— Paul Otchakovsky-Laurens

Ils en ont parlé

24 avril 2020, 21h23 par Nathalie Azoulai

On ne parle pas de ça, d’accord ? C’est chaque fois la consigne qu’on se donne quand on se retrouve pour siroter une bière, un soi-disant moment pour changer d’état d’esprit, entrer dans la soirée avec plus de souplesse. Sauf qu’aussitôt décapsulées, nos bières moussent déjà de toutes les informations contradictoires glanées tout au long de la journée sur le virus, le temps d’incubation, la durée de la contagion, les mutations, les traitements, les vaccins, l’immunité etc. Ne pas en parler dure quelques minutes à peine avant que le flux ne nous assaille, irrépressible. Je me demande si pendant la guerre les gens ne parlaient que de la guerre. Est-ce que certaines situations de vie se doublent de situations de parole homogènes en tout point, les choses et les mots ne formant plus qu’un continuum épais et monotone ? C’est certes l’empressement du partage qui nous anime mais pas seulement. Après deux gorgées de bière, l’un se met à incriminer les obsessions hypocondriaques de l’autre, son excès précautions maniaques tandis que l’autre pourfend la fausse désinvolture de l’un. Les voix s’élèvent, le ton monte, on ne s’entend plus.
Depuis le début du confinement, dans les familles, il semble qu’il y ait toujours deux camps, les zélés et les détendus, les ultra-précautionneux qui se bardent de références scientifiques et les fatalistes qui s’en remettent à leur karma. Quand cette ligne de partage ne divise pas les couples, elle divise les fratries. Sans qu’on ait besoin de recourir à nos débats d’avant qui paraissent soudain bien vains, bien caducs: quid des Césars ? de Polanski ? du féminisme radical ou pas ? de l’islamisme ? de la réforme des retraites ou pas ? du Brexit avec ou sans accord ? On s’en souvient à peine et il semble improbable de les retrouver intacts, comme si, désormais, tout allait être recalculé à l’aune d’une empreinte Covid qui nous donne bien assez l’occasion de perpétuer notre besoin d’affrontement, de sentir la vie qui s’engouffre là où elle peut pour ne pas voir nos pensées s’aplanir -et s’affadir- telles les rides à la surface d’une eau stagnante. 

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