert.

 

La Senouire descend de La Chaise-Dieu à Lavaudieu, de l’abbaye des hommes au monastère des femmes, les garçons suivent la pente. La rivière remonte aussi, et par elle le temps, de Mort noire à Danse macabre, « la rivière était rouge », c’est ça.

 

– On remonte pour aller de la mort (s’enterrer « au pied d’un arbre », p.25) à la « – naissance » (p.32), observer le « petit arbre » qui grandit « à vue d’œil » (p.29). L’arbre porte une ombre, de l’autre, de l’outre, indique la « trouée » (p.23). L’exercice consistant alors à ériger « la vue » sur « la rivière invisible » (p.24), à relever la vue par la rivière. L’horizon et la rivière à sec, ensemble, font une fenêtre au paysage.

– Un jeu s’instaure entre la voix et la vue. « Un matin, il arrive que les organes ne crient plus » (p.44), on sort des acouphènes (p.34). La guerre des bruits (compétition d’une soprano et d’un oiseau) rebondit entre des articles et des livres, agitant des spectres. Kafka se glisse dans un article de Libération (Didier Péron, 1er novembre 2021) à propos du film Memoria, d’Apichatpong Weerasethakul, et Shakespeare dans le Telegraph du 22 août 2020, ça fait du bruit. Et pendant ce temps, du cinéma au théâtre (« Pour Christoph Marthaler »), en effet.

 

– Larsen en quatrième de couverture : « Une femme parle et un homme se tait ». Une rivière entre le masculin et le féminin, ou de l’un à l’autre ? Je résume : la voiture devenue épave (p.19), c’est notre bateau ivre, on remonte pour découvrir les énoncés dans l’ordre inverse. Rencontrer la réponse avant la question est logique. Lire, par exemple, « Je n’en suis pas une » (p.11) avant « Était-il un homme ou une femme ? » (p.43).  Il s’agit de « se retrouver soi-même » (p.42), le théâtre devient celui des opérations.  Si « l’ange avait perdu ses ailes » (p.19), « c’est d’un seul organe dont il s’agit : le regret ; et un matin, fff, envolé » (p.44).

– C’était Irréparable mais opérable ; l’opération (« réparation », p.43) est-elle séparation ? La tension du masculin et du féminin a été évoquée d’entrée de jeu : « Un matin, on ressent l’envie furieuse de fabriquer une machine, une voiture ? » (p.9), mais l’opposition un matin / une machine énonce simultanément que quelque chose ne marche pas, que ça ne fonctionne pas très bien (comme si on rapproche rien et reine.) La machine est cassée mais le matin revient.

 

– Le « garage » persiste comme atelier d’écriture, où dansent les signes. La lecture nous mobilise à deux échelles, macro, pulsé, forme globale, et micro, forme intérieure. L’épreuve dessine un double danger, de la chute (de branche en branche, « de craquage en craquage », p.10) ou de l’enfermement (« en marchant dans ce fichu garage de long en large. (…) En t’habillant de pied en cap de cette inquiétude », p.18). Les deux risques s’inscrivent par la même articulation syntaxique, « de branche en branche » ou « de long en large » : de / en.

– L’évacuation des risques suppose de briser l’articulation qui les énonce. A double risque, double brisure. Par une double négation d’abord, qui casse la séquence en deux : pas de / pas en (voir p.38 : « Ceci n’est pas une scène de ménage (…). Pas de scénario. On n’est pas en Amérique. »). Pas de scénario mais une scène ; le théâtre contre le cinéma. Et la condensation des signes en une séquence unique, un concentré : pas dedans (« Un matin, il arrive que les organes ne crient plus. Ils ne sont plus dedans », p.44 et dernière). Ceci, pour le fil général.

 

– Quant aux signifiants qui enregistrent intérieurement la synthèse du processus, ils décantent au fil de la rivière, et de ses trois états. Mais au commencement la rivière est double. « Ce matin, la rivière est blanche, comme du lait, je ne l’avais jamais vue comme ça : ce sont les très fortes pluies » (p.16) ; « Sous sa surface (…) j’ai vu l’autre rivière : toute noire avec crues gigantesques – un flot sombre glacé » (p.17). Une rivière qui précipite : rivière noire sous rivière blanche, on imagine ici ses deux bras morts qu’on rêve de réunir en une rivière vivante – laquelle alors ? La solution que l’on peut entrevoir d’abord est chromatique, une rivière noire plus une rivière blanche font une rivière grise, mais le texte l’écarte : « Ce n’est pas le gris atroce qui me gêne le plus dans ce temps atroce, c’est de revenir au noir et blanc » (p.20). Pour ne pas revenir (c’est-à-dire, chaque fois, redescendre), il faut remonter. Or voilà, en amont la rivière est « rouge » (p.41). Cet événement est double. D’abord le troisième état de la rivière s’établit en perspective des deux autres, ils se rassemblent en progression alchimique : rivière noire – rivière blanche – rivière rouge. Le livre fait ce qu’il dit : livre-rivière, de l’épreuve de la matière, de son transport, de son déplacement, de sa transformation à sa transmutation.

– Cet événement en contient un second, qui s’inscrit dans le passage du gris au rouge, ([gri]/[ruj]), comme une permutation de consonnes (GR vs RG). L’opération a lieu dans le garage (GRG) pour l’ablation du regret (RGR). Les bras sont réunis : le fil de la rivière et le fil de l’écrit ne sont qu’un. Dans le livre-rivière ça ne crie plus – « les organes ne crient plus » –, ça s’écrit.  

 

L’irréparable avait eu lieu. Je me souviens. J’avais quinze ans peut-être, c’était juillet, un orage formidable fondait sur le village, on était partis à la rivière. A trois kilomètres ciel bleu, rivière d’été un mince fil, comme les truites on attend l’eau. Bientôt elle arrive, depuis la source ou petits affluents, le Creux, le Vendillon, et ça monte.

Rétrospectivement je vois la couleur de l’eau, pas marron, gris, et soudain la panique. Les nageoires dorsales fendent la surface en tous sens, les truites sont en furie. Plus question de pêche, ça ne mord pas, ça meurt. Flux toxique dans mince filet, pollution, l’asphyxie. La guerre et soudain le silence, le calme plat. Les truites qui s’échouent, ventre en l’air.

 

– Prendre un peu de hauteur. On ne va pas grimper aux arbres, pas une cabane en l’air, on rêve d’une petite maison en bord de forêt, une maisonnette de garde-barrière, un étage et on s’y précipite, pour regarder le train qui ne vient pas, la voie ferrée n’est qu’une illusion. Ce n’est pas le train qu’on entend, pas la micheline, alors quoi ? Le vent dans les arbres ? Le bruissement de la rivière, comme un autre livre qui remue dans le livre ? Incroyable mais c’est ça : une Providence. Robinson, « un Robinson local » (p.41), a laissé la lettre sur la table.

– Et les mots sous les mots, les mêmes. Il faut un peu de temps pour les voir revenir, remonter, page 32 d’Irréparable (« Tu souffres d’être dans le cru. C’est ça que tu dis ? Dans le vrai. Tu te sens condamné à y être dans ce vrai, hein ? Eh bien, fais-le, allez, action dans ce vrai. ») via la page 40 de Providence. Acouphènes, tu disais ? Le vent et la rivière. La guerre, hôpital de campagne, emmenez-moi aux résurgences.

 

–  Ça s’aggrave très vite. Pages 38 et 39, deux pages d’Irréparable en vis-à-vis, qui repartent dans tous les sens : Providence, pages 32, 29, 41, 30, 36…

– Mieux vaut reprendre les choses, depuis le livre antérieur (2015). Page 13 : « Tu croyais que tu ne manquerais de rien en me laissant tomber. Tu t’es retrouvé nu comme un roi sans fou. Regarde-moi, tu parles tout seul. Tu tournes en rond. Tu vis dans la terreur. Je suis le roi Machin : Appelez-moi un chirurgien, mon cerveau est fendu. »

 

Irréparable, pareil. Les mêmes mots, Appelez-moi un chirurgien, etc., mais la reine au lieu du roi, et au lieu du Machin, la machine. Ce n’est pas le cerveau seulement qui est fendu, le livre aussi. Je feuillette le début de Providence, toute la première partie, « quel lac aimons-nous », la lettre de Robinson, texte pages 9 à 44, et saute à Irréparable, pages plus petites, livre bref, je fais tourner le texte, grand moulin, pages 9 à 44, pareil.

– Rivière blanche, rivière noire, rivière rouge. Et sous la rivière, le lac. Le livre fondu.

 

– Rivière d’un livre dans un autre. La source remonte dans le livre.

– Faut-il reprendre le chemin de l’œuvre ? Glisser d’Un nid pour quoi faire (2007), 352 p. grand format à Histoire de la littérature récente (tome 1, 2016), 192 p. moyen format, jusqu’à Irréparable, 48 p. de petit format pour éprouver la décroissance du livre, la déprise de l’écriture, diminution drastique du débit, trouée qui se resserre, en même temps que, pieds dans l’eau, le gouffre sous quarante pages. La radio plein bal. Le débordement et le vide, à la fois, le courant, à crue et à sec. D’où repartir ?

 

– « Une femme parle et un homme se tait. »

– Une créature parle et un auteur se tait (Providence). De source Robinson. Allons-y.

– Entre « Les premières paroles de Robinson », le « Premier jour » :

« grune greil grâce grob gran  grette gri gro gren grad grouet

   gra gré grel greuil gru gre groi gron grec gremme graf groin

   grai grip grage grav gryeu grien graise grin grou greu »

et ses derniers mots (sa lettre sur la table) :

    garage, gris-rouge et regret,

– c’est-à-dire, entre Futur ancien fugitif, page 20, (1993) et Irréparable : la largeur d’un lac, la longueur d’une rivière (trente ans).

 

Entre hier et aujourd’hui, à La Chaise-Dieu comme à Lavaudieu, ce fut soudain la même histoire. Arrêter la source. Les rois se taisaient, mais les évêques, au Concile, avaient trouvé la solution : une rivière « blanche, comme du lait ». Aspergez la Mort noire, couvrez la Danse macabre. Badigeonnez les murs et, dans toutes les chapelles, de la plus grande à la plus petite, installez des chaires au-dessus de la foule. Puis montez le son.

Radio Shakespeare ?

 

– Un raccourci conduit au livre qui précède : Le Roi Lear, Traduction par Olivier Cadiot, 2022. « Comme le dit si bien Cordelia : Mon cœur est trop loin de ma bouche. » (Acte 1, Scène 1.) « … traitez-moi bien, il y aura une rançon. Appelez-moi un chirurgien, mon cerveau est… fendu. » (Acte 4, Scène 6.) Appelez-le Lear, si vous voulez. C’est le commencement de l’Irréparable.

– Fermez les yeux, la perspective viendra d’elle-même. Faut juste trouver le bon canal.

 

     (Mai 2023)

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