— Paul Otchakovsky-Laurens

Place Marceline Loridan-Ivens

25 février 2020, 12h10 par Frédérique Berthet

Monsieur le Maire,

Mesdames, Messieurs

Chère famille et chers amis de Marceline,

et vous tous mes voisines et voisins,

 

Marceline Rozenberg est née le 19 mars 1928 à Épinal dans les Vosges, de parents polonais réfugiés en France juste après le Traité de Versailles.

Enfant, elle avait découvert dans la cour d’une école, dans le regard de ses camarades, qu’il y avait en elle quelque chose de différent, qui la rendait étrange, et qu’adulte elle nomma de cette triade unitaire : être gauchère, rousse, et juive.

Le 18 septembre 2018 à Paris, Marceline Loridan-Ivens est morte gauchère, juive, et sans avoir laissé sa chevelure blanchir : c’était devenue sa signature.

Cette femme au verbe haut, cette femme haute en couleur, qui bariola de vert le premier film qu’elle réalisa seule (elle avait 75 ans alors, le film s’intitule La Petite Prairie aux bouleaux, et fut tourné dans le centre de mise à mort allemand et l’enceinte du camp de concentration où elle fut déportée), cette femme donc n’aura jamais laissé le BLANC gagner,

ni sur la page : elle écrivit quatre livres à quatre mains,

ni sur l’écran : elle signa ou co-signa avec Joris Ivens près d’une vingtaine de films, fut productrice, et actrice pour des fictions tournées par des cinéastes de renoms (Amos Gitaï, Cédric Klapisch, Marion Vernoux, Claire Simon, etc.),

ni sur son corps : elle était haute comme trois pommes (car « on a toujours l’âge de son traumatisme » disait-elle, comme si cela expliquait d’évidence qu’elle n’ait plus grandi après 15 ans) - elle était toujours tirée à quatre épingles, arborait des broches libellules et papillons, des bagues magiques, des perles spectaculaires ; elle aimait les vestes pailletées, la vodka, les cigarettes qui font rire, le pain.

Elle fit perdurer tant qu’elle le pu, donc, ces cheveux orangés, qui étaient aussi une écriture. Elle fit durer ainsi ce qui pouvait l’être, elle qui avait tant perdu.

Perdue la protection de la nationalité française, quand le tampon « JUIF » recouvrit ses papiers sur ordre de Vichy.

Perdu le droit d’apprendre, lorsqu’elle quitta le lycée par peur d’être dénoncée.

Perdue la liberté, cette nuit où la Milice et la Gestapo l’arrêtèrent ensemble à Bollène.

Perdu son père Szlama sur la judenrampe d’Auschwitz le 15 avril 44, lorsqu’ils furent séparés par la badine des SS.

Et perdu son NOM, sous le matricule 78 750 tatoué à même sa peau, à Birkenau.

Elle perdu tant et tant, mais la vie tint bon.

Et qui sait comment, elle regagna - pas ce qu’elle avait perdu, c’est impossible.

Mais elle regagna en aimant, en parlant, en gueulant, en enregistrant ; en écoutant, en  regardant, en jouant ; en militant, en NOMMANT.

En choisissant des patronymes qui protègent : Loridan, Ivens.

En donnant à ses films des titres qui racontent déjà des histoires : Algérie année zéro (avec Jean-Pierre Sergent), Le 17e parallèle : la guerre du peuple, Comment Yukong déplaça les montagnes, Une histoire de ballon, Une histoire de vent…, parmi ceux co-réalisés avec Joris Ivens.

Créer : ne plus être un numéro, avoir le pouvoir de nommer, de donner des noms qui résistent quels que soient les papiers.

En écrivant La Voix manquante (éd. P.O.L), à un certain moment de l’enquête, j’ai quitté les images de Chronique d’un été. Paris 1960 (Jean Rouch et Edgar Morin) et les rushes sonores dans lesquels je rencontrais la si vivante, la tellement séduisante Marceline.

J’ai arpenté, libre, en voisine, les lieux que Marceline avait dû emprunter de force ; elle parmi les Juifs internés à la Cité de la Muette de Drancy, enfermés dans des wagons en gare de Bobigny, et chassés de France sur les rails de Noisy-le-Sec.

J’ai eu mal. Pour ces bébés, ces enfants, ces vieillards, ces jeunes gens, ces infirmes, pour ces hommes et ces femmes déportés par milliers dans des convois plombés.

Et aussi pour ces lieux : ces petites habitations, ces halles maraîchères, ce réseau de transport ordinaire - pour ce territoire de l’est souillé par l’antisémitisme d’Etat et dévoyé par l’histoire nazie.

C’est la raison pour laquelle je suis tout particulièrement touchée par la démarche du Conseil de quartier Villiers-Barbusse et par la décision de la Mairie de Montreuil d’inaugurer cette Place Marceline Loridan-Ivens.

Vous donnez un nom à ce qui n'en avait pas, signalez ce qui manquait de repère. Vous invitez au croisement des cultures (la culture du poireau sur l’étalage de marché qui nous fait face ! et la culture de la langue sans laquelle il n’y a pas d’humanité qui tienne).

Pour cela, vous avez choisi une femme : Marceline Loridan-Ivens née Rozenberg. Une femme qui savait dans sa chair ce que veut dire perdre, regagner et transmettre son NOM.

Et je vous en remercie.

 

Place Marceline Loridan-Ivens

Écrivaine, réalisatrice, rescapée des camps nazis

La Mairie de Montreuil et le Conseil de quartier Villiers-Barbusse ont inauguré une nouvelle place, nommée Marceline Loridan-Ivens,

à la hauteur du

101 bd, Henri-Barbusse à Montreuil, 93100

le samedi 8 février 2020 à 11h.

 

La cérémonie d’inauguration a été introduite en musique par Marthe Desrosières et Gheorghe Ciumasu (chants yiddish et musique Klezmer) et conclue par des extraits de livres de Marceline Loridan-Ivens choisis par Jean-Marie Ozanne de la librairie Folies d’encre.

La plaque a été fleurie par Thierry Berkover, des Amis de la fondation pour la mémoire de la déportation (AFMD), fils d’André Berkover rescapé d’Auschwitz (convoi n°76 du 30 juin 1944), et par Patrice Bessac, Maire de Montreuil, en présence de la famille Haby parente de Marceline Loridan-Ivens.

Le Maire, le Président du Conseil de quartier Villiers-Barbusse Jean-Pierre Bonnet, Ewa Held, Laura Laufer et Frédérique Berthet ont prononcé quelques mots en hommage à l’écrivaine, réalisatrice, rescapée des camps nazis (convoi n°71 du 13 avril 1944).

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