Je ne crois pas que je puisse écrire sur Paul Otchakovsky-Laurens. Pourquoi ? Pour une raison très simple : tous les mots que j’ai écrits depuis vingt ans lui étaient adressés – et il est mort.
Mais je vais pourtant essayer. Je vais essayer parce que je crois qu’il aurait aimé que j’écrive quelque chose. Je crois qu’il aurait aimé qu’aujourd’hui j’écrive encore.
Je vais essayer parce que garder le silence n’est sans doute pas la meilleure manière de respecter sa mémoire.
Comme tant d’autres auteurs qu’il a publiés, j’ai écrit pour lui. Pour lui
seul. J’ai écrit des dizaines de milliers de mots qui étaient destinés à un seul lecteur : Paul Otchakovsky-Laurens. Et, parfois, ce lecteur publiait ces mots pour les passer à d’autres lecteurs.
Dans un monde où la rigueur, l’exigence, la discipline, la curiosité ou la nouveauté sont devenues des qualités incontestables, Paul était au contraire un éditeur fidèle, confiant, généreux, naïf – et innocent. Il lisait surtout (je crois) pour le plaisir.
Paul n’est pas parti. Il n’a pas disparu. Paul est mort. Et je ne peux pas écrire sur lui. Je ne sais pas écrire sur lui. Je n’ai pas de mots. Je n’ai pas le moindre mot qui ait encore vraiment du sens.
Paul disait qu’il parlait à travers les mots des auteurs qu’il publiait. Savait-il que nous écrivions des mots seulement pour qu’il les lise ?
Lire, écrire. Ce sont, en plus de l’amour et l’amitié, les deux seules activités qui m’ont paru importantes pendant toute ma vie. Qu’elles semblent inutiles à présent. Ça ne fait que vingt ans que Paul a publié mon premier livre. Tout a été trop court avec lui. Tout a été trop rapide.
Je me souviens de sa douceur. Je me souviens de sa grâce, de sa délicatesse. Je me souviens de ce silence, qu’au début de notre amitié, aussi timides l’un que l’autre, nous partagions parfois pendant de longues minutes lorsque nous déjeunions ensemble. Je me souviens d’avoir senti souvent, très fort, qu’il était comme mon père – et d’avoir songé aussi, quelques fois, qu’il était comme mon fils.
Un jour, alors que je passais aux éditions et qu’un de ses auteurs venait d’avoir un prix littéraire, j’ai vu Paul sortir de son bureau, un immense sourire aux lèvres, pour me dire ces mots : “Santiago, j’ai lu un manuscrit formidable aujourd’hui !” Le manuscrit d’un auteur inconnu qu’il avait reçu ce matin-là par la poste et qu’il venait de lire était mille fois plus important que le prix qu’on venait d’attribuer à un auteur qu’il publiait depuis des décennies. “Formidable”. “Exceptionnel”. Paul adorait employer ces mots pour parler des textes qu’il lisait. Et il avait un talent tout aussi formidable, tout aussi exceptionnel : celui d’accueillir chaque livre de chaque auteur
qu’il publiait par un enthousiasme tel qu’on avait vraiment l’impression qu’on avait écrit un chef-d’oeuvre – et qu’on pouvait tout faire, sauf cesser d’écrire. C’est sans doute celle-là sa plus grande réussite, sa plus grande qualité : Paul n’a pas seulement publié quelques centaines d’auteurs, il les a fait écrire.
Il y a environ deux ans, Paul m’a demandé de produire son deuxième film (Editeur, sorti en novembre 2017 – ndlr). Souvent, on faisait des blagues sur le côté “testamentaire” que certains voyaient dans ce projet. Pour lui et pour Emmie (Emmelene Landon, sa femme – ndlr), qui a fait tout le film avec lui, comme pour moi, ce projet était pourtant tout le contraire d’un dernier film : c’était le début d’une longue série de films qu’il devait réaliser.
C’est à partir de ce moment-là, lorsque j’ai commencé à produire son film, que nos rôles se sont un peu inversés. Peu avant qu’il parte pour ces vacances fatales à Marie-Galante, après avoir dîné chez lui, c’est une des dernières choses que je lui ai confiées : pendant vingt ans, il m’avait tant aidé, tant protégé – et je sentais que maintenant c’était à mon tour de le faire.
En 1998, dans le premier livre que j’ai écrit, je citais cette phrase qu’on peut attribuer aussi bien à Blanchot qu’à Rimbaud, à Lacoue-Labarthe qu’à Roger Laporte (que Paul avait publié vingt ans plus tôt) : “Lorsqu’on veut enterrer sa mémoire et ses dons, c’est encore la litté rature qui s’offre comme terre et comme oubli.”
En 2012, dans l’un de mes derniers livres, dans l’un de nos derniers livres, j’écrivais : “De même que la volonté de ne plus aimer est encore de l’amour et la volonté d’aimer encore ne l’est déjà plus, le désir de ne plus se souvenir appelle encore la mémoire, alors que le désir de se souvenir encore convoque déjà l’oubli.”
Je ne sais pas si je veux déjà oublier ou si je veux me souvenir encore.
Je sais seulement que je ne trouve pas des mots assez justes pour évoquer Paul Otchakovsky-Laurens. Mais lorsqu’on n’a plus de mots, peut-on faire autre chose qu’écrire ? Je voulais l’aider. Je voulais le protéger. Paul est mort.
Que dire de plus ?
Texte paru dans Les Inrockuptibles, le 10 janvier 2018