— Paul Otchakovsky-Laurens

Jean ou la jubilation

02 mai 2010, 12h54 par Édith Msika

A cet âge-là, on ne chante pas, tout le monde le lui dit. Mais lui, il chante, il a décidé de chanter. Il chante la nuit en particulier, lorsque la maison de retraite somnole, les vieux ne dorment que rarement pour de vrai. Naturellement, ça fait du bruit. Lui pense et affirme qu'il vaut mieux chanter que pleurer, parce que la vie va s'arrêter, et même si plein de gens font semblant de ne pas le voir, c'est ce qui va se passer. Donc autant chanter.
Il n'a eu avec la musique qu'un rapport poliment indifférent tout au long de sa vie. Par rapport à la parole, la musique, c'est peanuts, ça casse les oreilles ta musique de sauvages (la musique est toujours de sauvages, même Vivaldi).
Les dames se plaignent beaucoup, elles figurent en rang d'oignon dans le couloir, comme autant de statues dans des fauteuils plus ou moins roulants et scrutent intensément chaque visiteur. Elles ne voient plus rien, ou elles voient un peu. L'espèce féminine se plaint beaucoup, elle s'essaye déjà à l'inexistence, cependant hautement bavarde. Les messieurs beaucoup moins, ça ne veut pas dire qu'ils ont moins mal, tout le monde a mal, après, c'est une question d'attention au mal.
Jean chante parce que ça lui chante. Il chante. C'est une grande nouveauté et il faut que ça se sache. La nuit, il peut être minuit, une heure, deux heures : il chante. Il ne sait pas l'heure, d'ailleurs il s'en fout, comme s'il fallait une heure pour chanter.
Il met son pyjama gris bordé de blanc, il pousse de grands soupirs entre les couplets, et il module sa voix. Il se souvient de beaucoup de chansons, et curieusement, il chante juste, après toutes ces années à ne rien écouter, surtout pas de chansons, pas de musique. Les infos, que les infos, la voix forte et mâle, le staccato des infos, la section des mots, la politique, les hommes qui font la politique. Plusieurs fois par jour, depuis sept heures le matin jusqu'à sept heures le soir, ensuite la soupe, la correction des copies, la pipe, quelques rituels soigneusement encadrés par sa femme.
Quand le silence est grand, au creux de la nuit, Jean commence à chanter. Il ne se souvient parfois de rien le lendemain. Il ne chante pas seulement les mélodies, il y a aussi les paroles. Entrecoupées d'énormes soupirs d'aise. Les soupirs des partitions ne sont jamais des soupirs d'aise, enfin ce n'est jamais indiqué. On doit déchiffrer le soupir, il fait partie intégrante de la mesure : il s'écrit, voyez-vous, le soupir s'écrit. Jean aurait été bien étonné de savoir qu'un soupir existe en tant que notation, qu'il est symbolisé par une marque particulière dans les cinq lignes de la portée. Et d'ailleurs, à part la portée de chiots, il n'en connaît pas d'autre. Mais il n'a jamais eu de chien, ne connaît la portée de chiots que virtuellement. Ni les chiens, ni la musique n'ont jamais eu aucune importance pour Jean. Il n'a pas ces mots-là; les mots ordinaires pour dire.
C'est comme ça qu'il se retrouve à chanter alors qu'il est très très vieux. Il chante parce qu'il est content d'être en vie, enfin, voici ce qu'il en dit : je ne vais quand même pas pleurer, quand on lui fait remarquer qu'il chante. Il le sait, il n'a pas perdu sa tête, du tout. Il sait parfaitement ce qu'il fait. Qui ça peut déranger, il ne sait pas, il constate que beaucoup lui demandent pourquoi il chante. Il considère pratiquement qu'il n'y a pas de réponse à la question. Ou plus exactement : chanter est la réponse à cette question. Il chante.
Maintenant, il veut bien considérer le fait de chanter d'un point de vue raisonnable, à partir du fait-même qu'il chante, pas à partir d'un point de vue qui consisterait à considérer qu'il pourrait ne pas chanter. Il est vieux, d'accord, mais pas complètement sénile, vieux, certes, fatigué, si on veut, fatigué, ça oui, on est fatigué quand on a vécu autant d'années, on fait que de dormir, qu'est-ce que tu veux faire d'autre ?
On se demande, dans cette maison de retraite (celle-là ou une autre), qu'est-ce qu'elles ont dans la tête, ces têtes fixes qui suivent chacun des mouvements de ceux qui déambulent sans déambulateur, qui déambulent avec chapeau et imper, libres comme l'air, un peu ralentis, mais debout.

Jean n'a pas d'excuse. Même son grand âge ne le sauve pas des regards crus d'elles. Elles sont bavardes, elles parlent plus que nous, dit-il. Elles se précipitent en pépiant à l'ascenseur, il n'y en a qu'un, alors c'est l'embouteillage, elles veulent toutes passer la première, mais il ne peut y avoir qu'une première par définition, ça râle, tu verrais ça. Un précipité de vieilles devant l'ascenseur, qu'est-ce que ça peut faire, elles ont tout leur temps, surtout pour mourir, tu parles, mais non, faut qu'elles se précipitent.
Les paroles des chansons lui reviennent automatiquement. Les chansons l'ont imprégné durant ces années, même s'il arrêtait le poste dès que ça chantait la musique de sauvages, après les infos. Les infos, aux quatre coups, tup, tup, tup, tup, ça c'est l'aise, on va savoir ce qui se passe dans le monde. On fait silence, on écoute, chut, taisez-vous bon sang, toujours bon sang; fallait arrêter le bruit des casseroles illico, même le chiffon passé sur la casserole des fois ça fait du bruit, ça crisse. On écoute et dès que c'est fini, on tourne le bouton, on éteint, clic. Pas question d'aller au-delà, dans les zones étranges de la musique, surtout quand ça crie.
La nuit, les paroles des chansons, il les module, il monte et descend la voix, il les connaît, il s'en souvient, il n'a pas besoin de les chercher, ça lui revient, c'est naturel, comme s'il avait toujours chanté, comme s'il n'avait fait que ça toute sa vie. Et au demeurant, c'est possible, tout semble possible, qu'il ait chanté toute sa vie.
Jean dit qu'il y en a qui n'ont plus de ressort, c'est mauvais, ça, plus de ressort, plus d'envie de rien. A peine compréhensible. D'où vient le ressort ? Nul ne saurait le dire, chacun perd sa femme, chacune son homme (pour ne pas perdre, il suffirait de n'avoir ni femme ni homme, mais les perdre semble être le sort le plus commun, choisi et subi par la plupart des gens), et pourtant peu ont du ressort, on ne sait pas pourquoi. A quoi tient le ressort? Jean ne peut pas répondre pour la même raison qu'il ne peut pas répondre à pourquoi il chante. Ou bâille, c'est du même ressort.
Le rythme est conservé lorsqu'il chante, surtout le rythme. Il y a cette attention étonnante, innée presque, au rythme, la voix s'élève et marque, sur certaines syllabes, une insistance pour exprimer que c'est là qu'il faut appuyer. Ce qu'il chante n'est pas forcément compréhensible; il ne chante pas nécessairement dans sa langue maternelle. Arrivé vieux, il semble que l'on s'autorise quelques privautés quant à cet usage continu, quotidien, incessant du matin au soir, de la langue de sa mère. Alors, d'autres idiomes surgissent, comme tirés d'un corps étranger, ou bien des traces d'anciens dialectes ouïs nourrisson. Enfin, une aisance particulière avec les sons, une négligence appropriée à l'élongation du temps, une façon de faire traîner les syllabes, de les dénouer.
Jean n'a cependant aucune intention avec les syllabes, une joie d'être chagrinée tend à être manifestée malgré lui, d'où ce chant profond, grave, montant par moments dans les aigus comme sa propre cocasserie retournée, au creux de la nuit.
 

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