— Paul Otchakovsky-Laurens

Elle, pour les Papiers Resnais de l'IMEC

10 mars 2022, 21h30 par Frédérique Berthet

Elle

I

Pas la liste des choses à faire,
ni la liste de Schindler,
la liste des interprètes, de celles qui savent être

Celles à qui tu penses dans ton carnet
celles à ne pas oublier
I’d rather not
I’d prefer not to
(écris ce que pour l’heure tu dois taire)

Des noms pour l’incarner, elle, pour parler marcher aimer rire crier s’habiller et oublier comme Elle
des comédiennes à considérer à envisager dévisager regarder de plus près
pas La Femme et le Pantin
pas La Maman et la Putain
de certaines tu peux te souvenir, d’autres resteraient à découvrir

Une liste — des visages des corps des rencontres des accords le son mat des pas sur les planches du théâtre
des images qui persistent une fois la lumière rallumée
et des mélodies, des airs des chants, des voix qui résonnent longtemps après avoir été écoutées

Une liste pour décider ruser
(qui chercher dans le chercheur de champ, qui pointer dans l’œilleton)
jusqu’où penser avant de se lancer
faire passer un essai — des agents à contacter des femmes à appeler photographier éclairer diriger filmer avec laquelle inventer projeter anticiper prévoir créer sursauter espérer
as-tu du temps ? pas tellement, et de l’argent ? pas suffisamment

Ne te justifie pas (notes sans explication commentaire défense)
écris ce que tu identifies d’évidence toi qui sais de tes sens
et essaie sans y penser de dire vraiment à qui tu penses pour Elle
jouer.

II

où sont les femmes qui ont des rires pleins de larmes ?

III

Le prénom puis le nom
en lettres cursives toujours
ordre profond
nom du père nom de famille nom d’artiste de scène nom d’emprunt de lieu

La ligne ajustée après l’œillet trois carreaux et demi à partir du bord gauche — la Riv-e gauche (naturellement)
une page blanche (10,5 x 18 cm) du papier quadrillé (de gris) des petits carrés (vides) un feuillet isolé (trois fois d’un rond perforé)

Un carnet (ou deux) de voyage
deux cents feuillets
écrire voyager s’asseoir à sa table descendre au café marcher humer flairer
fumer ou ne pas fumer
prendre des notes écriture manuscrite se relire facilement
du noir surtout d’encre chargé (et non une « liste noire ») et du stylo bleu un peu aussi

Deux parenthèses une accolade un personnage principal
une quête
une aiguille dans une botte de foin

La liste, ponctuation interne scansion personnelle lecture chiffrée par l’auteur sans code accolé (comment lire ces noms agriffés à l’écrit quand on ne les a pas soi-même écrits ?)
« À étudier back home », dit Resnais des liasses contenues dans son dossier

Une suite pas alphabétique possiblement méthodique (des brunes des blondes des danseuses des chanteuses des pièces de répertoire des films de cinéma courts et longs amateurs ou pas des anciennes élèves du cours Simon des provinciales des Parisiennes des familières du cinéaste des noms déjà en haut de l’affiche et des inconnues à cette adresse)
un vivant vivier

Une suite ouverte ou fermée
des vœux des murmures des choses pas sûres
une évocation une incantation une recension
énumérer — par où ça commence et depuis quand ça a commencé quand ça se matérialise sur les papiers ?

Pas la liste des vingt-cinq produits à « toujours avoir à la maison » pour ne manquer de rien à Neauphle-le-Château selon l’autrice du scénario
ni la liste des vingt-trois actrices françaises américaines et canadiennes filmées plus tard en rebelles par Delphine Seyrig
pour ton premier long métrage de fiction, des êtres, des Françaises

Une longue colonne
à l’horizontal les noms les uns au-dessus des autres
un mince retour vertical en bas à droite
quatre blocs de la prose
un quatuor féminin
des strophes irrégulières 21 / 5 / 5 / 5

Trente-six comédiennes pour être mille femmes ensemble
Trente-six femmes et parmi elles : Elle.

IV

un signe de toi, c’est la Musica
tu reviens vers moi, c’est la Musica

V

« Emmanuèle Riva – »
doux rivage
une Vosgienne de trente et un ans formée au Centre d’art dramatique de la rue Blanche et ayant su échapper à la vie de couturière qui lui était destinée, une interprète de textes de Shaw, Bernstein, Fabbri, Bernanos, une poète.

Emmanuèle Riva sera « Elle »
elle sera celle qui connaîtra l’heure exacte un après-midi au New Hiroshima Hotel, une actrice venue au Japon tourner un film édifiant sur la bombe atomique et qui vit un amour profond la veille de son retour en France.

Elle sera donc Elle,
celle qui donne beaucoup l’envie d’aimer à son Japonais, celle qui n’aura pas de raison de lui mentir, celle qui n’aura pas oublié avoir aimé à dix-huit ans un Allemand et crié de douleur à la Libération.

Dans la liste des trente-six comédiennes auxquelles Resnais a un jour pensé pour Elle, Emmanuèle Riva est la douzième en partant du haut, son nom n’est pas exactement au centre mais presque.

Ce sera elle qui se préparera rue Saint-Benoît à parler, bouger et sentir comme Elle, à devenir cette femme qui peut étreindre les épaules moites de rosée cendrée de « Lui », tendre une tasse de café, porter un peignoir, une coiffe d’infirmière, un chemisier blanc, des souliers plats, déambuler la nuit dans les rues, boire un verre de trop, balancer doucement son visage dans les mains de son amant japonais sur la valse du Café du Fleuve, filer sur les coteaux à bicyclette les cheveux longs, s’étendre l’hiver dans une grange contre un soldat de la Wehrmacht, se chercher dans un miroir à Hiroshima et se faire appeler du nom d’une ville Ne-vers-en-Fran-ce.

Emmanuèle Riva apprendra à dire le texte d’Elle selon le ton « radiophonique et théâtral » dont sont convenus Resnais et le producteur Dauman par contrat. Elle articulera distinctement, détachera les mots, marquera des pauses, sa voix sera toujours pleine tout en étant tour à tour mate, claire, calme, terne, voilée, récitative, déclamatoire, sobre, folle. Elle s’entraînera à accélérer, à pleurer, à laisser le mouvement de l’histoire circuler, la mémoire l’imprégner, à livrer ce qu’Elle a de plus cher sans la perdre, à épouser la musicalité des travellings. Elle sera le « look », celle qui a appris à regarder.

« Emmanuèle Riva – »
— treize lettres et un tiret sur la liste des comédiennes envisagées pour interpréter le rôle principal d’Hiroshima mon amour — rencontrera Resnais le 14 juin 1958 et Duras le 16 juin.

Des photos de son visage seront épinglées à côté de celles de son partenaire Eiji Okada fin juillet dans une chambre de l’Imperial Hotel, elle prendra l’avion pour Tokyo le 14 août en compagnie de la scripte Sylvette Baudrot, s’achètera un Ricohflex en arrivant à Hiroshima (prendra beaucoup de photographies avant le début du tournage, des détails de la vie quotidienne de la ville martyre en reconstruction, des enfants beaucoup d’enfants qui jouent dehors la regardent, et aussi l’Atomic Dome, et des rues, des maisons en bois, des ponts, des grues, des quartiers entiers aujourd’hui disparus). Elle apprendra le tir à l’arc auprès des maîtres Anzawa et Kitajima, s’équipera pour le reste de sa vie de kimonos, d’arcs et de flèches (placer le poids de son corps, respirer, se concentrer, tendre, viser : c’est jouer sans parler). Resnais s’inquiétera de la trouver fatiguée par le climat. Elle ne voudra se souvenir que des « choses qui font battre le cœur », d’un tournage heureux, d’une équipe efficace et soudée. Elle racontera ce qui lui sera resté de cet été japonais : la liberté.

La liberté « d’aimer, de ne pas aimer, de haïr, de détester, de parler de la politique, de plaisanter, de ressentir le drame » — elle dira

presque une liste

pas une liste de noms de femmes (cette fois-ci)

une liste de verbes d’action

la liste qui condense ce qui lui a accordé l’orchestration de Resnais :

la « totale liberté d’être ».

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