— Paul Otchakovsky-Laurens

Quatre fois quinze ans (sur Barbara)

24 novembre 2009, 10h15 par Emmanuelle Pagano

En salle des profs, à la récré, il y a chaque matin une petite effervescence, des postillons sur le café bien serré, on a toujours une chose à raconter. Aujourd’hui on a parlé de Monique Serf, une ancienne élève du collège. Elle aurait même composé « Mon enfance » en souvenir de ces années.

Le cours résonne de l’ébullition des troisièmes. J’essaie d’imaginer Barbara à 15 ans. Elle devait pas faire tant de bruit. Elle devait s‘ennuyer au collège.
On finit vite fait le travail pratique, puis on passe à l’étude d’une installation de Boltanski reproduite dans le livre. Ils observent la reproduction, se taisent petit à petit.
Cris ne fait pas de bulles, c’est l’élève parfaite, discrète, brillante, pertinente. Mais sa peau est mal ajustée, trop étroite, ou douloureuse, je ne sais pas. Cris se fige. Ce n’est pas de la timidité, c’est une anxiété épaisse et moussante comme la mer. Si on lui parle trop près, elle pleure. Elle est déléguée. Un jour en conseil de classe, puisqu’elle ne pouvait pas pleurer (ça pouvait se voir), quand elle a senti venir les larmes, elle a dû se dire qu’elle n’allait pas pleurer, non, alors elle a fait pipi. On a remarqué la flaque bien après. Des fois j’ai l’impression qu’elle va me couler entre les doigts, se liquéfier si je lui fais une remarque.
Ses parents s’occupent de la dernière magnanerie de la région, et je l’imagine en chenille, lovée dans un grand cocon de soie absorbant. Je crois bien qu’un artiste est resté à poil plusieurs jours, couvert de vers à soie, jusqu’à ce que sa peau se confonde avec les fils collants. Si je parle de ça à mes élèves, ils vont encore faire leurs dégoûtés et trouver mes idées tordues.
Cris ma petite chenille, toujours à fleur d’eau, mouillante, je lui souris à chaque fois que je m’approche d’elle, je ne veux pas faire de vagues, je lui souris très fort pour faire séchoir, même si je n’ai rien à lui dire, si je dois juste passer près d’elle, je branche mon grand sourire sèche-Cris, et je respire de n’avoir vu ni larmes ni rien de tout le cours.

Et là, soudain, elle ose parler fort, s’exclamer, Madame, dites-lui !

Marco soutient qu’il ne voit pas le rapport entre la seconde guerre mondiale et les juifs. Il regarde la boîte de Boltanski, et vraiment non, il ne calcule pas, où vous voyez que les enfants sont juifs Madame ? Je lui explique patiemment la signification du mot reliquaire, je lui montre le tas d’habits au-dessus des photos isolant en noir et blanc les visages des enfants, le grillage. Les autres ricanent. Ils ont compris avant moi. Oui, ben, si vous voulez, des enfants martyrs, ça d’accord, mais pourquoi vous dites que ça évoque la seconde guerre mondiale, les juifs, n’importe quoi, la guerre c’étaient des combats entre les Allemands et les Français, y avait pas de juifs. Je me retiens de le secouer. Je prononce le mot Shoah, et ça le fait rire. Je suis dépassée.
Chris demande la permission de lui expliquer, Madame, je veux bien lui raconter moi, l’antisémitisme, la solution finale. Patiemment, elle décrit la déportation, les wagons de bestiaux, les camps, les fours. Marco n’en revient pas, mais comment c’est possible, ça n’a pas pu exister des machins pareils. Marco découvre, à 15 ans, l’existence de ces « machins ». Je lui réponds maintenant tu sais. Ça sonne.
Les « machins » de Marco m’ont ramenée violemment vers Barbara. Je me demande si moi je savais, à cet âge. J’essaie de me souvenir de mes 15 ans.

Je suis en troisième et je m’ennuie. Ma prof de français est une jobarde. Elle fait cours assise sur le bureau et on voit sa culotte. Au milieu d’une phrase, elle s’évanouit parfois, pour un rien. Un élève se lève pour la relever, un autre va prévenir le dirlo. C’est souvent. C’est une originale, une originale en mauvaise santé.
Elle a monté un club musique entre midi et deux. Tous les participants, elle comprise, apportent un disque, un vinyle, juste pour le faire écouter aux autres, se faire découvrir des chansons. Chaque jour un disque différent.
J’ai mal au ventre ce jour-là, j’ai mes règles et je me demande comment je vais bien pouvoir me tenir assise sans me tortiller, souffler, parce que souffler longuement, courbée, me soulage un peu. Même les seins me font mal, ça me tire, et j’ai à peine le temps d’aller aux toilettes entre deux cours changer mes serviettes lourdes, gorgées de mon impatience adolescente.
Il fait chaud, c’est presque la fin de l’année, il y a déjà des mûres près du portail du collège. Je m’en gave le matin, et le soir. J’en garde un rouge à lèvres violet et sucré que je lèche discrètement, pour penser à autre chose, mais je n’arrive pas à me changer les idées, à les écarter de mon ventre et de ma colère.
Je vais au club musique parce que dans la cour il fait trop chaud et alors c’est pire, j’ai l’impression de couler tout entière, de colorer mes gémissements en rouge sombre, du rouge jusqu’au visage et plein la bouche, je me sens ridicule, je voudrais disparaître, les garçons me cherchent, aimantés comme les jeunes chiens par l’odeur du sang, et puis surtout je m’ennuie tellement.
La prof a mis un disque de Barbara sur la platine. Connais pas. Le bras du lecteur mal réglé tombe un peu lourdement, le diamant crachote, pétille, et la voix filtrée chante une chanson qui parle d’enfance, d’écorce d’arbre contre un dos nu, de noix fraîches et de l’odeur des mûres écrasées. Elle est super belle, un peu d’un autre temps, elle raconte la cruauté des souvenirs d’enfance. La voix est comme griffée en surface, mais profonde, on dirait qu’elle vient de loin. Le mot enfance est répété, obsédant comme mon mal au ventre, peut-être cinq, six, sept fois. Quand la prof repasse la chanson, je me concentre pour essayer de comprendre de quel moment de l’enfance elle parle, de quel âge elle souffre autant à se souvenir. Quinze ans. Je lève les yeux vers la prof. Quinze ans. Comment c’est possible, Madame, d’avoir mis quinze ans, cinq, six, sept fois dans le mot enfance ? Une fille en plus. Mais écoutez-là, elle parle de merveilles, de soleils, et même d’innocence. La prof me regarde, déçue. Elle nous explique un passage. Elle nous dit que les autres, ceux qui furent moins heureux, c’étaient les enfants déportés. Barbara était protégée, en zone libre. Je l’interromps, protégée de la barbarie nazie, oui, mais elle ne pouvait pas être dans ce temps béni. Elle se trompe, elle ment, elle se souvient mal, votre chanteuse. La prof me fait taire, il paraît que je mélange tout. Mais je les ai, moi, mes quinze ans, c’est mon présent, ces seins encombrants, ce ventre liquide, douloureux, ce corps qu’on a toutes, et qui nous laisse ouvertes aux exigences désordonnées, brutales, des garçons.

De rage je me promets d’écrire un jour sur le temps maudit de l’adolescence.
En attendant, j’ai presque plus mal au ventre.

Note : J’ai enseigné les arts plastiques au collège « Le Savouret » de Saint-Marcellin, Isère, de septembre 2000 à juin 2005, où Barbara a été élève de l’automne 43 à l’été 45 (mais le collège n’était pas au même endroit). J’ai été élève au collège de Servian, Hérault, de septembre 1980 à juin 1984 (et le collège n’est plus au même endroit). L’œuvre de Christian Boltanski, Reliquaire, les linges (photos noir et blanc, tissu et néon dans une boîte métallique grillagée, 91 x 51 x 31cm, 1996) est reproduite en page 29 du livre Comment savoir si c’est de l’art ou pas ? (manuel d’arts plastiques, éd. Belin, 2000). Tout le reste est un travail de fiction.

 


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