— Paul Otchakovsky-Laurens

Ma Maison

04 janvier 2010, 10h50 par Marie Redonnet


Une grande maison, claire, aérée, multiple. Je l’ai construite pierre par pierre. Le chantier dure depuis longtemps. Je ne l’ai pas encore achevé. Il m’en coûte en effort et en argent. Je m’y acharne malgré les obstacles. Que de désagréments et d ‘imprévus j’ai rencontrés depuis que le chantier a commencé ! Je ne suis pas un spécialiste du bâtiment. J’ai procédé de façon empirique en faisant de nombreuses erreurs. J’ai dû revenir en arrière plusieurs fois, démolir ce que je venais de construire. J’ai eu souvent l’impression que rien n’avançait. Je doutais de pouvoir habiter ma maison un jour. Même si à l’heure actuelle ma maison a pris forme, je suis loin de pouvoir l’habiter dans de bonnes conditions. Le toit reste à faire. Les sanitaires ne sont pas installés. Il n’y a ni eau ni électricité. Mais je suis fier du gros œuvre. Je contemple les fenêtres et la terrasse face au jardin. Je peux vivre dedans et dehors comme je l’aime.
Je ne me suis pas encore présenté à mes voisins. Je me méfie d’eux. Ils pourraient me jalouser de construire une si belle maison à laquelle je consacre tout mon temps. Les leurs ont été construites très vite selon des modèles connus. Elles ne peuvent pas leur donner la satisfaction que la mienne me donnera si je réussis un jour à l’achever et à l’habiter selon mon rêve. Aucune maison de la rue ne ressemblera à la mienne. Elle sera unique. Tout y aura été pensé et construit par moi-même. Est-ce folie de passer sa vie à construire sa maison ? Aucun animal ne le fait. Mais les humains, certains d’entre eux tout du moins, peuvent me comprendre. Ils ont tous une part de folie et de démesure même s’ils le cachent.
Je me suis installé au rez-de-chaussée un campement de fortune qui me permet de vivre dans ma maison même si elle n’est pas achevée. Je suis sur place et je peux y travailler à ma guise. Les oiseaux s’y plaisent et font leurs nids dans les recoins. Comme il n’y a pas encore de vitres aux fenêtres et qu’il n’y a pas non plus de toit, ils entrent et sortent comme ils le veulent. Ma maison est une grande volière. J’entends chanter les oiseaux du matin au soir. Je me plais dans ma maison même si elle n’a ni toit ni vitres. C’est la belle saison. Je profite du jardin. Comme je me consacre entièrement à la construction de ma maison, mon jardin est laissé à lui-même. Les voisins me regardent d’un air suspect en se demandant qui je suis. Profitant que je suis étranger, je fais comme si je ne comprenais pas leur langue. Ils ont dû penser que j’étais un travailleur clandestin car les gendarmes sont venus me voir pour faire leur enquête. Ils ont constaté que j’étais en règle. Ils m’ont recommandé de faire des efforts envers mes voisins qui sont tous des gens de bien. Entre eux et moi, c’est un malentendu. J’ai promis aux gendarmes d’arranger les choses.
J’ai tenu parole. J’ai déposé dans la boîte aux lettres de mes voisins une invitation pour un apéritif à la maison afin de faire connaissance avec eux. Ils sont tous venus avec des excuses et des cadeaux de bienvenue. Les voilà rassurés que je sois propriétaire comme eux et en règle avec la gendarmerie. Ils m’ont proposé de m’aider à achever la construction de ma maison avant la saison des pluies. Je n’ai pu refuser leur aide. En quelques semaines, ma maison est presque achevée. C’est incroyable comme ils travaillent vite et bien, de vrais professionnels du bâtiment ! A côté d’eux, je suis un nain. Ils sont heureux de me rendre service. Ils aiment les étrangers comme moi qui achètent et qui veulent s’intégrer. La France, me disent-ils avec fierté, est le plus beau pays du monde et le plus accueillant. Je ne peux que bien m’entendre avec eux même si je les trouve envahissants. Ils m’ont permis d’achever très vite ma maison dans les meilleures conditions. Je ne suis pas sûr que si j’avais tout fait par moi-même, comme je l’avais prévu, j’aurais obtenu les mêmes résultats.
Il y a quelque chose qui cloche dans ma maison sans que je sache quoi. Je ne peux quand même pas tout défaire de ce qu’ils ont fait. Je ne peux leur imposer une telle vexation. Que faire ? Je contemple ma maison. Incontestablement elle est la plus belle. Et pourtant je ne m’y sens pas vraiment chez moi. Maintenant qu’il y a le toit et les vitres, les oiseaux sont partis. Ils m’ont manifesté leur colère et leur désapprobation en faisant des saletés partout. S’ils osaient, ils m’attaqueraient pour se venger. Mais ils savent que je ne me laisserais pas faire. Il n’est pas question que je me laisse attaquer par les oiseaux auxquels j’ai prêté ma maison pendant de longues années. Aucune reconnaissance en eux, seulement de la haine. Du haut des arbres, ils m’épient, espérant que je vais commettre une maladresse, tomber dans le fossé et me casser les deux jambes. Alors ils fonceraient sur moi et avec leur bec me déchiquetteraient. Voilà leurs pensées secrètes. Les voisins m’ont recommandé de chasser les oiseaux de mon jardin. Ils m’ont offert un magnifique épouvantail pour les éloigner. Mais je n’arrive pas à me faire à l’idée de vivre sans les oiseaux. Ma maison me paraît vide et inhabitée. J’y erre comme une âme en peine. J’ai envie de pleurer. Je dépéris.
Je pourrais au moins me consacrer à mon jardin qui demande beaucoup de soins et d’amour. Mais je le dédaigne. Ma voisine est venue me donner des conseils de jardinage. Elle m’a même proposé ses services. Comment lui refuser ? J’ai maintenant grâce à elle un très beau jardin. Elle l’aime tellement qu’elle vient y passer ses après-midi. Elle pense me faire plaisir. Comment lui faire comprendre qu’elle m’importune ? Elle m’a soudain déclaré son amour. Comme je restais de marbre, elle m’a dit qu’elle n’était pas pressée. Elle avait tout le temps de se faire aimer de moi. Je finirais par apprécier ses qualités et par l’aimer d’un amour profond. Elle et moi, nous sommes les deux derniers célibataires du quartier. Notre union ne peut qu’avoir lieu. Je ne l’ai pas contredite. Je lui ai laissé de l’espoir afin qu’elle ne m’importune plus.
Je suis allé chez le notaire. Je lui ai dit que je mettais en vente ma maison. Il s’est porté acquéreur immédiatement pour ne pas laisser passer une si belle affaire. Avec l’argent de la vente, je peux aller vivre là où je ne serai pas entouré de voisins. Je réalise mon erreur d’avoir acheté un terrain dans une rue déjà entièrement habitée. Je vais chercher un terrain éloigné de tout voisinage et me remettre à construire une nouvelle maison. Je tirerai profit des erreurs que j’ai commises. J’ai tout mon temps. Rien ne presse. Construire ma maison comme je l’entends, sans aucune aide extérieure, c’est ma raison de vivre.


Marie Redonnet

 


 

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