Toucher terre
Je ne connaissais pas Jacques Dupin.
Je l’ai lu, un peu, et je ne le connais « pas mieux », comme on dit ici.
J’ai pourtant essayé de voir ce que je pouvais découvrir dans les trois livres* placés dans mes mains, et ce que je pouvais en retenir. Beaucoup de ses phrases m’ont coulé entre les doigts, je n’ai pas su les garder. D’autres m’ont retenue, quand je pensais les mémoriser. Je me suis sentie prise à l’intérieur.
Ce sont des phrases étranges, qui cèlent l’écriture au corps humain dans son attachement aux espaces. Ces espaces sont des paysages que je connais, assez écartés. Dans aucun de ces trois livres, que dix ans séparent, Jacques Dupin ne relie l’écriture à des espaces citadins. On dirait qu’il a besoin de pierres nues, d’herbes qui sentent fort, de vent libre de rues, qu’il a besoin de terre surtout, de boue sèche ou lourde, à renifler de près. De ce froid qu’on peut toucher en marchant dessus.
Souvent, il marche comme il écrit, comme il respire. Cet homme je crois marche parce qu’il écrit, et écrit parce qu’il a un corps. Ce corps se déplace et soulève des feuilles polysémiques. « La circulation des mots sous les feuilles / c’est un pommier c’est un livre / qui s’endort » (1) Il transporte ce corps dans des lieux où marcher c’est écrire, peut-être l’inverse (2), où un livre s’appelle « noisetier » (Coudrier), précipitation (Le grésil). Qu’une racine, une pierre émerge et ce sont des virgules et des points cachés dans les espaces entre les mots, entre les groupes de phrases : non, pas des espaces, des moments. La marche s’est arrêtée, juste un peu, « les cailloux en fin de vie ponctuent la transcription » (3). Le temps de reprendre le souffle d’écrire, « une brumeuse accalmie / remonte la pente / attaque la nuque / l’ombre s’étend sur les feuilles / entre la montagne et la nuit » (1).
Cet homme ne marche pas avec ses jambes, cet homme est comme moi, comme vous, il marche avec tout son corps, et c’est aussi de tout ce corps qu’il écrit.
Parfois, il marche immobile. Il est encore dans l’écriture. Et la poésie est à son corps ce que les éléments, les maladies, l’isolement sont au nôtre. « La poésie qui nous chasse, et nous prend à la gorge, elle rase plus près elle blanchit plus noir (…) le seul recours des lisières, des terres, des terres à l’abandon, des fissures dans la roche, des talus à la dérive butant contre la détresse du monde » (4). Il serait donc là, son paysage d’écrire, une sorte de chemin où presque plus personne ne passe, dans le « Brouillard, linceul aux plis reposés » (5). Un chemin d’écriture pour au moins nommer ceux qui ne sont plus dans aucune bouche, des sentiers, des haltes autrefois si souvent appelées, « la mémoire / des lieux dits / qui ne parlent pas » (6)
Ces sentes sans doute sont celles de l’enfance, maintenant que « Le temps ne passe plus derrière les arbres. La montagne est une main fermée. Elle occupe ma nuque ma première enfance. J’ai franchi le dernier goulet, un défilé plus sombre et plus clair à la fois que le puits que j’ai comblé, que l’enfance que j’ai brûlée avant de naître » (7).
Car « On a beau dire on oublie / mais le texte qui nous restreint / dans ses mailles enfantines / n’oublie rien » (8).
Pourtant, ça me fait bizarre, à moi qui écris et vis en ces endroits retirés, qui marche dans la main ouverte de la montagne, la même, cette montagne Ardéchoise dont il passait autrefois les cols quand je suis encore retenue par eux. Le lisant je me demande si je suis la petite fille qu’il n’a pas été. Le lisant j’ai l’impression de revenir chez lui, loin de tout, et pourtant si près de tout, pour écrire, lire, me tenir en sa compagnie, dans des métaphores dont je ne suis pas sûre, pour les user moi aussi jusqu’au rêche de la corde du mot, qu’elles ne soient qu’images mentales. Car à vivre dans un lieu, nous le devenons, nous l’écrivons, nous le sommes. Je sais qu’il est le paysage que je lis. Je sais qu’il lit le paysage lorsqu’il écrit. En écrivant à mon tour, je sens mon corps comme on touche la terre, comme on touche terre. Et cette terre il s’est baissé combien de fois pour l’écrire ?
Les phrases de cet homme me retiennent dans ce lieu, mais j’y suis, j’y étais déjà : je ne peux pas les lire comme un autre lecteur.
Les « Lecteurs se comptent sur les doigts. D’une main de pieuvre. Tu le sais. Nous allons » (4). Oui je sais, même si ce n’est pas à moi que tu parles, oui nous allons, nous écrivons.
Cet homme dans sa poésie tutoie les autres, des femmes, des peintres, il se parle souvent à lui-même en disant « tu », mais il tutoie aussi ses lecteurs.
Ce sont ces phrases qui m’ont tenue et retenue, qui me sont restées dans les mains, que je finirai par retenir à mon tour, « entre les pages / du livre que tu retiens » (9)
Cet homme écrit seul pour des lecteurs solitaires, il dit « je » à l’étranger. « Je ne parle qu’au singulier / qu’au sanglier / à la première personne / au dernier venu / au lecteur / inconnu derrière le masque / au solitaire de la harde / à son grognement dans ma vitre chaque nuit» (10).
Je me prends très vite pour cette dernière venue, une inconnue, une étrangère en son pays, moi qui croyais ne pas connaître Jacques Dupin : il ne connaît pas « mieux » ses lecteurs. Je me colle à cette vitre, je suis la laie, je parle à travers, je la lis, la vitre, et « Le froid, le fendre» (11), tu sais, j’écris dessus, j’écris dessous.
* Le Grésil (POL, 1996), Ecart (POL, 2000), Coudrier (POL, 2006). Toutes les citations sont tirées de ces ouvrages :
(1) Coudrier, p. 78
(2) Joël Bastard écrit « pour avancer pays » (Le Sentiment du lièvre, Gallimard, 2005)
(3) Coudrier, p. 85
(4) Écarts, p.35
(5) Écarts, p.39
(6) Écarts, p.54
(7) Coudrier, p.50
(8) Coudrier, p.95
(9) Écarts, p.20
(10) Le Grésil p.110
(11) Le Grésil p.17