— Paul Otchakovsky-Laurens

FAIT D’ÉTÉ

11 août 2014, 10h21 par Liliane Giraudon

Il dit et répète que le caractère destructeur est la fiabilité même.
Alors c’est aussi bien. Je vais retourner dans ce village et j’y vivrai avec un chien. Il sera noir et la nuit il dormira sur le sol de ma chambre.
Je n’emporterai avec moi qu’une poignée de livres. Des dictionnaires.
Ils me loueront ce que là-bas ils appellent un gîte. Un rez de chaussée qui donne sur des poiriers.
Je regarderai les arbres fleurir. Les fruits tomber.
Un homme à la fenêtre m’empêche de voir le paysage. Ses épaules sont recouvertes d’une chemise bleue.
Les mains que je regarde sont bien les miennes mais j’ai ôté les bagues.
Je limiterai ma boisson du soir à du vin rouge.
Ils ne sauront rien de moi. Ce que je ressens ne regarde personne.
Ma peau est aussi tannée qu’un abat-jour nazi.
Ça c’était dan la lettre d’un dernier amant. Cruauté sans doute prémonitoire. Aujourd’hui vérifiable.
Il y aura les oiseaux. Nous nous bornerons à cette musique.
Pour ce qui est de Kleist je reviendrai sur la légende. Winkel au bord du Rhin. Un seul portrait adolescent et les difficultés d’élocution. La lettre à Ulrike sa demi sœur. Il y aura toujours un mur. Des prairies plantées d’arbres.
Après le village, des chemins forestiers et un autre lac. Je les ai regardés mâcher la viande du cerf sans le moindre tremblement. Depuis j’hésite à commander du bois pour l’hiver. Hier j’ai vomi après qu’ils m’aient servi de la viande en sauce. Tout ce que je dirai sera retenu contre moi. Mais je ne dirai rien. L’année 2014 sera une année de guêpes. L’été en sera infesté. Les diabétiques seront harcelés. Un enfant buvant son lait en mourra.
Ce n’est pas ainsi que les choses doivent se passer. Tout ça n’aura rien de rassurant, mais vous n’êtes pas venus ici pour ça. Un village peut devenir un rendez-vous d’assassins.
De l’autre côté il y avait une autre femme. Son chien était minuscule et elle se déplaçait avec un bâton. Devant sa porte fleurissaient des glaïeuls. Sa démarche a quelque chose de saccadé.
Elle traverse le village comme pour s’en débarrasser. A moins que ce ne soit des bourdonnements qui à heures régulières envahissent sa tête et lui donnent cet air hagard. Parfois elle lâche une forme de rire.
Kleist lui aussi était traversé par de tels spasmes. Entre ricanements et suffocation. Quelque chose qui semblait rouler entre deux eaux. A hauteur de paupières. Scintillait un court instant puis prenait la couleur brique du sang. Des flots de sang.
Bientôt s’enfle une rumeur.
Des vols. Quelqu’un la nuit pénètre dans l’enclos des jardins potagers. Y coupe ou déterre quelques légumes. Les emporte. Très peu. Salade. Courgettes. Un peu de rhubarbe.
Ici la propriété a un sens. Le sol est sacré. Ceux qui entre loisir et nécessité le cultivent entendent en avoir le contrôle. Une entière jouissance. Pour ces résidents un centimètre est un centimètre. Midi sonne. Tous à table. La rivière peut couler.
Tu as cessé d’écrire. Peu importent les raisons. D’ailleurs tu les ignores en partie. Dans l’acacia le chant des oiseaux tient lieu de partition. Chaque matin, œil sans paupière, le soleil. Chaque soir, la lune à travers la rambarde.
On frappe. Elle allume la lampe et ouvre sa porte. Elle a ôté les épingles de ses cheveux et sourit. Poches sous les yeux, visage ravagé par les rides elle dit « Entrez ». Elle essaie de sourire aussi aimablement qu’elle le peut. Sur la table, derrière elle, scintillent sur une assiette blanche ce qu’ici ils appellent des pommes d’amour. Un couteau les a délicatement tranchées et la salière, tout prés, est restée dans l’ombre.
Kleist observe le cygne qui en bordure du lac brasse l’eau de ses pattes d’or. Se souvient qu’il a voulu être paysan libre en Suisse. Souvent voyagé sous un faux nom. Voulu s’engager dans l’armée française. Plus tard, proposer de remplir le Rhin avec les cadavres des soldats français. Sa haine du Corse.
Et pourquoi contempler plus longtemps la lumière ? On ne doit prendre conseil que de celui qui n’en donne aucun. Certes il n’est pas glorieux de se sentir brisé par son époque. Incapable de répondre à sa cruauté. Je connaissais déjà le Rhin déclare-t-il prudemment. Paris. Prague. Et même Berlin. Voyager à pieds. La diligence dans cette époque de terreur et d’incertitude. L’armée prussienne. Il faut se jeter de tout son poids dans la balance de son temps. Pourquoi le théâtre ?
L’homme désigne la table, l’assiette. Vous êtes une voleuse ! C’est vous, on vous a vue ! Tout le village est contre vous !
Le petit chien effrayé aboie. Elle dit « Sortez » elle se dirige vers son bâton et hurle « sortez ».
En contrebas une araignée. Elle tisse sa toile. Personne ne la voit. Sa morsure est redoutée car nécrosante. Mais personne ne la voit. Ni elle ni la toile qui se tisse. Sans doute parce que comme tous les habitants de cette vallée l’araignée est blanche.
Kleist retrouve cette sensation d’étranglement qui l’avait assailli à son retour de Mayence. Que vous arrive-t-il ? Ce n’est rien. Une inquiétude passagère. Des images qui traversent. Personne ne voit les ongles de Kleist s’enfoncer dans la paume de sa main. Cet horrible sentiment de honte et ces humiliations perpétuelles il faudra bien un jour en finir avec tout cela.
Plus tard, la femme seule a cessé de pleurer. Elle mange doucement les tranches de tomate cette fois recouvertes d’huile. La nourriture consolatrice coule dans sa gorge. A ses pieds le petit chien s’est rendormi. Il existe des soirées interminables où la peur de s’endormir est pire que celle de demeurer éveillé.
Le silence rejoint alors celui des morts qui dans leur récent appareil s’étonnent de trouver le temps si long.
Faut-il donc être à bout pour éprouver de telles choses ?
Surtout ne pas recommencer à écrire.
Tout sauf ça. Plutôt envoyer des cartes postales. Le message de l’absence de message. Et chaque soir, traversant le village, la silhouette de la petite vieille et de son chien.
Je vous traiterai comme une aberration et je vous jetterai par la fenêtre comme une bouteille vide. Craindre de vivre sans exister. Alors chercher comment pouvoir se perdre.
En venir à rêver que les corbeaux qui traversent la combe viennent dévorer tout cœur sans désir.
Puis brusquement au milieu de la nuit cette idée. A fonction d’éclairage. Si les vols se perpétuent sans raison (elle n’est ni pauvre ni kleptomane) c’est tout simplement qu’elle veut donner une forme à cette peur qu’elle habite. Une peur sans nom. Qui harcèle et fait bouillir la tête. Quand pour plus personne il n’y a plus de place pour l’innocence.
Un couteau à manche de bois a été retrouvé dans l’un des jardins.
La rumeur se poursuit. Dans la salle de l’auberge pas un mot sur le massacre quotidien des populations civiles ni sur la traque des Rroms. Manières de vivre pour quelques uns, manières de mourir pour les autres.
On ne parle que des vols dans les jardins.
Alors vous êtes pour le vol ? Moi je suis contre le vol !
Aux quatre coins du centre et peu à peu. De nombreux accommodements avec la violence, la terreur et la mort.
Un été somme toutes assez ordinaire.
L’araignée poursuit sa toile. Les pluies quasi quotidiennes pourrissent les fêtes. Plus bas, on ne compte plus les jeunes poules bouffées par les anciennes.
Les lapins dévorés par les chiens.
Pour ce qui est de la transformation d’une expérience en langage celle de Kleist et d’Henriette réclamant une table et deux chaises sur la rive du lac Wansee avant de s’y donner la mort demeurera muette.
Pacte suicidaire ou assassinat (Kleist espion au service du roi ?) l’affaire sera étouffée.
Un grand scandale.
A l’autopsie, l’utérus d’Henriette évalué très dur et la substance du cerveau de Kleist trop ferme. Entre Berlin et Postdam une mise en scène parfaite.
Comme ici et pour finir car l’histoire doit bien finir. Ce sera en bordure de rivière. Sur le cadavre d’un petit chien. La tête explosée par une charge de chevrotine.

Prads juillet 2014

 

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