— Paul Otchakovsky-Laurens

ACTE VEGAS (une autre Mouette)

10 janvier 2010, 15h51 par Liliane Giraudon

Commande du metteur en scène Geoffrey Coppini pour Last Company (cette pièce sera présentée dans le cadre du festival international des Arts et des Ecritures Contemporaines,
actOral 9)

Acte Vegas revisite le trio Macha/Trigorine/Nina de « la Mouette » de Tchékhov. Déplacé pour être repiqué (au sens végétal) dans un hypothétique XXIem siècle, le trio a subi une sorte de morphing et se livre, dans des soliloques échangistes, à un exercice de survie.
On retrouve les personnages dans une boîte de nuit nommée « Vegas », après le striptease d’une aveugle et avant le lancement de « l’année de la Russie »
Il est aussi question de l’amour. Comment le faire. Avec quoi.
Entre fuir et se laisser domestiquer, quelle alternative ?
Habiter un corps c’est quoi ? Un siècle dure combien ?
« Les optimistes pensent que tout est foutu et qu’on finira par manger de la merde, les pessimistes pensent qu’il n’y en aura pas pour tout le monde »

(…)


(entre le fantôme d’Arkadina en femme à barbe sexy. Elle danse un tango ralenti avec Nina puis s’adresse à elle)

Pardon ma chère, pardon
Je ne voulais pas vous déranger dans votre travail…
Je ne suis que de passage.
Ce soir il semble qu’il y a peu d’habitués.

Anton a cessé de glapir.
Il a sans doute eu sa dose de poisson.

Et Trigorine ? a-t-il reçu sa lettre ?
Vous pourriez regarder ?
C’était quoi le nom ?
Là-bas on ne m’informe pas de tout…

Continuez-vous à jouer ?
Là-bas, c’est impossible.
Penser, boire, faire des projets, on peut.
Faire l’amour aussi.
Les dents, les lèvres et les couleurs c’est possible.
Mais l’acte et le projet sont assez longs.

Je veux dire ils prennent du temps.
Beaucoup de temps.
C’est pas comme ici…
Le balancement, le rythme, l’assouvissement--- vous voyez ?

On est très nombreux. Le choix est formidable.
Comme disait Meyerhold « on n’a que l’embarras du choix… »
D’autant plus que…
Ha oui, c’est ça. J’avais oublié.
Là-bas, dupliquer, répliquer, reproduire n’a plus grand sens…

Tous les morts se caressent.
Ils parlent et se cajolent.
Sans le moindre problème.
Je t’aime. Moi aussi.
Ça me plait de te prendre dans mes bras.
Tes lèvres sont si belles.
Ta jolie queue.
Et le bout de tes seins.
Plus de lui ni d’elle.
Tous le font avec tous.
Un incessant va et vient.
Fréquents changements
Embouchés pénétrés.
Toutes avec toutes.
Ils le font. Ils respirent.
Pas d’hésitation.
Aucune déperdition.
Je dessus Toi dessous
Suce-moi les bouts.

Elles jouissent.

Sans entraves.

Vent frais, temps clair.
Parfois un nuage passe sur le lac.
Quelqu’un dit :
Quel plaisir, recommençons.
Encore et encore.
Nous avons tout le temps pour nous.
D’autres s’y mettent.
Ils le font. Ils respirent.
Phrases toutes simples.
Bouches délicates.
Tout le monde connait parfaitement son texte.

Trigorine a-t-il reçu sa lettre ?
On m’a dit qu’il a beaucoup changé…
Même ses goûts sexuels ont évolué.
Comme le temps passe chez vous…
Et les petits déjeuners ?
Et les journaux du matin ?
Et les théâtres ?
Macha a-t-elle quitté son mari ?
A-t-on retrouvé les assassins de la femme de Meyerhold ?
Egorgée je crois…et ils lui ont arraché les yeux.
Mais dans l’appartement rien n’a été pris.
On n’a touché à rien.
On parle de la tchéka.
On parle de beaucoup de choses dont on dit qu’il ne faut pas parler.
Une mouette n’est pas un choucas.

Et les boutons de fleur des genres ont-ils disparus de la langue ?
Qui a donc décidé que c’était l’année de la Russie ?
La Russie existe-t-elle encore ?
Et la littérature ? Est-elle encore dans les livres ?
Que de questions !

Et comme le temps passe !
Impossible de rester plus longtemps
Pardonnez-moi ma chère
J’ai promis à Sorine une partie de loto…
(elle s’enfuit, laissant après elle une chaussure…
Nina prend précautionneusement la chaussure entre ses mains, la regarde longuement, la renifle et la renverse. Du sang se répand sur la scène.)

Alias Trigorine :
J’écris ce que j’écris. Et rien d’autre.
On ne choisit pas ce qu’on écrit.
Pas plus que ce qui vous fait jouir.
On peut se tromper d’objet.
Critique de la fausse richesse contre critique de la fausse pauvreté.
Les pratiques de ma vie avec les autres ?
Spirale de la violence c'est-à-dire défiance réciproque.
Défiance incontrôlée. Défiance incontrôlée sur visage invariable.
C’est un point de vue trivial. Elémentaire.
Comme chez certains la théorie du rythme.
Ça m’a toujours suivi. Arrosé chacun de mes textes.
Donner le change a été facile. Je suis un besogneux.
Ma réputation s’appuie sur les femmes. Et mon endurance.
Esclave cardiaque, comme elles, je peux tout endurer.
Cors aux pieds, trahisons en direct, fausses couches…

De quoi il s’agit ?
Pourquoi Stanislavski met si longtemps à comprendre ce que lui sert Tchékhov
à propos du personnage qu’il vient d’interpréter ?
« Vous jouez admirablement mais ce n’est pas mon personnage. Je n’ai jamais écrit ça. »
Tchekov répète : « je n’ai jamais écrit ça » et quand Stanislavski lui demande de s’expliquer, la seule réponse est :
« Trigorine porte un pantalon à carreau et des souliers troués ».

Ici, le spectateur qui ne sait pas qui est Stanislavski décroche.

Et pour ajouter un peu plus d’obscurité Tchékhov précise que Trigorine fume son cigare de manière totalement ridicule.
Il fait même le geste.
Tchékhov fait le geste.
Stanislavski regarde le geste de Tchekhov tirant bêtement sur un cigare et ne comprend toujours pas.
Monsieur non plus. La fille qui est à côté de lui se demande ce qu’elle fout là.
Il mettra six ans à comprendre.
Stanislavski mettra six ans à comprendre que ç’avait été une connerie de jouer Trigorine en petit dandy avec pantalons blancs et souliers « bain de mer »…

Ma force à moi c’est que j’ai toujours su qu’en toutes circonstances je portais des pantalons à carreaux.

(Il saute à cloche pied le jeu d’une marelle imaginaire.)
Tennis. Raté. Short blanc. Tennis. Raté. Short blanc.

Falsification de la pratique de l’art par la théorie.

Ici la fille qui était à côté de celui qui ne sait toujours pas qui est Stanislavski prépare sa sortie.
Dispersion du sujet narrateur.
Liquidation du « sioujet ».
Le « sioujet » liquidé…
En art, comme aux échecs le cavalier, le fils se rattache au grand père ou à l’oncle.
Il doit sauter le domaine du père en remontant soit en droite ligne soit en diagonale.
Pourquoi Stanislavski a fait jouer à Meyerhold le rôle de Treplev ?
Pourquoi Meyerhold a quitté sa femme pour Zinaïda Raïkh, l’actrice qui couchait avec Essenine ?
Et qu’est-ce que le petit pâtre écolo Essenine était allé foutre entre les cuisses d’Isadora Duncan ?
A y regarder de prés, son roman lyrique serait plus feuilletonnesque que le mien ?
Les cuisses d’Isadora plus musclées que celles d’Arkadina ?
Lui plus Bambi que moi ?...

C’est vrai que du côté phobies, métamorphismes, cryogénisation et exhibitionnisme, depuis, on a fait beaucoup mieux… (citation sonore Mikael Jackson)

Ici la fille qui était à côté de celui qui ne sait toujours pas qui est Stanislavski et encore moins Meyerhold ou Essenine sort.

En Sibérie, les palmiers ne poussent pas…
Moi aussi on m’a mis dans le clan des inutiles et des carnassiers.

Avec Gorki, moi aussi j’ai chanté « Capri…c’est fini… » (refrain chanson rappel ironique du séjour de Gorki à Capri où il recevait les révolutionnaires d’europe)

Le proletkult ? Mon masochisme d’auteur s’y est vautré.
Comme dans la maison de passe camouflée en salon de couture par Boulgakov…
Ou dans la bouche du toujours Meyerhold qui en engrosse encore un paquet aujourd’hui : « Les-mots-ne-sont-au-thé-â-tre-qu-une-bro-de-rie-sur-la-trame-des-mou-ve-ments !... »
Résultat : les auteurs n’ont plus qu’à se tirer une balle…
Comme Maïakovski.
Notez bien, je n’ai jamais été atteint de « formophobie ». La haine de la forme.
La forme comme le mouvement m’intéresse.
C’est très simple : quand on tue, tous répondent.
Un seul tue (lui ou un autre, parfois une) et c’est tout le groupe qui plonge ses couteaux dans le corps qui perd son sang.

L’intérêt du lac, cet été là, c’était les poissons.
Les poissons y pullulaient.
On les prenait à la ligne, au carrelet…
Parfois un grand filet traînant qui ramenait dans sa poche des carpes grasses comme des mottes de beurre.
Et les longs brochets…
Comment ils se débattaient, crevaient les mailles, grouillaient, éclaboussaient, ruisselaient sous le soleil de juillet

L’ennui avec Treplev, c’est le père.
Non, l’ennui avec Treplev c’est l’oncle.
Ou cette cinglée d’Arkadina…
Mais non, ça ne marche pas…
L’erreur, c’est Nina.

Le poisson pullulait…
Sous les fenêtres de la cuisine se préparaient de succulents repas dont le plat d’honneur était le Waterzooi, une espèce de soupe ou plutôt de blanche bouillabaisse de poissons d’eau douce, assaisonnée à la racine de persil...


Je déteste les salades qu’on vous sert avec une sauce rose.

(…)

 

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