« L’actualité sanglante nous rappelle que la paix n’est pas l’état naturel des choses »
L’invasion russe de l’Ukraine rappelle que la guerre en Europe ne se conjugue pas seulement au passé. Un choc pour les générations nées après la chute du Mur, note l’écrivain, dans une tribune au « Monde ».
Il y a des symboles que l’on ne peut ignorer. Trois jours avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée poutinienne s’éteignait mon grand-père, à 99 ans. Matricule 39986 du camp de Flossenbürg, il répéta toute sa vie qu’il avait été déporté comme résistant, non « seulement » comme juif. Il avait choisi de se battre pour un idéal ; contre une idéologie infernale.
Dans mon premier roman, La Synthèse du camphre (Gallimard, 2010), écrit à l’âge de sa déportation, il m’avait semblé évident de raconter sa guerre, et surtout comment il avait retrouvé par miracle, au début des années 2000, le GI qui l’avait pris dans ses bras un matin d’avril 1945. Dans le dernier chapitre, je citais le discours de Claude Simon recevant son Nobel : « Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée. J’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (…), j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, (…) et cependant, je n’ai jamais encore, à 72 ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, [Roland] Barthes après Shakespeare, que “si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien” – sauf qu’il est. »
Il n’empêche : le monde ne signifiait peut-être rien, mais en écrivant le dernier mot de mon livre, j’étais convaincu que ma génération – européenne – serait la première à ne plus envisager la guerre comme un péril authentique.
Parce que la seconde guerre mondiale n’avait été que l’occurrence ultime d’une série de conflits fatalement répétitifs. Jusque-là, il ne s’était pas passé six mois sans que deux pays de notre continent entendent s’envahir ou s’exterminer. Au-delà du conflit franco-allemand de 1870 ou de la boucherie de la Grande Guerre, pensons à la guerre de Trente Ans, démarrée en 1618, qui lamina l’Europe, à la guerre anglo-espagnole de 1727, aux trois guerres de Silésie, à la guerre de Sept Ans (qui opposa dès 1756 la France et l’Autriche à la Grande-Bretagne et à la Prusse), à la guerre suédo-norvégienne de 1814, à la guerre austro-prussienne de 1866, à la guerre polono-lituanienne de 1920… Sans parler des guerres dites « de Coalitions », dont Napoléon fit son miel puis les frais, qui installèrent l’idée d’une conscription massive, et de conflits plus technologiques où l’artillerie deviendrait reine.
L’Europe devait amener la paix
Non : à l’école, on m’apprit que c’était terminé. Douze ans après la conclusion du cauchemar de 1939-1945 était née l’Europe des Six, fondée sur la promesse d’un « plus jamais ça ». Et le projet avait fait florès : pour les garçons et les filles de ma génération – contrairement à mes amis camerounais, israéliens, algériens, libanais, coréens –, l’idée d’un conflit armé menaçant notre petite vie tranquille s’avérait bien absurde.
La paix, inconcevable et inconçue pendant des siècles, était devenue notre norme. Par quel miracle ? Grâce au pragmatisme, rabâchait-on, de quelques bâtisseurs espérant que des pays liés par des intérêts économiques et une même monnaie au sein d’un marché commun seraient bien en peine de se détruire.
Mais ce pari fructueux eut l’effet pervers de nous convertir en enfants gâtés, sinon aveugles. Aujourd’hui, l’actualité sanglante nous rappelle que la paix n’est pas l’état naturel des choses. Que la paix, c’est chercher à éviter la guerre à tout prix. Mais que chercher à éviter la guerre à tout prix peut aussi mener à la guerre. Bref, que la guerre est toujours possible. Qu’elle ne se conjugue pas seulement au passé.
Hier encore, en 2017, près de la moitié des candidats à l’élection présidentielle se déclaraient eurosceptiques. Après le Brexit, certains réclamaient le Frexit. A droite comme à gauche, on trouvait mille raisons de conspuer l’Europe. C’était devenu une mode de la détester. Comme si l’histoire ne pouvait jamais se répéter. Comme si le monde d’il y a soixante-dix ans était fondamentalement dissemblable du nôtre.
Le retour du réel
Ne soyons pas eurobéats. Le « non » au traité constitutionnel de 2005 résonne encore. Bien sûr, l’Union européenne est critiquable. Bien sûr, elle doit être critiquée. Sa bureaucratie pose problème. Etourdie par la finance, elle a failli dans plusieurs de ses missions essentielles. Cette énorme machine doit être rendue plus juste. Mais n’oublions pas qu’au-delà de ses rouages commerciaux l’Europe est d’abord un idéal. L’idéal d’un droit à la différence, d’une liberté de conscience et de culte, d’une presse et d’une opposition libres. Autant de trésors abstraits que l’habitude conduit à oblitérer.
A l’heure où des villes sont en passe d’être rasées à 2 000 kilomètres de Paris, où un autocrate ose bombarder la plus grande centrale nucléaire d’Europe, où l’idée me traverse l’esprit d’acheter préventivement des comprimés d’iode, je songe en tremblant que ma génération renoue avec le réel. Bien sûr, il y a eu la Yougoslavie, la Tchétchénie. Le Bataclan. D’autres horreurs. Mais nous, les millennials surconnectés, nés autour de la chute du Mur, avons surtout éprouvé le sentiment égoïste d’arriver après la « fin de l’histoire ». Qu’il n’y avait plus rien à faire, puisque nos grands-parents avaient vécu le pire, et nos parents le meilleur durant les « trente glorieuses ». En nous laissant une planète pourrie et une économie ravagée, certes, mais à l’abri des bombes.
Depuis le 24 février, tout a changé : aussi décisives soient-elles, l’économie et l’écologie ne sont plus les seules variables d’une vie. A tel point qu’un jour nous parlerons peut-être avec nostalgie de nos « trente paisibles ». Cette trentaine d’années – entre 1991 et 2021 – où l’idée d’un pays européen s’emparant d’un pays voisin par la force des canons semblait aussi absurde que nos profs l’avaient enseigné. Le mois dernier encore, des millions d’Ukrainiens n’imaginaient pas devoir fuir leur logement. Ils vivaient aussi paisiblement que nous à Paris, Lyon, Quimper. Notre liberté est une fausse évidence. Mon grand-père avait raison.
Ce texte demeure un sentiment, un constat. Je n’ai pas de solution à proposer. Les solutions sont des programmes, et les programmes s’exposent à l’échec. À rebours de ce que l’on peut lire partout, je ne me sens pas « plus européen que jamais » : le patriotisme, aussi irénique soit-il, fabrique de « l’autre ». Je me sens plus fragile que jamais. Et je doute pour la première fois d’être né après la fameuse fin de l’histoire. Car l’histoire se contentait d’hiberner, avec ses empires humiliés avides de revanche, d’expansion, avec ses conflits « de basse intensité », préludes aux grandes déflagrations. Et, face aux images d’épouvante qui déferlent, au risque de me payer de mots – mais c’est mon métier –, je me dis, je me répète que la paix, ce mot désuet, ennuyeux, naïf, est peut-être le seul programme politique universel. Loin des abris antiatomiques : l’état le plus proche du bonheur.
Tribune d’Arthur Dreyfus publiée dans le Monde le samedi 26 mars 2022