Le kleptofascisme à l’assaut de l’Europe
Le réveil est brutal pour les tenants d’un « dialogue exigeant » avec la Russie – les chars russes roulent en Ukraine, les bombes tombent sur Kiev, Kharkov, Odessa… Bientôt, quand le Kremlin aura suffisamment occupé son voisin, viendront les exécutions sommaires d’opposants au nouveau pouvoir, les tortures, les déportations. Le « rassembleur des terres russes », comme les flagorneurs appellent Poutine, en a fait la promesse solennelle. Dans son allocution, juste avant l’attaque, il a juré de « dénazifier » le pays conquis. Dmitri Peskov, le fidèle porte-parole, explique : « dénazifier » l’Ukraine veut dire la « libérer des nazis et des personnes pronazies ainsi que de l’idéologie nazie ». Ne nous méprenons pas, il n’y a pas plus de nazis en Ukraine qu’en France. Rappelons aussi que le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, est juif. Ouvrons enfin les yeux : les « nazis », dans la bouche de Poutine, c’est nous, les Occidentaux, avec nos valeurs de tolérance, nos élections non truquées, notre respect pour l’Etat de droit, notre liberté de la presse, etc. Après avoir été traités pendant des années de « libérastes », astucieuse juxtaposition de libéral et pédéraste, le verbe poutinien nous a promus à un rang éminemment supérieur sur l’échelle rhétorique du mal.
Vladimir Soloviev, l’animateur vedette de télé-Poutine et stentor de sa propagande, quand il a eu la mauvaise surprise de se retrouver sur les listes des sanctionnés par l’Union européenne, ce qui le prive de bien agréables séjours dans sa luxueuse villa sur les bords du lac Como, s’est souvenu soudain de ses racines juives et s’est emporté dans une diatribe abjecte : « Ce n’est pas la première fois que l’Europe « civilisée » impose des sanctions contre un Juif, en particulier contre sa propriété privée ! Ces héritiers de l’Allemagne nazie prennent des sanctions contre un journaliste juif : ils suivent le chemin d’Hitler ! » Par cette inversion perverse du blanc et du noir, le point Godwin a rarement été aussi orwellien.
Ne glissons pas nous aussi sur cette pente godwinienne – comparer Poutine à Hitler est certes tentant mais inefficace, car on reste myope sur ce qui fait la spécificité de ce mal, à savoir son essence mafieuse, kleptomane. Issu de l’enrichissement sans précédent à la fin des années 1990 d’une caste d’oligarques qui se sont appropriés les ressources naturelles gigantesques de la Russie, le poutinisme a été une alliance pragmatique de ces nouveaux seigneurs avec les services du FSB (ex-KGB), un mariage de la richesse pharaonique avec les dépositaires de la « violence légale » et des coups tordus, qui n’ont pas tardé à prendre le contrôle – le démembrement du groupe pétrolier Ioukos, en 2003, en a été un épisode célèbre, où le parrain Poutine a éliminé Mikhaïl Khodorkovski à la faveur d’un membre de son clan (Igor Setchine). Le poutinisme originel n’a eu d’autre idéologie que l’extorsion, le vol, la falsification et la corruption, à une échelle stratosphérique et avec les ambitions d’un Etat où le pétrole coule dans les veines. Tout ce qui présente un danger pour l’enrichissement illégal doit être éliminé (état de droit, journalisme indépendant, Politkovskaïa, Nemtsov, Navalny…). Tout ce qui peut être utile au recel et au blanchiment doit être acheté (passeports chypriotes, villas au bord des lacs italiens, Schröder, Fillon…).
L’hystérie patriotique, savamment montée en mayonnaise, a été intégrée au logiciel poutinien sur le tard, quand la kleptocratie a compris qu’il n’y a pas de meilleure narration pour canaliser vers l’extérieur les frustrations d’un peuple qui aurait pu être aussi riche que les Norvégiens mais que l’on a soigneusement pillé pendant vingt ans. Dès lors, la propagande du régime s’efforce de greffer dans l’œil du citoyen un prisme de fiction, déformant le monde selon des éléments de langage qui nous paraissent presque ingénus tant leur cynisme est assumé. On n’emprisonne plus les étudiants qui s’opposent à la corruption, on « démantèle des mouvements extrémistes, financés par l’étranger, qui menacent la stabilité de la Russie ». On n’envahit pas l’Ukraine pour la mettre à sac et se protéger de la contagion démocratique, on « déclenche une opération militaire pour dénazifier le pays et arrêter le génocide des populations russophones ».
Comme tout système d’extorsion organisé, le kleptofascisme prospère sur la faiblesse de la personne rackettée. Si Poutine a décidé de venir confisquer l’Ukraine au nez et à la barbe de l’Europe, c’est bien parce qu’il a senti à quel point l’Occident était mou du genou – trouillard pour ses troupes, frileux économiquement, incapable juridiquement de coordonner de vastes sanctions sur les fortunes des kleptocrates qui dorment chez nous sous des identités de façade. Un symptôme parmi d’autres : alors que les entreprises et les infrastructures vitales des pays occidentaux subissent en continu des cyberattaques organisées par les services secrets russes, il n’y a jamais de représailles, d’attaque réciproque équivalente. C’est ce genre d’attitude, entre pruderie déplacée et désir pacificateur, qu’il est urgent d’envoyer aux oubliettes.
Le « dialogue exigeant » a vécu, on a vu son efficacité, le kleptofascisme l’interprète à juste titre comme un signe de faiblesse. Il n’est que temps, maintenant que la guerre est à nos portes, de lui infliger autre chose que notre « dialogue » – plus de sanctions, qui vont plus en profondeur. Geler à titre conservatoire les avoirs de l’Etat russe et ses participations financières serait un bon début. On en fera d’excellentes réparations, un jour, quand il faudra reconstruire l’Ukraine libre.