Petite fille, Marceline s’amuse de Chaplin et de Shirley Temple.
Jeune femme, elle fréquente la Cinémathèque, apprend à placer son corps et à poser sa voix, sur les planches du cours Simon ou à la terrasse du Old Navy.
Elle entre au cinéma en mai 1960, presque par inadvertance, déjà avec
prestance : liberté, inventivité, ténacité, courage.
Pour cette première apparition à l’écran, elle est entourée d’Edgar Morin,
compagnon de « Socialisme ou Barbarie », qui connait la signification du matricule 78 750 tatoué sur son avant-bras, et de Jean Rouch, séduit lui par sa cinégénie, son franc-parler : « tourne ton beau visage vers moi », disait-il hors champs ou encore « qu’est-ce que tu en penses, Marceline ? ».
Marceline sait d’emblée habiter le cadre : elle l’électrise – impossible de
détourner son regard - elle le sonorise – comment ne pas désirer l’écouter ? Elle dit des mots-pensées, des mots qui l’exposent, des pensées qui savent se faire entendre. Elle parvient dès Chronique d’un été à relier le passé de l’évènement au présent de sa mise en scène, à parler vrai, à faire sentir. Elle prend bien la lumière. Elle séduit, elle est aimée. Nous l’aimons.
Marceline participe ainsi de « façon très intime » à un film – elle qui dira plus tard qu’il était pas si facile d’atteindre le 7ème ciel. En 1960, elle est déjà « conseiller psychosociologue », assistante, régisseuse ; elle fait le clap de ses deux mains, répond à des interviews, pose pour des photographes, se déplace à Cannes en vedette.
Elle laisse surtout indélébile son double de celluloïd continuer à faire tenir ensemble, et pour toujours, sa silhouette dans Paris, le SS d’Auschwitz, et la mort de son père.
Elle ne quitte plus le cinéma. Elle est réalisatrice, avec Jean-Pierre Sergent en Algérie, et puis pour toute la vie auprès de Joris Ivens. Ils enregistrent à deux l’histoire des autres, le combat des peuples au Vietnam, au Laos, en Chine populaire : seize titres pour déplacer les montagnes, croire au projet politique qui relève, imaginer qu’il y a des lendemains qui chantent. A la fin des années 70 : silence. Sur l’écran, on perd sa trace.
En 1989, la glace fond : printemps de Pékin, chute du mur de Berlin, réalisation d’Une histoire de vent, le dernier long métrage réalisé avec l’homme aimé, la mort de cet époux de trente ans son aîné. Birkenau revient à elle, elle se prépare à y retourner, elle écrit, elle veut filmer, en son nom seul.
Elle pose sa caméra tout près du lieu où elle vit son père Szlama pour la
dernière fois. Elle peut mettre ses pas dans les pas de son papa, redire sa voix. Marceline réalise enfin l’unité concrète entre son identité de juive déportée et de femme de cinéma, et cela se passe sur les lieux du crime, dans l’enceinte même de Birkenau devenu Mémorial. Le vert insolent a recouvert la boue, les cendres, la localisation précise des gestes amnésiques qu’elle fut contrainte de faire jadis avec son Kommando tout près du crématoire V. Marceline sait faire
la balance des couleurs,
sur la pellicule,
et sur son corps. Ces cheveux roux sont devenus oranges – elle ne laisse pas blanchir sa tignasse : elle est une fille de feu.
En ouverture de La petite prairie aux bouleaux, elle a soixante-quinze ans. L’âge ne s’entend pas. Hier encore, elle préparait la fête de ses quatre-vingt-dix ans. Il n’y pas d’âge pour être heureux.
Marceline maîtrisait la technique, savait travailler en équipes, produire avec Capi-Films, dialoguer avec le CNC, diriger des comédiens, assurer la promotion de ses créations, rencontrer le public. Elle fut une interprète, de son histoire et de celle que d’autres écrivirent pour elle : Amos Gitaï, Cédric Klapish, Jean-Luc Godard, Jean-Marc Moutout, Claire Simon…
Elle parvint ainsi à faire tenir ensemble ce qui tiraillait en sens contraire : non, la Shoah c’est pas du cinéma, oui Marceline, tu sais ce que jouer veut dire. Elle aimait jouer salle comble, être applaudie. Et deux nouveaux films qui portent son nom seront visibles cet automne¹.
A un passant qui lui trouvait triste mine en 1960 avec son micro, Marceline répondit en riant : « mais si, la petite elle est
très, très, très heureuse », trois fois « heureuse ».
Marceline, sommes nous heureux de vous avoir rencontrée, suis-je heureuse d’avoir été inspirée par vous? oui,
et que le cinéma rejoue pour toujours cette rencontre?
oui, oui, oui, trois fois « oui ».
*
Marceline Loridan-Ivens (19 mars 1928-18 septembre 2018), née Rozenberg, déportée de Drancy à Auschwitz par le convoi 71 du 13 avril 1944, cinéaste et écrivaine, repose au cimetière du Montparnasse, auprès de son époux, le cinéaste Joris Ivens (1898-1989).
Les funérailles ont eu lieu le 21 septembre 2018 à 15h.
Un hommage a été prononcé par le rabbin Delphine Horvilleur du Mouvement Juif Libéral de France, par Ginette Kolinka déportée à Auschwitz par le convoi 71 et par Pierre-François et Jean Veil, les fils de Simone Veil déportée par le même convoi 71, ainsi que par sa soeur et sa nièce Jacqueline et Delphine Haby.
Aurélien, Frédérique Berthet, Tom Boeken et Léo Maidenberg, Patrick Deval, Arthur Dreyfus,et Judith Perrignon ont été invités à dire des mots d’adieu.
La cérémonie était introduite par des extraits sonores de Chronique d’un été (J. Rouch et E. Morin, 1961) et conclue par la bande son de Une histoire de vent (Joris Ivens, 1989). Des interprétations musicales d’Eric Slabiak, Bouralfa Djouani, Camélia Jordana, et une lecture de Sandrine Kiberlain l’ont ponctuée.
¹ Cordelia Dvorák, Marceline, une femme, un siècle, ELDA Productions / Windmill Film, 2018, 60 mn. Yves Jeuland, La Vie balagan de Marceline Loridan-Ivens, Kuiv Productions, France Télévisions, 2018, 87 mn.