Dans son numéro de janvier 2010, Le Monde Diplomatique publiait un long article de Jacques Roubaud baptisé Obstination de la poésie. Une forme de contestation (argumentée, comme toujours chez Roubaud) contre la dilution ou l’élargissement du signifiant poésie à des activités qui n’ont rien à voir avec « le tête-à-tête du poète avec la langue ». Plusieurs pratiques très différentes étaient épinglées : le « vroum-vroum » (expression roubaldienne sur laquelle je vais revenir ici), le slam, et – moins connue – l’élaboration de « documents poétiques », en référence à l’ouvrage homonyme de Franck Leibovici (1). Des activités contre lesquelles la vraie poésie résisterait malgré tout.
Disons-le d’emblée : cet article m’a paru salutaire. Depuis plusieurs années déjà, la « scène poétique » semble toujours plus occupée par ce qui ressemble à des jeux musicaux ou théâtraux. Et certains d’entre eux produisent aux oreilles de Roubaud un bruit de moteur, une pollution sonore, qui leur vaut cette appellation de «vroum-vroum ». La chose s’insère parfaitement dans un brouhaha plus vaste encore : la promotion généralisée du « spectacle vivant », accessible à tous à peu de frais, pour le plus grand bonheur des municipalités. A tel point que ce qui est désormais abusivement regroupé sous le vocable de « performance » semble devenu le courant dominant de la poésie française. Quand je dis « abusivement », je le dis à double titre. D’une part, tout ne se confond pas dans cette enveloppe, loin de là : ce n’est évidemment pas parce qu’un texte est porté sur scène ou pensé pour la scène qu’il perd sa valeur poétique (tout dépend du texte lui-même) ; on peut faire confiance à Roubaud, qui vient du trobar, pour tenir la nuance comme « entendue ». D’autre part, cependant, une portion remarquable de l’ensemble n’a effectivement rien à voir avec la poésie telle que la conçoivent ceux qui pensent son évolution. Dans son article, Roubaud fait référence à Denis Roche pour faire comprendre que, même déclarée, la fin rochienne de la poésie était d’abord la fin de la poésie rochienne ; autrement dit, qu’elle était encore de-la-poésie, avec une réflexion extrêmement construite sur le vers et sur l’histoire de ses formes. Il suffit de se reporter pour mémoire à l’analyse détaillée qu’en donne Roubaud lui-même dans La vieillesse d’Alexandre (2). À sa place, le vroum-vroum assure une sorte de triomphe au vil « VIL » (l’appellation Vers International Libre est également signée Roubaud). C’est peu de dire que la langue y perd au change. À l’occasion, on peut trouver à la fois coquasse et inquiétant que ce qui a longtemps été le foyer d’une authentique réflexion poétique en France ait été récupéré au point de se trouver pompeusement célébré aux quatre coins du pays et de servir de référence au bon goût des politiques culturelles.
Le constat est pénible en soi pour bon nombre d’entre nous. Mais le simple fait de le dresser nous place, avant cela, dans une position gênante. Il serait par exemple facile de lire dans l’article de Jacques Roubaud ou dans les propos que je tiens ici une position d’arrière-garde, dépassée par de soi-disant « nouvelles formes de poésie ». En forçant le trait, on nous renverrait presque à nos alexandrins, n’est-ce pas ? C’est le même genre de rhétorique qui fait aujourd’hui de Nicolas Sarkozy et de l’UMP les tenants de la réforme et du progrès, contre les résistances – légitimes mais vaines, puisque légitimement dépassables au nom d’intérêts supérieurs – de tel syndicat, tel corps de métier, telle minorité. Voilà comment, en d’autres temps, l’obscurantisme s’est parfois fait passer pour la science, en prenant soin que la réciproque soit également tenue pour vraie.
Il faut dire que lorsque Roubaud parle de « dénaturation » de l’idée de poésie ou quand j’évoque moi-même ici l’existence d’une « vraie poésie », nous semblons bel et bien défendre un acquis (sinon social, intellectuel). L’impression n’est pas totalement neuve : en 1994 déjà, dans Kub Or (3), Pierre Alferi voyait en Jude Stéfan un « rénovateur en vp », dans le poème justement sous-titré vraie poésie. Alors que défendons-nous exactement, au moins depuis ces quinze années ? Mieux : que défendons-nous que la « fp » (la fausse poésie) ne défendrait pas ?
Qui a déjà tenté d’écrire un livre de poésie sait bien que la seule chose véritablement acquise en la matière est précisément qu’il n’y a rien d’acquis face à la langue, rien d’autre que son histoire et ce que nous sommes au moment où nous écrivons (puis qui se transforme avec elle dans l’écriture). Mais ce que nous défendons, et qui est l’objet de l’intervention de Roubaud dans Le Monde Diplomatique, c’est d’abord la visibilité de ce rapport à la langue en tant que rapport écrit et non-aliéné à l’ignorance de son histoire. Nous ne sommes pas nés d’hier – et le vroum-vroum non plus, quoi qu’il en pense. Nous ne rimons plus, certes (a contrario, on peut noter que le slam ne fait que ça). Mais nous enjambons, oui ; nous comptons aussi, car nous savons que le vers libre n’est pas libre ; nous emboîtons, nous collons, nous écartons, nous accélérons, nous superposons, etc., etc. Et nous le faisons avec le souci élémentaire de produire quelque chose – j’allais écrire « d’inouï », mais soyons précis – d’inévu.
Car l’exigence de visibilité que formule Roubaud ne se confond pas avec un réflexe de survie : elle est d’abord une conséquence logique. Même assignée aux marges, la « vp » n’est pas menacée dans son existence ; il y a quelque chose de plus intéressant en jeu : la « vp » est elle aussi un spectacle vivant, il faut le dire, mais au pied de la lettre. Les assemblages que nous produisons dans la page sont d’abord faits pour l’oeil et ils s’élaborent dans les mouvements de la pensée du lecteur. Ce pluriel « mouvementé » constitue pour moi une différence fondamentale. Face au son ou même aux gestes produits sur scène, face au temps de leur production, le mouvement de la pensée est linéaire : il suit le mouvement. Il se voit imposer un direct de l’écriture qui exclut le rebours réflexif, la reprise, le piétinement ; bref, tout autre mouvement que celui du flux. (À l’exception notable de la rêverie, mais qui suppose elle-même un décrochage, une sortie de route). Dans un livre, le jeu est plus ouvert : les signes sont disponibles pour être lus, relus, croisés, pour qu’on les confronte à sa propre langue, en prenant le temps qu’on veut pour les penser. Le travail du lecteur est donc évidemment un travail d’écriture (de réécriture, de reconstruction). C’est bien pourquoi, comme l’écrit Claude Royet-Journoud, « le livre n'a pas besoin d'une voix. Lire à haute voix, c'est un peu comme regarder un texte autographe. Il y manque la neutralité de l'impression. C'est d'elle que surgit l'élan du sens »(4). Et, à l’intérieur de ce champ, s’inventent aujourd’hui continuellement de nouvelles expressions poétiques. Nos livres sont en quelque sorte l’inverse de la télévision, qu’on peut assimiler à du spectacle mort – et que la « fp » approche davantage.
Le problème est que, dans le langage courant comme dans les politiques culturelles, la « vp » écrite soit désormais progressivement exclue du spectacle vivant. Elle est priée d’aller se faire voir ailleurs. Il faudrait analyser les causes de cette mise à l’écart, en commençant par prendre en compte le fait que la plupart d’entre nous ne sont pas spectaculaires lorsqu’ils lisent en public.
Sur scène, ce qu’on voit d’un texte, c’est d’abord sa voix. Or tout le monde n’écrit pas pour la voix ; plus généralement, tout le monde n’écrit pas pour que le corps exulte (à moins de le penser comme une page, et je renvoie ici au travail théâtral d’Olivier Cadiot). Cela ne signifie évidemment pas que les sons nous indiffèrent, mais simplement que la mise en scène que nous privilégions est d’abord une mise en page. Pour ne parler que des deux auteurs que j’ai déjà cités, ce n’est pas un hasard si Pierre Alferi compose justement ce qu’il appelle des « cinépoèmes » (4) et si Jacques Roubaud est l’auteur de cette méditation géniale – à lire comme à entendre – qui s’intitule Dire la poésie (5). Il y a dans le premier cas le souci de doubler la voix par son origine (sa trace écrite), et dans le second le souhait endogène de dire ce qui s’écrit en même temps que d’écrire ce qui se dit au moment où ça se dit. Mais il s’agit de quasi exceptions (Anne Parian invente d’autres dispositifs encore). Des poètes aussi importants qu’Emmanuel Hocquard, Claude Royet-Journoud ou Anne Portugal, par exemple, ne donnent sur scène que des lectures pour voix nue, si j’ose dire ; dans le plus simple appareil. Ils ne jouent que peu sur la spécificité de l’exercice, et cette nudité n’est bizarrement pas vue comme spectaculaire. Elle ne fournit pourtant pas un simple double du texte écrit, on le sait bien. Justement : elle est même parfois bien moins. Un souffle ne peut contenir qu’une intention, par exemple ; il est univoque. Alors qu’une lettre, un mot ou un vers, comme je viens de le dire, peuvent avoir plusieurs sens en fonction de leur situation dans la page.
Du coup, le vroum-vroum se trouve dans une situation exactement inverse à celle de la « vp ». Lui, c’est dans la page qu’il apparaît souvent comme diminué, tout nu, tout pauvre. Son texte nous apparaît « à plat », crevé, privé de l’air qu’il avait besoin de respirer ou de remuer. Ce que ne comprend pas Roubaud, c’est pourquoi le vroum-vroum, continue dans ces conditions à se réclamer de la poésie. En jouant les naïfs, on pourrait même se demander pourquoi il continue à publier des livres. Car, de fait, il n’a que peu à voir avec le travail de langue lent qui intéresse la « vp ».
Personnellement, je ne serais pas gêné si ce détournement n’écrasait pas la « vp » elle-même. Mais les choses semblent mécanisées : le centre de gravité de la poésie s’est un peu déplacé, en quinze ans, de la page à la scène. Sans parler des économies de ces deux mondes, qui communiquent en vases, le premier a surtout perdu en rentabilité sociale ce que l’autre a gagné dans l’affaire : aujourd’hui, pour se faire des amis, mieux vaut être allé écouter telle performance qu’avoir lu tel livre de poésie. Le phénomène fait partie d’un mouvement plus large, on le sait : sans attendre les déclarations du président de la république, les lycéens d’aujourd’hui ont bien remarqué que lire La princesse de Clèves n’était pas le meilleur moyen de séduire, par exemple. On peut le déplorer – ou pas. Ce qui frappe, c’est que l’estampille poésie, elle, n’a visiblement pas subi le même sort que le livre ou le poème lui-même, qu’elle a conservé une sorte d’aura. Car tout le monde, dans l’affaire qui nous intéresse ici, s’en réclame. Même le roman, si on l’interroge.
On peut se demander si, dans ce tableau, la « vp » écrite n’a pas intérêt à se réjouir de sa condition actuelle et de la paix que lui procure son abandon relatif, car elle peut lui permettre de travailler sans parasitage. Produire des livres coûte peu d’argent ; et la vivacité d’éditeurs tels que P.O.L, L’Attente ou Eric Pesty Editeur, pour ne citer qu’eux, prouve qu’en dépit de la place croissante occupée par le vroum-vroum, l’existence de la « vp » écrite n’est absolument pas menacée – qu’un livre soit vendu à cent exemplaires ou à dix mille n’a jamais rien changé à son contenu.
Ce qui me semblerait plus problématique, c’est qu’au-delà de sa perte de visibilité, la « vp » ne songe pas à renouveler son appareillage critique et théorique. La rénovation de la « vp » passe par là. Royet-Journoud, Roubaud, Hocquard, Cadiot, Alferi, Prigent ou Gleize sont des maîtres à cet égard, chacun à leur façon. Mais derrière ? À ceux qui ont cru que les poèmes suffiraient, l’expérience a en tout cas montré qu’ils pouvaient se tromper puisque nous avons vu se construire, pendant leur silence critique, le triomphe du VIL et du vroum-vroum – sans parler de la « fp » écrite, qui constitue à mes yeux la partie immergée de l’iceberg.
(1) Des documents poétiques, de Franck Leibovici, éditions Al Dante, 2007.
(2) La vieillesse d’Alexandre, Essai sur quelques états du vers français récent, de Jacques Roubaud, réédition chez Ivréa, septembre 2000 (pp. 175-183).
(3) Kub Or, de Pierre Alferi, éditions P.O.L, 1994.
(4) La poésie entière est préposition, de Claude Royet-Journoud, Eric Pesty Editeur, 2007.
(5) Cinépoèmes et films parlants, de Pierre Alferi, éd. Les Laboratoires d’Aubervilliers, 2004.
(6) Dire la poésie, de Jacques Roubaud, in Dors, éditions Gallimard, 1981.