— Paul Otchakovsky-Laurens

Ukraine

11 mars 2022, 13h12 par Nina Yargekov

Vous ne m’avez rien demandé mais je vous raconte quand même à quoi ça ressemble vu depuis Budapest, où depuis jeudi matin il m’est impossible de penser à autre chose.

 

Il y a eu d’abord le choc, je m’attendais à cette guerre mais pas si vite et pas sous cette forme, quelle forme, je ne sais pas exactement, cette forme implacable et totale qui ne laisse aucune chance à l’Ukraine, qui en tout cas jeudi paraissait ne lui laisser aucune chance (je suis un peu plus optimiste ce soir, même si je sais que demain matin, Kiev sera peut-être tombée, et Zelensky mort ou capturé).

 

Ensuite, comme beaucoup d’entre nous, je dis nous pour la Hongrie, en France je ne me rends pas compte, j’ai traversé une crise d’angoisse de guerre mondiale, mais ça a été vite plié, je suis passée en quelques heures de au secours ma cave est beaucoup trop encombrée pour faire un abri digne de ce nom à la sereine conclusion que bon, en cas d’attaque nucléaire, ma cave, de toute manière, se transformera en luxueux cratère d’accueil pour cafards et blattes.

 

En parallèle, il y a aussi eu cet étrange état émotionnel, qui m’a rappelé la France de 2015, où à cause de l’identification (j’aurais pu être au Bataclan / j’aurais pu être ukrainienne) j’ai pensé, dans un piteux mélange de soulagement et de peur, à la fois « ouf pour l’instant je suis en sécurité » et « qui sait si la prochaine fois, ce ne sera pas nous ». Soyons clairs, ce ne sont pas des pensées rationnelles, mais c’est justement pour cela que je fais le parallèle, car face au terrorisme aussi, les pensées rationnelles ont tendance à se barrer très loin.

 

Mais ce qui m’ébranle profondément, ce qui me fait pleurer de rage et de honte, ce qui me pousse à retourner, encore et encore, vers la lecture compulsive de la presse, sorte de biberon toxique dont je ne peux plus me passer, c’est l’impression que nous, c’est-à-dire a minima l’Union européenne, sommes en train de regarder, les bras croisés, un petit se faisant tabasser par un grand dans la cour, et que si nous ne bougeons pas, c’est parce que nous savons que le grand a un flingue et qu’en cas d’intervention, ça va virer à l’affrontement généralisé. Il me semble que c’est exactement à cet endroit que s’entrechoquent utilitarisme (maximisation du bonheur collectif) et déontologie (il existe des actions moralement bonnes ou mauvaises par définition) car oui, éviter une guerre mondiale sert probablement l’intérêt du plus grand nombre et c’est sur cet autel-là que nous sacrifions l’Ukraine. Cela me perturbe beaucoup car je me croyais utilitariste, or je constate que mon émotion viscérale du moment, c’est que filer des couvertures et des pâtisseries à la crème aux réfugiés c’est un peu faiblard, et que ce que nous devrions faire, c’est aider les Ukrainiens à se défendre, je veux dire concrètement, en envoyant des forces armées, l’écrire me coûte, j’ai une voix dans le cerveau qui me recommande de téléphoner de toute urgence à mon psychiatre. Je n’exclus pas l’hypothèse, notez bien, que je sois en train de péter les plombs, de projeter mes névroses ou de régler des comptes moraux personnels, mais j’en suis au stade où mon fantasme récurrent est de me rendre à Kiev et de me battre aux côtés des Ukrainiens – pour précision je suis myope, j’ai le vertige et une phobie des armes à feu. En parallèle, je regrette beaucoup de ne pas être informaticienne spécialiste en cyber-attaques, j’aurais adoré être capable de faire apparaître des petits poneys à crinière arc-en-ciel sur les écrans des smartphones des soldats aux ordres de Poutine.

 

Je crois que cela touche au voisinage. Il y a quelques années, avec mon ex-mari, nous avons recueilli deux chatons non sevrés que leur mère, une chatte semi-sauvage, avait abandonnés dans notre jardin. Les sauver, ou en tout cas essayer de le faire, nécessitait une énergie considérable et somme toute complètement absurde en termes de rapport coût / bénéfice : le chat n’est pas une espèce en voie de disparition ; des millions d’animaux souffrent et meurent à chaque seconde et je ne passe pas mon temps à essayer de les sauver ; cette énergie, investie de manière plus intelligente, aurait permis de sauver beaucoup plus que deux vies. À l’époque, je m’étais beaucoup interrogée sur le sens de ce geste (devenir végétarienne avait constitué une tentative de mise en cohérence interne, puisqu’il paraissait contradictoire de me soucier de la survie de deux chats tout en continuant à cautionner la mort – évitable – d’autres animaux) et la réponse a toujours été : le jardin. Proximité, responsabilité, le regard que je porte sur l’Ukraine se joue dans le lien entre ces deux notions. Qu’il s’agisse d’un pays voisin de celui où j’habite, qu’il y ait des bombardements à quelques centaines de kilomètres de chez moi, cela modifie profondément mon ressenti. Pour la Syrie, pour l’Afghanistan, pour toutes les horreurs du monde il m’arrive de pleurer, de me scandaliser, mais jamais je ne m’étais sentie à ce point concernée et à ce point honteuse, par conséquent, de mon et de notre inaction. Comme s'il existait une sorte de ressort territorial où s'étendraient ma compétence, ma responsabilité. Comme si s'imposaient à moi une injonction morale, un appel à ne pas laisser mon voisin se faire massacrer. Et putain, c’est exactement ce qu’il se passe, des bombes tombent dans le pays voisin, à quelques centaines de kilomètres de l’appartement où j’écris ces lignes, et ça, je vous jure, je ne m’en remets pas.

 

Que les déesses des Carpates soient avec l’Ukraine, et respect aux Russes qui condamnent publiquement la guerre, nous avons la chance de pouvoir le faire sans risques, pas eux.

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