— Paul Otchakovsky-Laurens

Ma nuit au musée

30 octobre 2019, 08h51 par Mathieu Bermann

Me voilà seul, enfermé pour la nuit à l’intérieur du Pavillon pour la paix, dans le Musée des beaux-arts de Montréal. Seul, ou presque, car un agent de sécurité m’accompagne, moins pour ma sécurité que pour celle des œuvres. Aussi me suit-il d’étage en étage et de salle en salle, si discret que j’en oublie parfois sa présence, qui n’en est pas tout à fait une. Nous échangeons tout d’abord quelques mots sur son métier, les nuits qu’il passe à veiller, les œuvres qu’il ne voit plus. Après quoi, il est encore moins qu’une ombre.

Avant de refermer la porte principale de l’édifice, on m’a donné deux bouteilles d’eau et une couverture. Et cette dernière prévenance me rassure en même temps qu’elle ranime, un peu, le sentiment inverse avec le souvenir de ce qui m’attend : le manque de chaleur d’un musée climatisé comme en plein jour, la nuit, les longues heures à venir.

Mais pour l’instant, il fait encore jour. J’entreprends le tour de cette île déserte, au cœur de la ville, et pourtant au large. À chaque palier, la transparence des baies vitrées me relie au monde alentour et, aussi bien, m’en isole. Il en va de même pour les œuvres que je découvre : je ne suis pas seul, et je suis plus seul encore, parmi Véronèse, Le Greco, Rembrandt, Bruegel le Jeune et le Vieux, Poussin, Gainsborough, Monet, Sisley, Cézanne, Fantin-Latour, Vlaminck, Picasso, Matisse, Miró, Dubuffet, Giacometti, Soulages, Basquiat…

Ce premier tour achevé, j’ouvre mon ordinateur à 22h08. La nuit tombe à Montréal, que je surplombe et que je vois s’éteindre et s’illuminer. Au troisième étage, je suis assis sous une sculpture aérienne de Jean-Michel Othoniel en « verre soufflé miroité » et « acier inoxydable » – j’ai tout mon temps pour lire les cartels.

Entré dans le musée à 20h00, j’en ressortirai à 08h00.

Le temps passe, je ne sais comment. Il est actuellement 00h06. Six heures de moins qu’en France.

Le musée est pour moi seul. Et le décalage horaire ajoute à la solitude.

Dans mon éloignement, certaines œuvres me parlent de ceux qui me sont proches et qui ne peuvent justement pas me parler, parce qu’ils dorment, comme P. à l’autre bout de la ville, ou parce qu’ils sont loin, là-bas en Europe. À vrai dire, je les fais parler, ces œuvres qui m’émeuvent parmi d’autres qui ne m’inspirent guère, comme il m’arrive de faire parler dans un roman certaines personnes, devenues personnages, et qui pourraient ainsi se plaindre de ce que je leur fais dire parfois, peut-être, le contraire de ce qu’ils ont dit, ou voulu dire, pour de vrai. Et c’est pareil avec les œuvres d’art que je croise. Ce soir, seule compte l’émotion. Et il n’y a ni ordre ni logique à celle-ci.

 À l’étage au-dessus, se trouve une sculpture bouleversante. Femme tombant à la renverse d’Eric Fischl est un corps nu, dont la tête heurte le sol, alors que les jambes sont encore en l’air, perpendiculaires au torse, et que les bras sont pris dans un mouvement qui n’arrête rien. Cette chute m’évoque ma grand-mère, tombée en bas de chez elle et qui, sans y être retournée, aussitôt emmenée par les pompiers, a passé des mois et des mois à l’hôpital. À son arrivée dans le service gériatrique, elle n’arrêtait pas de me répéter qu’elle aurait préféré mourir sur le coup. Mais elle n’est pas morte. Pressée de quitter l’hôpital, elle n’avait qu’une hâte, qu’une vision : rentrer chez elle. Et maintenant qu’elle n’est plus dans cette minuscule chambre d’où elle entendait un vieillard appeler sans cesse : « Maman !... Maman !... Maman !... », maintenant qu’elle est enfin dans son propre appartement, elle n’y est pas aussi satisfaite qu’elle pensait l’être. Plus mélancolique encore qu’à l’hôpital, où elle avait alors un but. De sa sculpture en bronze, Eric Fischl dit qu’elle est « l’expression sincère d’une profonde compassion pour la vulnérabilité de la condition humaine, tant à l’endroit des victimes du 11 septembre que de l’humanité en général. »

Puis je remonte le temps. Et c’est la jeunesse des vierges à l’enfant qui m’arrête un instant. Le regard perdu de la Vierge d’humilité d’Andrea di Bartolo : une femme qui semble n’avoir pas choisi sa vie, échangée contre un destin qui ne lui appartient plus.

À l’heure qu’il est, d’ailleurs, je ne serais pas contre une visitation. Un ange, qui ne soit pas que peinture à l’huile.

En attendant, les nombreuses femmes que je vois peintes me font penser à celles dont j’aimerais, moi aussi, faire le portrait à travers mes livres.

C., dont je rêve de consigner chaque parole et chaque geste depuis que je la connais : son exaspération prodigue en bons mots, le battement insensé de ses cils, sa franchise, ses angoisses, sa beauté, ses contradictions.

M., qui s’est livrée à moi, alors que je la connais si peu :

– Je n’ai jamais eu d’orgasme dans ma vie. Du plaisir, oui, bien sûr. Mais pas d’orgasme.

Confiante, elle sait pourtant que cela arrivera un jour. Elle l’espère, du moins.

Et bien sûr, il y a S., qui a entrepris un long voyage en Afghanistan. Ayant vu le jour à Kaboul, elle en est partie à trois ans et n’y est jamais retournée avant cet été. Elle est accompagnée de son père, né afghan, et de sa mère, née française, dont le visage « étranger » attire trop l’attention et qui est sans cesse dévisagée. Dans ses mails, S. parle des portes blindées, des codes secrets de l’ONG qui les accueille, de la vigne qui s’entremêle aux barbelés, des tombes qui abritent les ancêtres de son père. De la petite fille de Kaboul qui porte le même prénom qu’elle. Dans une école qu’elle visite, S. doit manger avec les autres femmes dans la chaleur d’une pièce étouffante et sale, tandis que les hommes déjeunent à l’air libre, dans le jardin. J’imagine S. telle cette Femme assise, le dos tourné vers la fenêtre ouverte de Matisse. Le titre ne ment pas. Dans l’angle gauche du tableau, elle ne voit pas la mer, les palmiers, la promenade, la baie des Anges, le soleil, l’azur. Ses yeux sont larges et profonds. Mais fermés. Un regard vide, perdu lui aussi, qui ne regarde pas ceux qui la regardent. La femme n’est pas le sujet principal du tableau, lit-on sur le cartel, et cette éviction est d’une certaine violence, assez mélancolique, d’autant plus que les couleurs sont chaleureuses, le tableau merveilleux, et les mots des spécialistes implacables : « la fenêtre est le sujet principal du tableau ».

Je crois que je n’arrive pas à décrire ce que je vois. Mais dans la nuit, sans savoir que je suis enfermé au musée, S. me fait le compte-rendu de son périple oriental, lequel touche à sa fin, et elle écrit ceci dans un courriel : « Nous avons passé deux nuits à Istanbul : les berges de la Corne d’or, au Pont de Galata, sont un endroit rare et bienfaisant : la foule au soleil couchant, la mer aux vagues bleues et noires, les oiseaux, les bateaux qui se croisent. » Et ces mots, qui n’ont absolument rien à voir avec le tableau de Matisse, m’en parlent mieux que tout.

De Matisse encore, le Portrait au visage rose et bleu me fait aussi penser à S. Le visage est celui d’une femme, que se partagent les deux couleurs le long d’une frontière passant par l’arête du nez, le milieu des lèvres avant de couper le menton et de scinder le cou. Lydia Delectorskaya, née en Russie, émigrée en France. Amie et assistante du peintre. Aussi bien, c’est S. Partagée entre la France et l’Afghanistan. La religion de son père et le goût irrépressible qu’elle manifeste pour la liberté. Déchirée entre les rires du soir et les pleurs de la nuit. La fatigue du matin et l’énergie à recouvrer pour la journée. Écorchée par la quête sexuelle qu’elle a entreprise. La découverte de soi, toujours approfondie, et sans cesse ajournée. Morcelée entre sa connaissance des hommes, et son attrait encore inassouvi pour les femmes :

– Tu sais, m’a-t-elle dit une fois, je n’ai jamais eu de fantasme qu’avec des femmes. Et pourtant je ne couche qu’avec des hommes.

Je connais parfaitement le genre de femmes qui lui plaît. Et c’est en tout point Femme nue, fond orange de Félix Vallotton, présenté au Salon d’automne de Paris en 1924. Voici une jeune fille pulpeuse qui offre ses seins et son ventre, mais nous refuse son visage.

Décidément, je n’arrive pas à décrire. « Je veux dire le nu, je ne veux pas seulement faire un nu comme un nu ; je veux seulement dire sein, dire pied, dire main, ventre. » Ces mots sont de Picasso. Devant moi : l’Étreinte, peinte deux ans avant sa mort ; c’est très beau ; mais face à ces deux êtres enlacés, je me sens encore plus seul.

En vérité, j’aurais voulu que ma nuit au musée soit une nuit d’amour.

Au passage, Le Christ couronné d’épines de Véronèse, au regard tombant et aux bras galbés, est d’une sensualité réconfortante. Mais la peinture n’a que peu de pouvoir effectif sur les corps.

Devant Saint Matthieu et l’Ange de Barent Fabritius, un peintre hollandais, je vois un vieillard à la barbe blanche en train d’écrire, tandis qu’un messager de Dieu, encore adolescent, aux longs cheveux blonds, lui parle tout bas dans le creux de l’oreille – mais aussi bien, comme ses lèvres se perdent, cela pourrait être un baiser. Je me prends à espérer que je connaîtrais, moi aussi, du fond de ma vieillesse, un jeune garçon qui viendra me réchauffer et me donner un souffle nouveau, une inspiration, une raison de continuer à vivre et écrire.

Plusieurs fois dans la nuit, je fais le tour du musée en écoutant de la musique. Je m’attarde devant le Portrait de jeune femme de Rembrandt et son mélange de timidité et d’assurance ; ce Paysage avec un homme poursuivi par un serpent de Nicolas Poussin ; Les Amours champêtres de Gainsborough ; les Pivoines de Fantin-Latour, à peine ouvertes et déjà trop ouvertes ; un tableau de Jean-Michel Basquiat, qui représente une bagarre à coups de poings vengeurs et ravageurs entre Venus, surnom de la compagne officielle du peintre, et Madonna, qui fut sa maîtresse.

Et puis, dans un coin perdu de ce musée imaginaire qui est le mien, je rêve à ce petit Mondrian. Moi seul, je peux le voir.

Enfin, ce n’est qu’après le troisième ou quatrième tour du musée que je vois La femme au canapé de Kees van Dongen, que je ne connaissais pas. Avec sa fourrure fauve, sa robe grise, son bracelet jaune. Autant de présents offerts par un homme, ou plusieurs. Mais pour l’heure, elle est seule – comme moi. Abandonnée. Alanguie. La tête renversée. En train de jouir de la vie ou de pleurer. Et soudain, je la reconnais. C’est la femme que croisera Barbara à Drouot : « Dans les paniers d’osier de la salle des ventes / Une gloire déchue des folles années trente / Avait mis aux enchères, parmi quelques brocantes / Un vieux bijou donné par quel amour d’antan / Elle était là, figée, superbe et déchirante / Ses mains qui se nouaient, se dénouaient tremblantes / Des mains belles encore, déformées, les doigts nus / Comme sont nus, parfois, les arbres en novembre ». De son passé flamboyant, la femme au canapé n’a plus rien désormais que ce bracelet, qui lui sera bientôt ravi à son tour quand le marteau se lèvera et qu’il retombera dans le tumulte de la salle des ventes. Quand son souvenir sera vendu. Le seul qui lui reste. Et qui bientôt ne lui restera plus. Car elles ont disparu depuis longtemps déjà, les fourrures et les robes. Et les amants. Et l’amour.

*

Il est maintenant 3 heures du matin, peut-être plus. Je suis au sommet du Pavillon pour la paix, derrière les grandes baies vitrées. Protégé de tout, isolé de tous. Sur l’immeuble d’en face, une immense fresque représente Léonard Cohen, qui veille à toute heure. En bas, dans la nuit de Montréal, les rues sont vides. Je vois les feux qui passent, en vain, du rouge au vert. Et j’aperçois deux clochards couchés sur le trottoir. Leurs corps s’agitent faiblement sur le béton. Sans doute essaient-ils de dormir. Et moi, qui suis seul dans ce musée où la place ne manque pas, j’essaie de ne pas dormir.

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