C’est une blague que m’avait racontée Paul Auster. Maintenant qu’il nous a quittés, je me la remémore en pensant à lui et à nos rencontres régulières pendant cinquante ans, à New-York et à Paris. Voici :
Un homme entre dans un bar à New-York, un vendredi, à l’heure de l’apéritif. Il s’assoit au comptoir et commande trois whiskies.
Le barman lui répond : Certainement Monsieur, un triple whisky.
Non, dit l’homme, pas un triple whisky, trois whiskies.
Je comprends, dit le barman, vous voulez que je renouvelle votre whisky deux fois…
Non, dit l’homme, je voudrais, s’il vous plait, trois whiskies dans trois verres et en même temps.
Toutes mes excuses Monsieur, bien entendu, trois whiskies dans trois verres et servis en même temps, voici, à votre santé Monsieur.
A votre santé aussi, répond l’homme en levant successivement ses trois verres de whisky. Puis il les déguste en silence, buvant tranquillement une gorgée dans l’un puis une gorgée dans l’autre puis une gorgée dans le troisième. Il marque alors une petite pause et le même manège reprend, le tout pendant environ une heure.
Voyant que l’homme avait terminé le troisième verre, le barman se penche vers l’homme et lui propose un quatrième..
Non merci, dit l’homme, c’est bien comme çà, combien vous dois-je ?
Il règle, remet son chapeau sur sa tête et s’en va en disant : A la semaine prochaine.
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Le vendredi suivant vers 19h, l’homme au chapeau entre à nouveau dans le bar et commande trois whiskies.
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Chaque vendredi à la même heure, la même scène se reproduit. Le barman dit : Bonjour Monsieur, comme d’habitude ? Puis bientôt ne dit plus rien et sert d’emblée les trois verres de whisky comme d’habitude.
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Un jour pourtant, il s’enhardit et, avec moult précautions oratoires, il demande à son client la raison de cette habitude de consommation immuable mais inusuelle.
Oh mais c’est très simple, dit l’homme, je vous l’aurais volontiers dit tout de suite si vous me l’aviez demandé. Voilà : j’ai deux frères, Tom, qui vit à Philadelphie, et Sam, qui vit à Chicago, nous nous voyons très rarement mais nous nous aimons beaucoup. Alors nous avons décidé un jour que, quoi qu’il arrive, nous prendrions l’apéritif ensemble tous les vendredis entre sept et huit. Ainsi, chaque vendredi, mon frère de Chicago et mon frère de Philadelphie entrent-ils à la même heure dans le bar de leur quartier et commandent comme moi trois whiskies que nous buvons ensemble à la santé des uns et des autres.
Quelle belle idée, Monsieur, dit le barman, elle illumine ma journée et ennoblit mon métier.
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La scène se répète ainsi chaque semaine.
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Un jour, l’homme, en arrivant et en posant son chapeau sur le bar, déclare : Aujourd’hui, ce sera deux whiskies seulement s’il vous plait.
Le barman, un peu interloqué, s’exécute sans oser une question.
Même chose semaine suivante : Deux whiskies.
Monsieur, veuillez excuser mon indiscrétion, dit le barman, mais serait-il par hasard arrivé un malheur à l’un de vos frères ? Ce serait vraiment une triste nouvelle.
Ah non, pas du tout, dit l’homme en riant. Tom et Sam vont très bien. C’est juste moi : j’ai décidé d’arrêter l’alcool.
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Imaginez l’un de ces bars de New York avec son long comptoir en zinc et ses tabourets comme on en voit dans les films noirs ou sur les tableaux d’Edward Hopper, et vous avez, avec cette histoire des trois frères, le début d’un roman que Paul Auster aurait pu écrire. Peut-être vais-je à partir de maintenant, moi aussi, arrêter l’alcool et commander chaque semaine un seul whisky que je boirai, à Paris, à la santé de mon frère Paul de New-York qui, là où il est, peut maintenant picoler tout son saoul.