On pourrait s’amuser à présenter la question qui nous réunit ce soir sous la forme d’un conte, presque d’un mythe de fondation.
Il était une fois, il y a bien longtemps (un siècle et demi), dans un pays lointain, aux mœurs encore barbares (les Etats-Unis d’Amérique), deux frères, issus d’une brillante lignée, la famille James. Leur père, un homme sage, avait lui-même consacré sa fortune et sa vie à l’étude. Sur leurs berceaux respectifs s’étaient penchés d’augustes parrains. L’aîné, William, avait reçu le don de la philosophie, le second, Henry, celui de l’imagination. Pourvus de la meilleure éducation, ils furent dès l’enfance amenés à voyager de par le vaste monde et à compléter l’enseignement paternel en découvrant très jeunes les mœurs et les cultures étrangères.
Semblables en ceci aux rejetons des antiques dynasties, il leur fallait délimiter leur territoire, conquérir chacun à sa manière une place au panthéon. Lorsque le temps fut venu pour eux d’embrasser une carrière, de se distinguer, de leurs contemporains, mais aussi et surtout l’un de l’autre, leurs chemins tout d’abord parurent se séparer. Tandis que l’aîné, William, conformément au souhait de leur père, renonçait à la peinture pour se consacrer à l’étude des sciences et demeurait dans sa démocratie natale, le second, Henry, choisissait de s’exiler et de s’établir dans le plus puissant empire de l’ancien continent, l’Angleterre, pour y devenir romancier. Mais ni la distance géographique, ni les voies opposées qu’ils semblaient avoir prises pour affirmer leurs talents respectifs ne suffirent à déjouer le sort qui les avait unis, fait naître dans la même famille, exercé leur esprit à une constante rivalité, et qui, malgré le soin qu’ils mirent à s’illustrer dans des domaines hétérogènes, les associe pour l’éternité : tandis que l’un jetait les bases de la psychologie moderne, l’autre renouvelait la représentation fictive du psychisme. Le destin, malgré leurs efforts pour régner chacun dans et sur des univers distincts, les condamna à se disputer la maîtrise d’un même objet. L’un observait, décrivait, analysait ce que nous appelons aujourd’hui encore, comme il a été le premier à le faire, « courant de conscience », et que l’autre, de son côté, dramatisait, recréait, poétisait. Tous deux alliaient la théorie à la pratique, l’abstraction généralisante à l’expérimentation singulière. Tous deux atteignirent une forme de réussite, furent reconnus, chacun dans son domaine, sans cesser de se mesurer l’un à l’autre, de se cogner, leur vie durant, à la figure jumelle et concurrente de l’autre.
Tout se passe, pour reprendre les modalités du conte, comme si ces deux « princes », pareillement ambitieux et géniaux, s’étaient volontairement partagé le royaume légué par leur père en fonction de leurs aptitudes personnelles, avaient tout tenté pour parvenir différemment, et mieux que l’autre, à la gloire, mettant entre eux un océan et une nette frontière intellectuelle, celle qui sépare la réflexion philosophique de la création artistique. Sans succès : plus d’un siècle après la parution des Principes de psychologie et du Tour d’écrou, entre autres, une étrange fatalité continue d’associer leurs œuvres, et de modeler notre approche de leurs spécialités respectives.
Un mythe de fondation, donc, un classique antagonisme familial, aurait pour longtemps condamné scientifiques et créateurs à chercher, sans les trouver, les limites de leurs territoires. Autrement dit, nous les romanciers, comme, pour leur part, ceux qui prétendent à une analyse objective du psychisme, sommes les descendants de cette relation consanguine, nous avons hérité ce royaume mal divisé, et devons réinventer, à chaque génération, un moyen de l’habiter à notre tour. Il faudrait, par souci d’exactitude, et respect aussi pour le schéma ternaire de ce genre de contes, mentionner une figure plus discrète, celle d’Alice, leur jeune sœur, figure de l’obscurité, de la maladie, de la réclusion, qui, dans l’ombre de ses aînés, oeuvrait à sa manière, dans son Journal, à l’exploration des mécanismes intimes de la pensée, dessinait une troisième voie, celle de la confidence autographe, d’une écriture non déguisée de soi.
Le détour par ce conte montre, confirme deux points : d’une part, tout ce qui touche à l’humain, en l’occurrence la vie l’œuvre de ces trois écrivains, peut aussi bien être traduit en termes romanesques que soumis à un déchiffrement psychologique. La fiction peut (elle l’a d’ailleurs fait, je pense notamment à Hollinghurst, Toibin ou Lodge) s’en inspirer ; les psychologues, quelle que soit l’école à laquelle ils appartiennent, y trouver de quoi étayer leurs thèses.
D’autre part, et c’est ce que je voudrais développer maintenant, l’évocation de ces deux fondateurs permet de donner une représentation vivante, incarnée, de l’ambivalence qui continue d’affecter la relation entre roman et psychologie : amour-haine, proximité et concurrence, désirs réciproques d’annexion et reconnaissance de l’altérité. Que la fiction ait toujours proposé aux différentes théories du psychisme une réserve de cas, d’exemples, d’illustrations, c’est une évidence, personnages fictifs et auteurs servant tour à tour de cobayes ou plus souvent d’arguments aux scientifiques. Plus récente, plus provocatrice est la démarche de Pierre Bayard, critique français, essayiste, spécialiste de littérature et par ailleurs psychanalyste, qui a publié en 2004 aux éditions de Minuit un ouvrage au titre subversif : Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? Il commence par y rappeler la manière dont Freud et ses successeurs ont plaqué leurs grilles de lecture scientifiques sur les textes, y trouvant sans surprise de quoi valider leurs théories, et pratiquant du même coup une réduction, une restriction de leur signification aux seuls éléments qu’ils entendaient exploiter. Ce qu’on appelle « psychanalyse appliquée », c’est-à-dire l’utilisation de concepts psychologiques dans des contextes autres que la cure, et notamment dans l’analyse des phénomènes culturels, Bayard propose d’en inverser le mouvement, inventant ainsi la « littérature appliquée », c’est-à-dire la recherche d’une pensée virtuelle du psychisme dont la littérature serait porteuse. Pour résumer cette entreprise, dont, par parenthèse, l’auteur lui-même signale sans cesse ironiquement l’échec, j’en citerai quelques passages. Le premier s’en prend au freudisme, mais le reproche pourrait, Bayard le montre ailleurs, s’adresser à n’importe quel autre système : « Avec sa théorie de l’inconscient, Freud organise d’une manière éblouissante toute une série de faits, préalablement préparés à ressembler à cette théorie. Mais celle-ci n’est que l’une des solutions possibles pour parler de nous-mêmes et la littérature nous offre les prémisses d’autres théories qui auraient pu voir le jour dans un autre monde, et dont elle continue de porter en elle le pressentiment, comme un appel muet à l’invention ». Autrement dit, la fiction, loin de se cantonner à illustrer des théories existantes, pourrait, si la « littérature appliquée » fonctionnait, fournir des paradigmes originaux, contribuer à l’élaboration de concepts différents. Ce que Bayard formule aussi ainsi : « Il est de la vocation de l’écriture d’inviter à regarder le monde différemment et, par les intuitions littérales dont elle est porteuse, de le soumettre à des interrogations insolites, parfois même incompréhensibles pour ceux qui les formulent. » Développant sa réflexion sur un mode paradoxalement optimiste et favorable à la littérature, il considère comme une force « l’imprécision théorique de la littérature », et sa « maladresse » comme un « pouvoir ».Ce sont, dit-il encore, et il s’appuie ici sur l’exemple de Proust, « les textes les plus ambigus qui présentent le plus d’intérêt, parce que, préservés de la monophonie théorique, ils sont le plus à même de produire des déplacements ou des ouvertures dans les systèmes de pensée dominants. » Puis, rappelant l’importance de l’implication d’un sujet lecteur dans la saisie des modèles psychologiques fournis par la fiction, il affirme que la question « première est de savoir comment ces textes nous perçoivent et quelles formes singulières de compréhension ils dessinent de nous-mêmes ». Toujours tournée vers l’avenir, la pensée de Bayard, qui vient par ailleurs de publier une étude sur « le plagiat par anticipation », aboutit à ce constat mitigé : la littérature appliquée ne fonctionne pas comme méthode, dans la mesure où la subjectivité du lecteur entrave toute théorisation à partir des modèles psychiques fournis par la fiction; en revanche, « il est possible d’inventer de l’avenir théorique à partir de la littérature. (…) Ce sont les paradigmes futurs de la pensée qui (y) sont déjà inscrits. (…) Aussi toute œuvre littéraire, dans le même temps où elle confirme sans cesse la psychanalyse et les interprétations que celle-ci en donne, en annonce-t-elle d’une certaine façon la fin, tout en offrant à la lecture les modes de pensée qui en prendront un jour la succession. C’est bien en effet, à terme, par la richesse même des modèles qu’elle ouvre, la disparition de la psychanalyse comme paradigme que décrit la littérature, appelée à venir confirmer à l’infini les théorisations qui s’en inspirent. ( …) C’est à travers des question déjà écrites, bien qu’invisibles, que l’homme poursuivra demain la tâche entreprise dès son origine, et jamais abandonnée, de s’interroger sur lui-même ».
On l’aura compris, la mise en relation originale de ces deux champs, celui de la théorisation systématique et celui de l’invention démontre la richesse et la fécondité des propositions romanesques, fait de la littérature passée, présente et future le lieu unique où, dans les lectures singulières qui en sont faites, peut seule s’exercer l’inventivité psychologique. Pour ma part, et je m’arrêterai là, cette démonstration résout favorablement la question de l’avenir du roman psychologique, même si, dans mon cas, elle ne répond pas vraiment à celle que, pour revenir à la trinité jamesienne originelle, je me pose actuellement : plus que la confrontation entre les deux entreprises masculines, l’étude philosophique du psychisme menée par William et la création de consciences fictives élaborée par Henry, c’est la troisième voie, féminine, celle d’Alice, qui me paraît problématique et séduisante, celle qui consiste en un dévoilement non-fictif du sujet écrivant.
Julie Wolkenstein 31 mai 2009 Villa Gillet