— Paul Otchakovsky-Laurens

Auschwitz, Kafka et Boltanski

10 février 2010, 22h51 par Patrick Varetz

La vitrine que nous longeons sépare d’un côté le vide, et, de l’autre, un vide encore plus grand que chacun redoute de mesurer. Nous avançons mécaniquement, plongeant sans plus de difficulté vers l’horreur que nous pressentons. À notre droite, du côté des fenêtres — là où nous nous tournons pour reprendre souffle et consistance —, on a pris soin de faire disparaître les éléments d’un décor devenu inutile. Qu’y avait-il à l’étage de ce block ? Des châlits entassés ? Un peu de paille ? Quelques seaux ?… À notre gauche, derrière la paroi qui nous protège du mal, on a accumulé les matières premières soustraites aux victimes déplacées jusqu’ici pour y être exterminées. Incrédules, nous regardons à quoi peuvent ressembler plusieurs tonnes de cheveux humains ainsi rassemblées : ça ne ressemble à rien, à rien qui puisse y être comparé. Ça n’a pas de couleur — hormis celle de la cendre — et derrière le verre dont nous évitons le contact, aucune odeur. Ma femme pleure. Beaucoup sanglotent ou se retiennent de crier. On ose à peine s’interroger des yeux et l’on se touche parfois — du bout des doigts — pour solliciter la chaleur de la vie. La même étreinte, invisible, nous comprime la gorge et le cœur. On gravit, puis on redescend des volées d’escaliers avec des jambes qui ne nous appartiennent plus. Dociles, secrètement résignés, nous emboîtons le pas à notre guide polonaise qui, comme nous, se laisse soustraire par l’émotion (elle avouera plus tard que malgré les années elle ne parvient pas à s’habituer et qu’il lui faut, entre chaque visite, patienter plusieurs jours avant de se remettre). Nous longeons sans discontinuer des vitrines insensées, derrière lesquelles l’accumulation d’objets témoigne du process industriel mis en œuvre dans l’enceinte de ce camp. À mesure que nous progressons, cette mise en abyme de l’absence nous permet de peser en nous-mêmes — jusqu’au vertige — le poids de plus d’un million d’âmes sacrifiées. Précédés et suivis par d’autres groupes, encadrés et dirigés comme il convient — selon la logique désormais intangible du tourisme de masse —, nous contemplons des montagnes de vêtements que nulle colère, fût-elle divine, ne saurait venir abattre. Mais où sont les corps qui manquent à ces milliers de panoplies abandonnées ? Où sont tous ces gens qui, de bonne foi, ont endossé et défendu leurs rôles d’humains, avant de se voir opposer un démenti formel au nom d’une idéologie fantasque ? Rien ne nous est épargné : ni les chaussures qui, lentement, se laissent corrompre par une pourriture sèche, ni les jouets d’enfants, ni la vaisselle, ni les bagages à main qui s’amoncellent et sur lesquels, à la hâte, l’identité de chacun a été consignée. Bermann, Morgenstein, Minska… Ces trois patronymes, je les ai retrouvés par hasard, sur une photo, car ma mémoire — à l’exception du seul nom, ironique, de KAFKA — n’en a capturé aucun. Cette inscription, tracée sur une valise — KAFKA —, signe en quelque sorte le tableau où se sont figés mes souvenirs. Elle me poursuit et me nargue depuis lors, résumant en elle seule, avec une certaine complaisance, l’absurdité méthodique de ce qui nous a été révélé ce jour-là.

KAFKA. Je me raccroche comme je peux à ce clin d’œil de la littérature : il m’autorise à mettre en perspective l’inacceptable d’Auschwitz, pour le tenir à distance. Je songe à la machine infernale de la colonie pénitentiaire et je me dis que les pires folies, avant de s’accomplir, traversent parfois l’imaginaire des écrivains et des artistes. Cette hypothèse, en soi, n’a rien de rassurant, mais elle me laisse entendre qu’une forme d’intelligence obstinée lutterait en sous-main et en permanence contre le chaos et la ténèbre, veillant à nous adresser — dans les livres ou ailleurs — ses signaux d’alerte. Dans le même mouvement de pensée, qui me pousse à tout intellectualiser, je ne peux m’empêcher d’établir un parallèle entre les accumulations d’Auschwitz, scénographiées dans leurs vitrines, et tous ces agglomérats — masques à gaz, pianos, ferrailles, poupées, poubelles, détritus… — que l’art contemporain a entrepris de vulgariser depuis les années soixante et l’avènement de la société de consommation. À mes propres yeux, l’amalgame revêt un caractère outrageant, mais il m’aide — sur le moment — à juguler mon malaise. Dans l’émotion d’Auschwitz, je me persuade que c’est là le réflexe d’un autodidacte qui, coûte que coûte, cherche à se protéger en attrapant dans le fouillis de son crâne le premier raccourci qui lui tombe sous la main.

L’idée me reprend, il y a quelques jours, sous la Nef du Grand Palais, quand je traverse l’installation monumentale de Christian Boltanski. Déambulant parmi les parterres de fripes, j’ai l’impression de visiter un mémorial et je pense aux millions de vivants sacrifiés au milieu du court XXe siècle (cette période brutale que l’historien anglais Eric Hobsbawm nomme également « l’âge des extrêmes »). Là où d’autres perçoivent des battements de cœur, je ne parviens à entendre que des bruits de trains : une boucle entêtante qui me ramène à Auschwitz Birkenau. C’est comme une citation sonore, obsédante, qui m’évoque Different trains de Steve Reich, et sur laquelle mon imagination plaque aussitôt des voix de déportés. Comme tout le monde, aimanté par une fascination trouble, je finis par m’approcher de la montagne de vêtements qui nous domine et dans laquelle la main du destin — la pince d’une grue — est censée puiser symboliquement et inlassablement ses nouvelles victimes. Mais de qui Boltanski nous parle-t-il ? Des fantômes du passé ou de nous-mêmes ? J’ai soudain l’impression que la gigantesque et dérisoire mécanique qu’il met en œuvre est là pour nous rappeler à notre sort. Après tout, ne sommes-nous pas de plus en plus nombreux, chaque jour, à être désignés et étiquetés « perdant » par une société ultralibérale qui se dévore elle-même ?


Monumenta 2010. Christian Boltanski, Personnes. Du 13 janvier au 21 février, sous la Nef du Grand Palais.

 

 

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