La Princesse de Clèves est une héroïne de l’inaction. Rien à voir avec la passivité : pour se maintenir dans le repos, elle déploie beaucoup d’effort.
Comme on sait, elle ne couche pas avec le duc de Nemours. Cette abstinence n’est pas héroïque. D’autres qu’elles se sont évertuées à esquiver leur amant. Ce genre de vertu se confond souvent avec la stratégie la plus guerrière. Mais la Princesse de Clèves ne fuit pas Nemours pour le rendre fou d’elle. D’abord il l’est déjà, elle le sait, et elle en est elle-même affolée. Ensuite, l’époque n’est pas libertine (on est chez Corneille plus que chez Marivaux). Enfin, il se trouve que Mme de Clèves est mariée, et ce détail compte pour elle.
« Les femmes sont incompréhensibles » dit Monsieur de Clèves, lacanien avant la lettre, avant de comprendre pourquoi sa jeune épouse évite la Cour. Elle lui avoue qu’elle en aime un autre, il en meurt de chagrin. Epouser celui qui, à ses yeux, a causé cette mort, lui paraît alors contraire à tout ce qu’elle se doit. Même veuve elle entend rester fidèle à son mort de mari.
Un « fantôme de devoir », proteste Nemours. Un devoir qui, selon la Princesse même, « n’existe que dans mon imagination ». Mais son imagination, c’est peut-être tout ce qu’elle a. Ce que la Princesse veut (ou ne veut pas) n’a pas tant à voir avec le conjugal qu’avec la vertu au sens romain : de virtus, le courage, la vertu est ce qu’on se doit à soi-même. La vertu mal comprise, c’est ce qu’on doit aux autres. Ce qu’on fait par peur de leur jugement ou de leur désamour. Cette vertu se confond avec le souci du qu’en dira-t-on, cet altruisme avec le désir de plaire. La Princesse vit dans le grand huis clos de la Cour du roi de France. Tout se sait, les lettres circulent, les secrets se divulguent, les amours se commentent. Mais la Princesse ne doit rien à personne, pas même à son époux : on n’est pas chez « Monmari ». C’est par respect pour elle-même qu’elle cherche la paix de l’âme.
C’est aussi par égoïsme, un égoïsme prodigieux, transcendantal, surhumain, un égoïsme qui rime avec héroïsme : un refus à la Bartleby. La Princesse de Clèves préférerait ne pas. On apprend beaucoup aux filles à dire un peu oui, un peu non. La Princesse est héroïquement asociale. Son inaction fait d’elle une rebelle mieux que si elle avait hurlé son refus (là, on l’aurait brûlée – c’est le temps des sorcières).
Il faut imaginer l’immense fatigue de vivre à la Cour. Pas une minute à soi, et le métier de plaire à plein temps. On n’y existe, homme ou femme, que dans la mesure où l’on amuse les puissants. La Princesse de Clèves est peut-être lasse de distraire la Dauphine. Elle est peut-être lasse d’agréer aussi à sa mère, qui l’engage, sur son lit de mort, à « ne point tomber comme les autres femmes ». Le tombeur, c’est Nemours. Il a « un nombre infini de maîtresses, et c’est même un défaut en lui ». La Dauphine croit d’ailleurs qu’il ne la « hait point ». Bref, jusque là il n’a jamais aimé.
Mais la Princesse cherche à « demeurer à elle-même ». Ce n’est pas par féminisme avant l’heure (l’alternative est toujours le mariage). Demeurer à soi signifie simplement : être seule. Opposer à la Cour la stratégie du repli. Elle prétend être malade, et glisse pour de bon à la « maladie de langueur » : une dépression majestueuse. La proximité de la mort, ce repos éternel, lui fait entrevoir une vie moins fatigante. Peut-être est-elle héroïquement paresseuse : aimer lui est une insurmontable somme d’efforts.
Certes, un remariage avec Nemours a bien des attraits. Elle hésite, brièvement. Et puis, dans la ville d’eaux pyrénéenne où elle se repose (encore), l’évidence lui apparaît : « Son devoir et son repos s’opposaient au penchant qu’elle avait d’être à lui, [et] les autres choses du monde lui avaient paru si indifférentes qu’elle y avait renoncé pour jamais ». Le couvent, donc. Dieu comme repos : le vide.
Une héroïne de la langueur et de l’indifférence. La classe absolue, la classe qui vous emmerde, qui n’existe que pour elle. L’anti-Bovary (qui se perd dans les hommes, qui se torture jusqu’au suicide). La social-traître au fait même d’être au monde. Et pas d’enfant non plus, sans un mot, comme si ce manquement aux obligations matricielles allait de soi dans un univers sans contraception.
Sa seule faute de goût fut d’avouer à son mari, après une épuisante lutte intérieure : « Elle croyait devoir parler et croyait devoir ne rien dire ». On a beaucoup glosé, depuis trois siècles, sur cet aveu. Les premiers lecteurs de Mme de La Fayette le jugèrent invraisemblable : quelle épouse pense devoir informer son mari de ses tentations adultères ? Ce débat en fit un best-seller de l’Ancien Régime. Aujourd’hui, on s’agace davantage de ses scrupules de jeune veuve : mais qu’elle l’épouse donc, son bellâtre de cour !
C’est bien pour échapper au devoir qu’elle se retire du monde. A cet harassant devoir du sexe et du désir, du bonheur peut-être. Et à tous les devoirs qu’implique métaphysiquement le fait d’être né, et pas seulement d’être née femme. Ce qu’elle nomme Devoir, c’est l’ensemble des obligations humaines et au-delà : le fait même d’être en vie. Ils ne se marièrent pas, n’eurent pas d’enfants, et ne vécurent même pas longtemps.
Marie Darrieussecq dans les Inrockuptibles