J’ai d’abord pensé qu’il était bien triste pour nos jeunes gens de vivre ce confinement. A commencer par mes propres filles coupées dans leur élan, soudain victimes d’une consanguinité asphyxiante et forcée, privées de toutes les transes collectives qu’on affectionne à vingt ans, les soirées dans les bars, les nuits dans les boîtes, les before, les after. Si bien qu’au premier dimanche matin, quand, avec stupeur, je les ai vues se lever de bonne heure, j’ai aussitôt regretté de ne pas avoir passé la nuit à attendre leur coup de clé dans la porte. Que nenni, tout ça, c’était fini. J’ai regretté mon inquiétude, mes insomnies, j’ai voulu tout rembobiner et jurer de ne plus jamais leur faire le moindre reproche à ce sujet. Au lieu de les imaginer errantes et menacées dans les rues de la ville la nuit, je les avais bel et bien sous la main, fraîches, disposes et matinales, ivres d’une tempérance qu’il y a peu elles réservaient encore aux « bolosses » de la vie (dont je suis, selon elles). Voilà que désormais, elles aussi se couchaient de bonne heure.
Bonnes filles, elles ont dans les premiers temps été si saisies qu’elles n’ont pas vraiment trouvé la force de se plaindre, hormis ici et là, quelques soupirs, quelques agacements légers. Et l’absence de plainte accroissait la peine que j’avais pour elles et, au-delà, pour cette jeunesse contrainte de brider son énergie, son optimisme, son esprit de conquête, sa soif de voyages, de tout ce qui a fait la génération Erasmus, Airbnb et consorts.
Et puis, les jours ont passé.
Au douzième, j’ai vu les jeunes filles décider d’apprendre une nouvelle langue, suggérer qu’on apprenne par cœur des poèmes, des tirades de Racine, qu’on lise à haute voix tel essai un peu ardu, qu’on regarde des films de cinéphiles, des classiques, « tout sauf des séries ». Et chaque fois d’ajouter, « ensemble ». Sésame un peu effrayant à première vue parce qu’il induit immédiatement des possibilités de conflit, de rivalité, de règlements de comptes, sauf que la situation est exceptionnelle de ce point de vue-là aussi. Ensemble donc, nous avons administré nos rendez-vous culturels qui sont de fait devenus des rendez-vous intimes, des liens restaurés, réalimentés à des sources qu’on avait crues taries. Sans compter que la lecture a refait irruption dans leur vie, La Nouvelle Héloïse pour l’une, Philip Roth pour l’autre, certains de mes romans pour certains de leurs amis, « qu’est-ce que tu crois, tout le monde lit, maman ».
La maison est calme mais, par moment, elle s’emplit de nos voix qui lisent, conversent, récitent, commentent. C’est peut-être trop beau mais je vous assure que, pour le moment, c’est vrai. Je les vois se désintéresser, même relativement, c’est déjà ça, de l’exhibition permanente « de toutes les plus belles vies que la tienne » qui sévissent sur les réseaux sociaux puisque, pas dupes, les jeunes filles savent bien qu’actuellement, qu’on soit confiné en ville ou en villa, les intensités concurrentielles qui approvisionnent les comptes Instagram ne sont que poudre aux yeux. Si bien que, peu à peu, tous ces renoncements qui m’attristaient les premiers jours, les bars, les boîtes, les « events », comme elles disent, m’ont semblé soudain inutiles, vains, dispensables au regard des nouvelles nourritures que le confinement leur présentait, de la possibilité qu’il leur offrait d’acquérir, selon moi, de la substance. Moi qui, à leur âge, n’allais ni en boîte ni dans les bars ni encore moins à des « events » qui n’existaient pas encore, je vois soudain leur jeunesse ressembler un peu à la mienne, une jeunesse au milieu des livres et des apprentissages. Et je dois avouer que ce petit segment d’identité n’est pas pour me déplaire parce qu’il me rapproche d’elles, parce qu’il nous unit dans un partage inédit, ou parce que c’est mon seul modèle et qu’il me rassure, diront certains.