— Paul Otchakovsky-Laurens

Calcutta

08 novembre 2009, 08h21 par Marie Darrieussecq

Calcutta est une grosse ville bourgeoise et climatisée. Le chauffeur de mon éditrice m’attendait à l’aéroport. A travers les vitres fumées de la berline, l’ampleur des embouteillages laissait certes présager une série d’inconvénients liés, qu’on le veuille ou non, à la ville de Calcutta. Mais pour le reste, un enchantement, un accueil de rêve, un appartement sublime que mon éditrice me prêtait. Elle-même partait prendre les eaux en Suisse.

Je voulus me baigner tout de suite dans le jacuzzi de la terrasse, mais elle me le déconseilla : le relevé bactériologique était moyen. Quelques précautions simples me permettraient de profiter pleinement de Calcutta : ne jamais boire l’eau du robinet ; et utiliser les toilettes avec parcimonie.

Personnellement, je ne fais jamais caca. Mais elle tint à m’expliquer que malgré le luxe de la résidence, les toilettes avaient tendance à refouler. Or trouver un plombier à Calcutta est difficile : ils sont très sollicités. Calcutta, comme la plupart des villes indiennes, a un système de canalisation britannique. Les tuyaux d’eau potable suivent en parallèle les tuyaux d’eaux usées, d’abord sous terre puis à l’assaut des étages les plus hauts, les plus chics, qui sont aussi les moins bien desservis - par manque de pression. Mais le vrai problème des mégalopoles indiennes, c’est que ces tuyaux coloniaux ont vieilli, et que leur métal, fonte ou cuivre, est devenu poreux. L’eau dite potable devient de facto impropre à la consommation, par capillarité. « Capillarité » est un mot faible – me dit mon éditrice bengalie qui parle un français d’une grande précision. Il faut imaginer le sous-sol de Calcutta comme un marécage jamais totalement asséché : les tranchées dans lesquelles baignent les buses se remplissent d’une eau mi-potable mi-usée, disons plutôt usée, qui remonte d’un coup, par n’importe quel tuyau, soudainement et mystérieusement.

Mon éditrice me laissa des adresses d’amis auprès desquels, de house parties en night-clubs, je passai une merveilleuse semaine dans la ville hyper branchée qu’est Calcutta, à ne boire que des cocktails et jamais d’eau. Elle me laissa aussi son chauffeur, qui faisait partie de la famille, et qui logeait si loin, en banlieue, qu’il avait obtenu le droit de vivre dans la berline. Du coup il était disponible à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, c’était pratique pour la vie en boîte.

De temps en temps, à travers les vitres fumées, Calcutta me mettait un peu mal à l’aise : enfants presque nus, unijambistes, culs de jatte, manchots et paralysés complets. A ma demande insistante de passer chez Mère Teresa, il me fut répondu entre deux gins tonics que la sainte femme avait fait beaucoup de tort à la ville, Mère Teresa avait, oui, donné de Calcutta une image totalement faussée, mais si je tenais à me pasteuriser la conscience, il existait une léproserie concurrente, beaucoup plus au fait du monde moderne.

Une Américaine pétulante et laïque m’y expliqua la technique du hugging : on n’attendait pas tant mes euros qu’un vrai bon geste : embrasser ces malheureux que personne ne touche, leur rendre d’une accolade leur dignité. On n’attrape la lèpre, m’expliqua l’Américaine, que si l’on est soi-même dénutri. J’embrassai donc soixante-quatorze lépreux de tous âges. Puis nous bûmes ensemble le thé (bouilli) de l’amitié.

A peine refermées les vitres fumées, je me frictionnai frénétiquement avec mon alcool en gel. Une douche, du dakin, du chlore, des antibiotiques ! L’embouteillage s’annonçait calamiteux – me déclara innocemment le chauffeur alors que j’étais en train de mourir de la lèpre. Sur ce, il se mit à pleuvoir.

L’eau atteignit le milieu des pneus en un peu moins de cinq minutes. « Il va falloir continuer à pied » me dit l’innocent et laconique chauffeur, qui m’ouvrit la portière, ferma la voiture à clef, et disparut sur un « good night » qui me parut un peu taquin.

Je fus immédiatement trempée. L’eau me montait aux mollets. Quand je dis l’eau, elle était du genre usé. Les gens couraient, je suivis le mouvement. Nous atteignîmes, dans un vacarme de mousson, un petit temple qui faisait île. Une vache à longues cornes, sacrée de la tête à la queue, me regardait en ruminant du vide. C’était d’un pittoresque à me faire un instant oublier mon malheur. Le temple donnait sur le Gange, noir de pluie et d’orage, large et troublé comme une mer. Je pensai à Duras et je soupirai. Oui, malgré le mal que j’aurai à trouver un taxi, il y avait là comme un ravissement. Je quittai l’abri du temple pour me laisser traverser par la pluie chaude. L’eau opaque tournoyait, il me sembla que je tombais d’extase, sous mes pieds débordés le sol manqua soudain : je fus happée par une bouche d’égout.

Entièrement couverte de merde, aucun taxi ne voulut jamais me prendre. Quand j’arrivai, le lendemain matin, devant la résidence, le gardien ne voulut pas m’ouvrir. Quant au chauffeur, il était rentré dormir chez lui.


Marie Darrieussecq  Le Monde  juillet 2009

 

 

 

 

 

 

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