Il n’y a plus ni guide ni voyageur
Il n’y a que la voie, rien que la voie !
Attar
Il y a 20 ans. À la veille de son soixantième anniversaire, le poète et philosophe afghan, Sayd Bahodin Majrouh, fut assassiné à Peshawar, dans son exil au Pakistan. Héritier des grands poètes de l’Orient, Omar Khayam, Attar, Rûmi, il était fils adoptif de Montaigne, de Diderot, mais aussi celui de Nietzsche, de Jung… Francophile et francophone, il a laissé des oeuvres majeures :
Le voyageur de minuit (Ego-Monstre I), traduction de Serge Sautreau, Phébus, 1989
Chants de l’errance, traduction de Serge Sautreau, La Différence, 1989
Le rire des amants (Ego-Monstre II) traduction de Serge Sautreau, Phébus, 1991
Rire avec Dieu (aphorismes et contes soufis) traduction de Serge Sautreau, Albin Michel, 1994
Le suicide et le chant (poésie populaire des femmes pashtounes) en collaboration avec André Velter, Gallimard, 1994
Il y a longtemps.
Bien longtemps.
Bien avant 1979. Ma terre natale n’était pas encore meurtrie sous les bottes rouges des Soviétiques. Il était encore possible de rêver à son avenir, d’espérer vivre ses illusions un jour… J’ai été donc jeune. Plus jeune qu’aujourd’hui ! Mes rêves, je les cherchais au cœur des livres, dans le blanc d’entre les mots.
Souvent, après l’école, je me réfugiais dans la bibliothèque de Kaboul. Ou je flânais dans les quelques rares librairies de la ville et chez les bouquinistes au bord de la rivière. À cette époque, mes lectures étaient envahies par les ouvrages policiers et fantastiques. De temps en temps, quelques grandes œuvres classiques de la littérature persane, ou bien des traductions d’écrivains étrangers, illuminaient mon esprit. C’était à ce moment-là que j’ai lu mon premier vrai roman : Les Misérables. Chaque page me révélait un autre monde, une autre possibilité de vivre l’Histoire.
Un jour, je tombe sur un livre étrange, édité par l’Imprimerie Nationale Afghane. Sur la couverture de couleur rose pâle, un dessin, celui d’un dragon enroulé sur lui-même, formant un cercle. À l’intérieur du cercle, le titre : « Ajdahaï khodi » (littéralement : le dragon de soi) d’un certain Sayd Bahaoudin Majrouh. Un titre énigmatique. Mystique. Un conte fantastique ? Je l’ouvre. Je lis la première page. D’où venait ce texte, cette étrange écriture à la fois classique et moderne, inaccessible et incompréhensible pour moi, jeune de 15 ans ? Pourtant, les mots avaient un magnétisme, une force qui, après avoir traversé l’esprit, laissaient leur trace à jamais.
Troublé, je referme le livre, le laisse à sa place.
Quelques années plus tard, sous l’invasion soviétique. Je découvre Khalil Jibran à travers son oeuvre majeure, « Le Prophète». En lisant ce texte, je pense au livre de Majrouh. Je le cherche. Impossible de le retrouver dans les librairies. Ni chez les bouquinistes. Ni à la bibliothèque de Kaboul. Le livre a été interdit. L’auteur, lui-même exilé au Pakistan.
Quelque temps après, par hasard, je retrouve « Ajdahaï khodi », chez moi dans un carton, parmi les livres de mon père, ces livres qu’il lisait lorsqu’il était en prison. Je l’ouvre à nouveau. Je lis quelques pages. Toujours aussi magnétique, magnifique. Mais encore inaccessible, incompréhensible pour moi, moins jeune. Je le remets à sa place.
Un an plus tard - ou presque -, en parlant de Majrouh à un libraire, celui-ci me donne un ouvrage collectif - traduit en persan-, « L’homme et ses symboles », dirigé par un certain C.G. Jung. « Ça peut être une clef pour t’introduire dans l’univers de Ajdahaï khodi», me dit-il. Je le lis. Et soudain, dans ce nouveau champ de vision, les mots et les poèmes de Majrouh deviennent étincelants. Toutes les réflexions sur « l’archétype », ce phénomène de l’inconscience collective, me poussent à rouvrir le livre de Majrouh. Je découvre une œuvre, un monument dans lequel tout notre imaginaire collectif, nos mythes prennent forme, une nouvelle forme. Moderne.
En 1984, je prends le chemin de l’exil. Au Pakistan, je n’ai pas pu rencontrer Majrouh qui venait juste de rééditer son livre à Peshawar.
C’est en France, alors étudiant, que j’apprends son assassinat, organisé par les Islamistes. Dans un silence de deuil, je me replonge dans la lecture de son épopée mystique, dans ses chants de méditation :
« Ainsi, j’étais parti à la rencontre du sens de ma vie, j’avais pensé que l’exil était ce sens. Mais ma question sur l’exil n’avait jamais reçu réponse qui éclaire. Peut-être l’exil n’avait-il pas de sens ? Peut-être ce non-sens créait-il occultement le sens ?
… l’exil, c’était de vivre et de mourir loin de sa source, loin de son cimetière… »
Un an après sa mort, je vois avec stupéfaction apparaître la sublime traduction de l’œuvre de Majrouh en français. Cette publication, suivie de magnifiques articles de André Velter et Serge Sautreau, révèle la dimension universelle de cet auteur afghan.
Et encore plus tard, lorsque mon pays en finit avec la terreur rouge du communisme pour tomber dans la terreur noire de l’obscurantisme, lorsque la joie de la liberté se perd dans l’horreur de la guerre fratricide, lorsque les « Ego-Monstres », assoiffés de vengeance, font oublier aux Afghans leur fierté et leur honneur, et lorsque l’armée des ténèbres, les Talibans, fouettent la dignité humaine sur les décombres de notre histoire… alors chaque mot de Majrouh s’avère prophétique.
Obsessionnellement envahi par cet auteur, j’ai été d’abord étonné de ne pas lire grande chose sur ses oeuvres dans les quelques magazines littéraires afghans, de ne pas entendre parler de lui dans les rares réunions littéraires de la diaspora afghane… Et, en discutant avec les uns et les autres, je me suis rendu compte que ce mutisme ne traduisait pas seulement l’inertie intellectuelle de notre peuple, mais aussi sa mauvaise foi à reconnaître en lui son grand écrivain. Car Majrouh dérangeait tout le monde. Membre actif de la résistance contre l’invasion soviétique, il fut banni du cercle des intellectuels communistes. En exil, il montrait, sans crainte, du doigt les monstres de l’obscurantisme qui s’emparaient de la résistance.
De même : d’origine pachtoune, il a écrit « Ego-Monstre I» d’abord en persan. Traîtrise pour les uns, sortilège pour les autres ! Puis, il l’a réécrit - et non traduit- en pachtou. Bahaoudin Majrouh vivait au-delà des frontières, de toute frontière, qu’elles soient politiques ou ethniques, linguistiques ou philosophiques… Afghan, et fier de l’être, il se battait avec sa plume, avec son intelligence, avec son corps et son identité, contre toute « ethnicisation » du pays. Penser l’homme, d’abord ! telle était sa devise. L’homme dans son intégrité et non dans son ethnicité. L’Afghan dans son identité nationale, et non dans son altérité tribale.
Sa vision philosophique, - mystique, et jamais religieuse -, son engagement politique - existentiel, et jamais matériel -, son écriture – comme expérience, et jamais comme exercice -, l’écartaient ainsi de tous les mouvements en vogue dans le pays. Aujourd’hui même, rares sont ceux qui admettent que Majrouh est notre unique grand écrivain post-moderne, chez qui l’œuvre est en permanence en train de s’écrire. Elle n’est jamais achevée. Elle se fait, et refait ! C’est pourquoi, lorsque nous comparons chaque version de ses oeuvres dans les deux langues du pays, elles sont différentes. Pour chaque version, il réécrivait ses œuvres. Même pour la version française, d’après Serge Sautreau, son traducteur, il a presque réécrit ses textes. Ce n’était pas pour adapter son écriture et sa pensée à cette autre culture et la vulgariser. Non, loin de là. Lui, il savait que c’est le langage qui structurait la pensée. Il repensait et réécrivait donc ses textes avec cette autre langue, pour faire découvrir une autre dimension de ses œuvres. Aucun autre écrivain afghan n’a su composer une œuvre aussi complexe et moderne avec une telle profondeur rhétorique et philosophique.
La relecture de Majrouh était ainsi pour moi, un nouveau « champ magnétique » dans l’horizon incertain de notre littérature contemporaine. Un champ où l’on peut encore exprimer la pensée philosophique très moderne avec la simplicité authentique d’un conte. Les métaphores n’ont plus de référence en dehors du texte. Aucun renvoi aux livres sacrés, comme c’était le cas dans notre littérature d’antan… Non ! Les métaphores sont là à l’intérieur du texte. En soi. Et pour soi. Jamais au-delà, ou en deçà de l’œuvre. Malgré l’enracinement de ses œuvres dans l’histoire contemporaine de l’Afghanistan, Majrouh ne se contente jamais de raconter des anecdotes d’actualité. Dans tous ses récits, l’Histoire se transforme en « fable épique », comme dit A. Velter, et la tragédie humaine en mythe ! C’est ainsi que ses œuvres atteignent l’universalité et l’intemporalité.
Même lorsqu’il recueille les poèmes populaires des femmes pashtounes, ce n’est pas pour avancer une recherche ethno-linguistique. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer tout simplement, mais avec beaucoup d’audaces, que ces femmes-là, comme toutes les femmes du monde, ont un corps. Un autre corps, hors du voile. Réprimé, certes, mais empli de désirs, assoiffé de plaisirs… Un corps qui, avec ses forces, mais aussi avec ses faiblesses, crie contre tous les « codes d’honneur » :
« Pose ta bouche sur la mienne
Mais laisse libre ma langue pour te parler d’amour »
Ou :
« N’y a-t-il pas un seul fou dans ce village ?
Mon pantalon couleur de feu brûle sur mes cuisses. »
Ou encore :
« Demain les affamés de mes amours seront satisfaits
Car je veux traverser le village à visage découvert et chevelure au vent. »
Il est temps que l’on enseigne Majrouh dans toutes les écoles afghanes. Mais, hélas ! les « Ego-Monstres » résistent encore et toujours. Tapis en chacun de nous, ils nous empêchent, nous les Afghans, de reconnaître la voix de notre conscience.
Peu importe.
Un jour ou l’autre, nos « Ego-Monstres » périront.
Et ce jour-là, il n’y aura que la voie, rien que la voie, sans guides, sans voyageurs, sans leur ego…
Majrouh l’a prédit aussi !
Atiq Rahimi dans le Magazine Littéraire janvier 2009