— Paul Otchakovsky-Laurens

Le ponant rougit

18 novembre 2013, 10h37 par Christian Prigent

Ces jours-ci, la une du Télégramme ou de Ouest-France, c'est comme une vitrine de restaurant japonais (avec les plats à la carte en plastique moulé) : fond de sauce mordorée au fumigène, appareil ponctué de fruits rouges ; et, derrière, les serviettes zébrées noir/blanc : Gwenn ha Du ! Bon appétit. Variantes : photos de brasiers de pneus (de camions écotaxés) sous portiques (écotaxeurs) : quels fulgurants raccourcis de mise en scène pour le spectacle d'une rébellion en marche !

Dans les pages intérieures, on apprend que le maire de Carhaix (« de gauche », dit-il – « vaguement », répond l'écho) a pris la tête de la jacquerie quimpéroise. Chez ce Monsieur Troadec (« saisi par la débauche » ?) s'allumait illico un feu déclaré plus de gauche, voire Front de Gauche – pas vraiment contre-feu, mais nourri d'intentions politiques voulues moins ambiguës.

Naguère, Christian Troadec lança un festival rock destiné à devenir fameusement festif : Les Vieilles Charrues. L'insurrection aussi est une fête. Avec démolitions jouissives, enragements joyeux et ce déchaînement qu'on imagine vite « lame de fond » (sic) et qu'on rêve accoucheur d'Histoire : « tous ensembles ! tous ensembles ! ». Donc : les fourches des gueux contre celles, caudines, de l'État « ponctionneur », les provocants portiques au feu, le Fermier Général au milieu. À bas les gabelous ! Avec nous les faux-saulniers ! Puis, dans la foulée : « nuits rouges » au Ponant sur l'embrasement des radars routiers.

Tout cela peut enthousiasmer. Voici une région à « forte identité culturelle » et riche d'un passé de luttes spécifiques (des Bonnets rouges de 1675, au Joint français de 1972, en passant par les actions autonomistes et les manifestations paysannes de la fin du siècle dernier). Tout s'y échauffe vite, entre un mal endémique aux racines et les visions grandioses (Grand Soir, etc.) ravivées par la violence de la crise actuelle. On a alors tôt fait de se voir sur des barricades, au maquis, aux Chacos, en Sierra Madre. Et voilà : émeute, guerilla, « ultimatum » au Pouvoir, etc.

Né « breton », vivant et écrivant en Bretagne, on s'émeut. Prêt à s'abandonner à la toxicomanie des passions mobilisées. Mais bien perplexe, aussi. Si tout cela ne se développait pas sur fond catastrophique de misères, de « plans sociaux », de licenciements massifs et de délocalisations brutales, on serait presque tenté d'y voir un retournement des tragédies en farces, un carnaval surindiqué — et les ruses déconcertantes et déprimantes de l'Histoire.

Car bien des puces énervantes viennent gratter l'oreille :
1) Sous les bonnets rouges, voici aussi bien les patrons licencieurs/délocalisateurs que les employés licenciés/délocalisés. Bonnets rouges et rouges bonnets, tous en pères Noël. Qui peut croire à ce Noël ? N'y a-t-il pas là un effacement fantasmatique des conflits sociaux (patrons/ouvriers) ? Qui est l'ennemi ? Sinon le capital mondialisé. Qui donc frapper ? Sinon lui.
2) Coiffer le bonnet rouge rappelle une révolte finistérienne fameuse. N'est-ce pas risquer que la répétition purement symbolique du modèle ancien fasse seulement mythe — avec effet euphorique des emblèmes et conversion de la politique (ses enjeux actuels) en légende de la politique (avec, du coup, toutes les surenchères et tous les défoulements théâtralisés).
3) Où passe la différence entre la lutte contre la fameuse écotaxe et l'antifiscalisme banal voire tendanciellement poujadiste – « libéral », en tout cas ? D'autant qu'on sait bien qu'en Bretagne, tout accès de révolte tourne vite à l'exaspération anti-impôt, anti-parisienne, anti-jacobine, anti-État – et au repli sur une identité « régionale » largement utopique. 
4) En Bretagne (ni plus ni moins qu'ailleurs), le capitalisme globalisé exclut en masse et détruit les liens communautaires (famille, voisinage, corporations, citoyenneté). Peu étonnant que la révolte contre ce ravage réveille des réflexes communautaristes. Mais y a-t-il le moindre bon sens politique à opposer la périphérie (bretonne) au centre (parisien, voire bruxellois) ? La moindre perspective émancipatrice dans une mobilisation cimentée par un mélange douteux d'unité « ethnique » et d'« alliance de classe » (comme on disait naguère) ? Aujourd'hui, plus que jamais, ne faut-il pas résister au destin totalitaire des communautés idéologiquement uniformes, panoptiques, tendanciellement carcérales ? Ne sommes-nous pas pris entre les puissances mercantiles et médiatiques d’uniformisation planétaire du lieu (les « valeurs » que propage la « globalisation » capitaliste) et les replis identitaires (nationalistes, régionalistes, communautaristes) sur des lieux (par exemple une « région ») soucieux de leur identité et rétifs à toute contamination promiscuitaire ? Ne pas se tromper d'ennemi : voilà peut-être la question.

 

(ce texte, sous une forme légèrement différente,
est paru dans Le Monde daté du 15 novembre 2013)

 

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